C’est une femme plurielle qui signe chez Balland L’école de l’exil. Tribulations méditerranéennes : pierre angulaire de tout ce qui se passe dans la communauté, maître d’œuvre de la vie juive à Taverny depuis des décennies, écoutée des responsables et des décideurs – du CRIF à l’Ambassade d’Israël en France- sans que jamais elle les ait courtisés, Sage à laquelle s’adressent les plus connus d’entre nous lorsqu’ils doutent ou font face à une difficulté, infatigable dispenseuse d’optimisme malgré ses propres instants de doute profond, riche d’une culture universelle de laquelle témoigne chaque épigraphe d’éminents auteurs -de Proust à Rilke en passant par Klaus Mann ou Hölderlin Hyperion-, amie fidèle, Josiane Sberro-Hania me faisait récemment dire à l’un d’entre nous : « Nous avons tous en nous quelque chose reçu de Josiane ».
Celle qui écoute, observe, aide, organise sans compter son temps, celle qui semble en retrait mais est écoutée religieusement lorsqu’elle prend la parole lors d’une assemblée que souvent elle a initiée, nous livre aujourd’hui la somme d’une vie, la sienne et celle de Raoul Sberro, et l’on ne sait, en refermant ce livre, le « rayon » où les libraires décideront de le présenter : Livres d’histoire, Livres politiques, Témoignages, Autobiographies, Mémoires, Sommes d’archives, Œuvres philosophiques, tant L’école de l’exil est tout ça à la fois, qu’il s’agisse de l’implacable honnêteté par rapport aux faits relatés, du questionnement douloureux sur la condition juive et plus largement la condition humaine, ou de cette réflexion lucide sur notre condition aujourd’hui qui ponctue la narration: tout cela, disons-le d’emblée, fait qu’on loue et applaudit celui qui a eu le nez de découvrir cette pépite.
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« Quelques lignes de mon journal me sauveront de souvenirs faussés et effacés par le temps et de leur interprétation tardive », écrit Josiane Sberro-Hania en postface, lorsque évoquant ce premier retour en Israël trente ans après, elle prend conscience, malgré l’émotion qui la submerge, qu’ici elle ne peut construire : « Restaurer, réparer dans le meilleur des cas. J’ai été, Je ne suis plus. Irrémédiable perte de cette part de moi, idéal, avenir ». Ou encore : « En réfléchissant à ces années pour leur donner du sens et un vécu, je comprends mieux ces pages excessives griffonnées de mon journal personnel pour raconter ma dernière journée à l’Éducation nationale ».
D’un père très respectueux de sa judéité et d’une mère qui expliqua toujours le sens profond des fêtes et traditions et apprit à ses enfants à « séparer du folklore et des coutumes le sens profond du patrimoine de la pensée juive », Josiane Sberro-Hania rend grâce à ses parents d’avoir offert à leurs 6 filles un judaïsme clair et la possibilité de s’accomplir.
La Tunisie de Josiane Hania
De Gabès à Menzel nous voilà aux terrasses de Djara, ville juive traditionnelle où se déroulera l’enfance de l’auteur auprès de grands-parents rescapés du pogrom de Tripoli, enfants, cousins, tribu baignée dans une heureuse et bruyante promiscuité dérangée par la seule arrivée d’imposants rabbins de tous âges venus rituellement commémorer ce mystérieux grand-père dit papa Rabbin, Isaac Haï Bokobza de son nom, Président du Tribunal Rabbinique de Tripoli et dont les responsa sont toujours étudiées dans les hauts lieux de réflexion théologique en Israël.
Le quotidien ? Fait de jeux et corvées où chacun portait pain maison et plats du Shabbat au four du boulanger et assiettes de gâteaux d’une maison à l’autre, il parlera à beaucoup d’entre vous. « C’était le temps où les fêtes se confondaient, Souccoth et communions solennelles faisant des enfants de Gabès un seul peuple » et dimanche étant jour de plage, ponctué chez les Hania d’inlassables révisions scolaires ponctuant « la course aux études, marathon obsessionnel ».
La France déjà, omniprésente dans cette ville de garnison : « Je réalise aujourd’hui que le monde des adultes nous était totalement occulté. […] Dans cette ville caserne, les groupes sociaux se côtoyaient sans se fondre : les Arabes, cultivateurs dans leur oasis, les juifs, vivant en autarcie à Djara dans la pauvreté décente de petits négoces, les catholiques, et tout en haut de la pyramide, les intouchables, ces Français militaires importés de fraîche date, des martiens. Enfin, à l’école élémentaire, ces dignes émules de Jules Ferry, missionnaires venus porter haut la culture républicaine aux territoires d’Afrique : Nous leur devons tout à ceux qu’on appellerait aujourd’hui sur l’air destructeur ambiant colonisateurs et qui ont fait de moi ce que je suis devenue ».
1949. Ce décor de carton-pâte couleur guimauve le voilà fracassé par les souvenirs douloureux, en cette fin de guerre, de ce dénonciateur arabe escorté du soldat allemand armé et du fait desquels la maison en ville sera réquisitionnée par l’état-major italien et les bijoux maternels extorqués. Le voilà encore écorné par le souvenir de « l’école juive réservée aux enfants bannis de notre monde factice d’imitation et d’opérette, ces Petits frères juifs de Gabès ignorés, l’infamie de l’école juive dont seuls vous sauvaient le statut social ou la notoriété, l’inoubliable mensonge de ces adultes préoccupés d’émigration : Israël existe et il s’agit d’hurler de joie en silence pour ne pas se dévoiler en terre hostile ».
Suivront des pages consacrées sans la sublimer à la colonisation et aux 2 visages de la France, celle, étriquée, du sectarisme, l’autre, avec son œuvre généreuse et bienfaitrice, avant d’en venir à l’émigration qui fera de l’enfant émerveillé « un adulte déclassé, réaliste, en retrait pour toujours ». « Toutefois analyser la présence de la France se résume pour moi en une simple image : mes grands-parents parlaient judéo-arabe et n’avaient aucun droit, ni même d’État civil, ma mère passait son certificat, j’arrivais en Sorbonne: voici en quelques phrases l’histoire des Juifs de Tunisie ces derniers siècles et ce qu’ils doivent à la France ».
Ce sont les événements. « Mendès France vient d’annoncer le projet d’autonomie du protectorat français. Les événements en question signifient : Juifs en terre à nouveau arabe, Juifs en danger. Nous les enfants, nous commençons à comprendre que nous sommes juifs et différents. Mise en place d’exercices d’auto-défense et, dans le plus grand secret, des séminaires de préparation au sionisme et à la vie au kibboutz que nous cachons aux parents pour éviter de les mettre en danger. 1955. Participation aux camps internationaux pour la jeunesse : Anielewicz, la résistance des jeunes Juifs du ghetto de Varsovie. Je suis marquée au fer rouge. Je partirai moi aussi vivre en Israël au kibboutz. Confrontations avec les parents. Période chaotique ponctuée d’attentats. Des métiers se ferment aux Juifs tunisiens. Oubliée la Tunisie si douce du protectorat et de la vie à la française. Les Français sont sur le départ. Les Juifs dans l’angoisse.
La Tunisie est méconnaissable et vidée de ses Juifs partis en nombre : Définitivement orpheline de cette personne qui fut moi en ce lieu qui fut mien. La communauté juive restée est comme murée dans la peur silencieuse du comment ça va finir. Réduite au minimum par les menaces, agressions, violences antisémites, violations et spoliations, restrictions administratives à eux seuls réservées. Méfiance, discussions portes fermées, voilà où en est la glorieuse Tunisie libre de 1960. Tout comme avant l’arrivée protectrice de la France, la vie juive redécouvre au quotidien l’arbitraire, l’injustice, le mépris et l’interdit selon l’humeur et l’envie du maître du jour. Les juifs autochtones sont sujets tunisiens. Un statut évident d’infériorité permanente et une interdiction concrète de quitter le territoire. Au lycée où j’enseigne, pas la moindre trace de salaire : ‘vous comprenez, le pays a des difficultés’. Pour tenter de faire comprendre comment les Juifs ont été gentiment poussés hors de ce qui fut leur lieu depuis Carthage et la Phénicie, j’ai délibérément choisi de partir d’un vécu, d’une simple histoire sans recherches ni analyses, car chacun d’entre nous a quitté la Tunisie selon son histoire. C’est là la grande subtilité de ce transfert de population ou nettoyage ethnique : n’en faire qu’une succession d’histoires personnelles, apparemment sans lien les unes avec les autres, qui pourtant sont indissociablement liées et aboutissent à l’anéantissement d’une communauté d’origine. Le raconter ainsi m’a paru plus concret bien que plus subjectif. Certes nous n’avons pas été chassés d’un seul tenant ! Nous avons été tout juste menés vers l’extérieur, sciemment, petit à petit, en supprimant peu à peu les droits humains qui constituent pour chacun dans son pays d’origine la vie au quotidien. À partir de l’indépendance le quotidien a basculé. Les Juifs tunisiens doivent se taire, se faire oublier, subir, vivre à l’étouffée, ne surtout pas faire valoir ses droits, toute réclamation étant vécue comme une atteinte à la sûreté de l’État et punissable en conséquence. En 1961 pendant la crise de Bizerte on crie à la haine d’Israël. Les Juifs se taisent et se terrent. Les biens juifs ne valent plus tripette, tous savent que l’héritage gracieux et gratuit des biens juifs abandonnés c’est pour bientôt.la violence est à la porte de la moindre famille juive. Tout est bon pour agresser, embastiller et salir le casier judiciaire, ruinant tout espoir d’expatriation vers la France. Sur le plan politique et sécuritaire, il est urgent de détruire tous documents et livres relatifs à Israël. Détruire des chefs-d’œuvre !Écraser au pilon jusqu’au dernier disque de musique juive et israélienne ».
Israël
20 mars 1956. Avec ses camarades de l’Hachomer Josiane Hania quitte la Tunisie pour un kibboutz du sud d’Israël : c’est l’appel d’Israël et un départ précédé de 6 mois de préparation, de mise à l’épreuve et de validation sur le territoire d’origine des principes idéologiques enseignés pour se donner le temps de la réflexion avant la migration définitive. Écriture du journal d’information pour les camarades restés en Tunisie. Revue de presse de tous les quotidiens livrés le matin. Apprentissage de l’argumentation, de l’analyse, de la contradiction, de l’auto-critique.
Septembre 56 : C’est la guerre de Suez. « Embarquement sur le Théodore Herzl vers un pays rêvé plutôt que connu. Alors que les haverims anglais sont hébergés en cabines touristes, le MAPAM a remisé dans la soute à bagages ces jeunes orientaux à la civilisation en cours de perfectionnement. Arrivée sur la terre mythique au son de la Hatikvah entonnée par tous tandis que les plus âgés ont revêtu leurs Taleths. C’est le quotidien dans un pays en guerre, avec ses nuits de garde pour faire barrage aux feddayin, loups solitaires du terrorisme, pour ces jeunes adultes responsables d’une terre, d’un peuple en renaissance, d’un avenir en gestation. C’est la découverte au kibboutz Negba du partage absolu, des valeurs du travail solidaire et du collectif : la théorie des fondements du kibboutz trouve sa réalité et ses limites dans la redistribution et le partage quotidien des postes de travail, le tout dans une organisation stakhanoviste qui sera passée au scalpel, notamment concernant l’éducation collective des premiers temps indispensable par économie de moyens au retour vers l’autorité de la cellule familiale au temps de l’opulence. Notre groupe de pionniers, dits camarades-kibboutz, subit l’épreuve du temps et de la réalité. D’autres membres de la collectivité, jetés sur les routes de la survie par la haine fasciste, agriculteurs le jour, redevenaient le soir chefs d’orchestre, cantatrices, chorégraphes. Reste que c’est par la vie au kibboutz que nous avons appris le pire et le meilleur de l’histoire de notre peuple, appris à lire la Bible et appris l’appartenance indélébile à la communauté de tous ces frères dispersés depuis des millénaires et réunis enfin pour construire l’avenir. Reste aussi cela : Je suis en Israël et mes parents en terre arabe. Partagés entre 2 pays ennemis, toute communication nous est interdite ».
Toujours lancinant, cet insatiable désir d’études. L’auteur et Arié quittent Negba, devenant de simples émigrants anonymes dépendant de l’Agence juive. C’est l’époque où, chassés des pays arabes, les juifs arrivent par milliers : il faut peupler et construire le sud du pays, ce sera pour le jeune couple la redoutable maâbara : après la découverte du combat sioniste idéalisé, c’est « la découverte du sionisme de l’an prochain à Jérusalem : nombre de mouvements de libération nationale ont conduit à une dictature de parti unique et raté la libération individuelle. Ce n’est pas le cas du sionisme qui, ayant atteint la liberté nationale, a toujours connu -encore aujourd’hui- une lutte interne et justifiée pour le maintien des libertés individuelles et politiques ».
Retour en Tunisie. Deuil du père. Rencontre avec Raoul Sberro
Jour de tonnerre et retour aux origines avec le retour en pays ennemi pour la fin de vie du père, retour rendu possible grâce aux Sœurs d’un Monastère. Josiane Hania ne reconnaît plus cette Tunisie vidée de ses Juifs partis en nombre.
Rencontre avec Raoul Sberro, directeur d’école victime d’une mise en isolement et d’une tentative de réduction au silence camouflées en mutation pour nécessité de service et duquel elle prend la relève. Raoul qui, par des méthodes pédagogiques innovantes et humaines, fera d’un établissement abandonné un havre de paix et apprendra à ces enfants l’importance d’avoir des droits et d’être reconnus en tant qu’enfants : « Raoul Sberro fut pour moi une évidence. Différents mais solides et inséparables, ils sont l’image même du destin du peuple juif, de sa dualité et ses envols. […] Ensemble nous avons reconstruit un patrimoine commun, enrichi de nos deux visions du monde ».
Le séjour de l’auteur en Israël découvert, il faut partir immédiatement : « En découvrant mon long séjour en Israël, je devenais la cible parfaite d’un gouvernement à la recherche d’alibis pour cacher à son peuple son incapacité à régler des problèmes sociaux économique set canaliser sa colère vers d’autres causes. Nous laissons la voiture garée devant la maison. Nous étendons ostensiblement du linge sur la terrasse pour retarder la découverte de notre fuite. L’essentiel est de quitter avant la souricière ce pays qui ne voulait pas de nous. Une vie une fois encore à reconstruire, une mémoire encore à improviser. Cette permanence de l’oubli imposé si fréquente dans toute vie juive expliquerait-elle le besoin d’intensité du vécu au quotidien, ce grouillement de vie qui importune parfois l’environnement car il n’en perçoit pas les fondements dans l’atavisme de l’errance ».
La France
« C’est la France. Nous entrons dans le cercle vicieux des sans-papier. Le quotidien de notre enfant a basculé : notre enfant roi est devenu notre petit juif errant. Il lui en restera pour toujours une crainte du lendemain ». Voilà le couple gérant le foyer d’une fondation d’enfants mineurs juifs isolés, en attente de parents en cours d’émigration. Lutte pour obtenir le fameux visa de séjour lors du tragique hiver 1963. Raoul et Josiane créent avec les moyens du bord chorale, sessions de théâtre… Ils sont, de foyer en foyer, « raccommodeurs de vie » et font face à la difficulté à s’intégrer en France même diplômés, même convaincus, même aimant la République. « C’est alors l’impitoyable misère, face aux protections accordées heureusement aujourd’hui au statut de l’immigré ».
Cinq années de misère précèdent la naturalisation de ces tunisiens sans statut et, partant, leur accession à un vrai travail, un vrai toit. Cinq années où le couple œuvre aux côtés de nombreux jeunes vivant le drame de l’explosion des cellules familiales après la décolonisation : « Nous vivions la même détresse, en plus lourde car déjà parents. Enseignants de titres et de diplômes français, il nous a fallu quitter la Tunisie parce que juifs, en France nous ne sommes que des Tunisiens dont la Tunisie ne veut plus. Qui se soucie de ces juifs qui après tout ont un autre pays possible qui les attend. Mais la culture française est une chaine indestructible de l’esprit et du cœur. Il a fallu repasser un jour ces diplômes pour accéder à de véritables postes d’enseignants : je l’ai fait ; Raoul, éternel révolté par l’injustice, l’a refusé obstinément ».
Pendant ce temps, les Juifs tunisiens voulant se rendre à l’étranger sont désormais soumis au Quitus, infâme papier. « Une somme déposée en espèces. Obligés de vendre mais plus rien n’a de valeur car il faut vendre vite. Voilà l’un des chemins sinueux et hypocrites utilisés en Tunisie pour nous chasser sans nous faire partir : subtilité de vocabulaire ou réalisme politique ? […] De cette évaporation rouleau compresseur nous écrasant à petit feu, chaque Juif tunisien racontera son émigration, tant ce fut un parcours singulier, hasardeux, solitaire et imprévisible. Pour notre famille ce fut la disparition d’une dynastie du grand sud, disloquée dans l’histoire. […] L’une de mes sœurs, restée en Tunisie comme styliste de Madame la Présidente, fit les frais du pogrom qui suivit la guerre des 6 jours ».
1968. Nommée à la tête d’un SES, « ces structures créées pour scolariser et intégrer les nombreux nouveaux élèves étrangers du regroupement familial, acculturés et en difficulté. Ma condition d’immigrée, de maghrébine, la découverte auprès de Raoul Sberro de la pédagogie Freinet, la lecture passionnée des Poèmes pédagogiques de Makarenko, l’expérience de terrain, les méthodes pédagogiques vécues au kibboutz, m’ont alors été d’une aide incomparable pour aider ces enfants perturbés par la décolonisation et la perte de repères, enfants étrangers défavorisés, acculturés, bousculés par la vie et les conflits d’un monde adulte sourd à leurs souffrances ».
1974. « Du jour au lendemain, trente pour cent d’enfants dits primo-arrivants-non-francophones sont déversés sur la nation dans le collège dit unique du ministre Haby au nom de la démocratisation de l’enseignement, du collège ouvert à tous, de l’égalité des chances, sans adhésion à un partage minimal de valeurs collectives : Comment la France a-t-elle pu ? » Josiane et Raoul luttent contre l’individualisme destructeur et adaptent leur enseignement, aidés par une équipe et des élèves guidés par la volonté de réussir ensemble dans un établissement devenu centre de vie, d’études, de dialogue, discussions sans crainte de la hiérarchisation du droit à la parole, faisant dire au Maire de Taverny : « Ce collège, c’est le seul kibboutz que je connaisse dirigé par des arabes ! »
« Aujourd’hui, au nom d’une scandaleuse économie de moyens déguisée en œuvre pédagogique de soutien, on confie leurs destinées à des experts en pédagogie quand il leur faut des maîtres capables de les suivre à l’unité. Ce que nous avons réussi là, nous ne pourrions le refaire aujourd’hui où le chef d’établissement est devenu gestionnaire juridique. […] Amandine, Fathia, Chaïb, où êtes-vous ? »
« Si j’ai conscience que par cette mission humaine poussée à son terme à la force du poignet j’ai voulu dire merci à la France pour l’honneur d’un état civil rendu à nos grands-parents et pour ce que je suis devenue, une question brûlante et nouvelle émerge : France, que serons-nous demain, nous Juifs français d’aujourd’hui ? »
Voyages. Ô Grèce…
Parallèlement, après avoir si longtemps piétiné dans l’obstruction, la vie s’est organisée et la famille voyage : voyages qui ont pris « une forme d’effacement de ce qui fut et ont montré la voie en direction d’une renaissance vers tous les possibles et ont fait de nous ce que nous sommes devenus ». L’auteur n’évoque-t-elle pas à ce sujet « des décennies décisives où la famille vit se déliter des nationalités et dans de terribles douleurs parfois mourir un monde et se construire l’Europe ? » Après l’Autriche, la Yougoslavie, le Kosovo, la route socialiste se termine et s’ouvrent alors des pages sublimes consacrées à la Grèce découverte en 1971 et où la famille reviendra deux décennies durant, assistant à la brusque chute des colonels, à la fin du cauchemar et au réveil de la Grèce, rencontrant les survivants de la glorieuse communauté juive décimée par les déportations, jusqu’au traité d’adhésion à l’Europe vécue comme une perte certaine d’identité et d’autonomie: « Nous ne nous doutions pas un instant de ce que la Grèce serait définitivement pour nous, de ce que la Grèce ferait de nous. […] Pourquoi eux ? Pourquoi nous ? Simples résonnances de notre propre vécu ? Réelle identification à nos propres doutes ? Une complicité résumée en ces mots d’un ami : Avec les Sberro j’ai trouvé mon image. Je pourrais dire les Sberro sont Grecs ou je suis Français. Ce serait mieux de dire : les Sberro sont méditerranéens, tunisiens, israéliens, et je suis le même avec eux ».
Questionnement douloureux: Pour moi Juive alors, Où?
Un voyage en Tunisie fait comprendre à l’auteur qu’ici, elle n’était plus chez elle. « Le voyage définitif vers Israël n’était-il pas l’unique solution raisonnable pour éviter à nouveau ce choix : la haine, la route, ou la marranisation. […] De mon errance permanente j’ai appris que pour moi la Tunisie n’est plus, qu’en France on hurle ‘Juif, Juif, la France n’est pas à toi’, et qu’en Israël – parait-il- je colonise. Pour moi Juive alors enfin, Où ? »
« Malgré mon désir de retourner en Israël nous sommes restés vivre en France, en une double aventure partagée, un long cheminement à deux voix en Val d’Oise, terre d’accueil en France de nombreux Juifs chassés dans la violence des pays arabes par la décolonisation et devenus immigrés dépossédés et ayant appris à s’intégrer par le travail l’identité juive s’organisant dans des appartements privés, synagogues temporaires.
Une France où vingt ans après le déracinement, tout recommença avec la guerre du Liban et le tract officiel du syndicat des enseignants du Val d’Oise proclamant ‘Beyrouth ! Plus jamais ça !’ et déviant de son sens l’injonction réservée à l’horreur de la Shoah et où Raoul Sberro élu président de communauté se met, dans une conception collégiale et créative de la présidence, au service de toutes les tendances, de toutes les sensibilités, sans exclusive, fondant un groupe d’amitié judéo chrétienne, réalisant une exposition pédagogique lumineuse : À la recherche du judaïsme, rédigeant pour aider les familles un manuel de clarification des pratiques juives, faisant que les valeurs de l’identité juive, enseignées à leur plus haut niveau, soient vécues au sein de la maison communautaire et n’interfèrent en rien sur la vie sociale ».
À sa mort, fut célébré « l’éducateur enthousiaste qui rassembla au-delà des communautés ».
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Aujourd’hui, à l’initiative de Josiane Sberro-Hania, écrivains, philosophes, historiens se succèdent pour des conférences et l’exposition À la recherche du judaïsme connaît un succès ininterrompu sur les routes de France, et elle est sollicitée partout : « Des musulmans laïcs ont voulu attirer mon attention sur l’islamisme naissant. Leur message de vérité n’a pas été entendu, pas plus que les Rapports Ruffin ou Obin et Les territoires perdus de la République. Faudra-t-il encore s’exiler pour mettre à l’abri nos enfants juifs boutés hors de l’Éducation nationale par la violence des cours de récréation sans avoir jamais suscité la moindre levée de colère ou de bouclier pour les protéger ? »
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En ces temps de tentatives de débats souvent biaisés concernant l’immigration, L’école de l’exil réveillera en chacun l’étranger qu’un jour il fut et l’exhortera à considérer la complexité du sujet : Enrichie d’une réflexion, d’un constat, de la volonté désir d’intervenir sur le cours des choses, celle qui dirigera un établissement scolaire 30 années durant vit là le moyen privilégié de concrétiser cette prise de conscience au profit d’enfants bousculés par la vie et les conflits d’un monde adulte sourd à leurs attentes et à leurs souffrances. Enfants étrangers, défavorisés, acculturés. Enfants de la réalité comparés aux enfants du rêve de Bettelheim.
Ainsi, de son enfance un temps protégée dans une Tunisie sous protectorat français aux premiers engagements politiques, du témoignage au scalpel de la condition juive dans cette même Tunisie devenue indépendante à son rapport à Israël et sa vie en France, l’auteur in fine aura tiré une morale : L’émigration n’est pas une humiliation définitive, même si elle l’est en son début. Elle est une régression définitive, pour le pays qui met les siens sur les routes.
Enseigner l’espoir en France aux enfants d’immigrés. D’où qu’ils soient. Sans jamais dispenser à son lecteur quelque leçon, Josiane Sberro-Hania montre l’exemple.
Sarah Cattan
Josiane Sberro-Hania. « L’école de l’exil. Tribulations méditerranéennes ». Balland. À paraître le 14 septembre 2023
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Magnifique et poignant témoignage,
J ai hâte de lire ce livre de Josiane qui m a déjà tant appris !
J’ai hâte de lire ton livre ma chère Josiane je viendrai à ta conférence.