Le Thriller de l’été. « Liquidation à Pôle Emploi » -31- Judith Bat-Or

Il a fini par couper le son. La liberté de pensée, d’accord. Mais dans sa tête. En privé. Entre soi et soi, quoi. D’ailleurs, n’est-ce pas justement le principe de la pensée ? Former, développer des idées, dans le secret de son cerveau. Sauf que la plupart des humains, pour la plupart des crétins, confondent liberté de pensée et liberté d’expression. Qui, elle, devrait s’arrêter là où commence la liberté de pensée du crétin prochain – car comment penser librement au milieu du vacarme de bavardages incessants ? Mais tout le monde déborde. Fatalement. Et pourquoi ? Parce que plus il se croit malin plus le crétin a besoin de partager les idioties générées à la chaîne par son intelligence primaire, pour ne pas dire primate. Plus il se croit malin, et plus il a besoin d’en faire profiter les autres. Que ça leur plaise ou non. 

Aussi, contre cette invasion, contre la violation de ses droits élémentaires, Hugo s’octroie la liberté de ne pas écouter. Il n’y a pas d’autre solution. Devrait-il donc sans résister se farcir la Berger et ses discours intarissables ? Sur absolument tout. Pas un sujet n’échappe à sa fièvre des théories. Depuis qu’ils se sont assis, elle a philosophé sur le menu à Zézette, « à 15,50 euros, l’entrée-plat ou le plat-dessert, c’est pratiquement cadeau. Avec le café, en prime. À volonté, comme aux States. Je peux vous garantir que ce n’est pas facile de maintenir ces tarifs avec les prix d’aujourd’hui. Vous savez qu’il y a des pays où ils vous facturent même le pain ? Le pain, quoi, incroyable ! On ne me l’a pas raconté. Je l’ai vu par moi-même. Parce que je n’ai pas l’air mais j’ai roulé ma bosse. » Bosse qui lui a fourni la transition idéale vers le thème des voyages qui forment la jeunesse. Mais pas seulement, en fait. « Car la jeunesse, c’est relatif. Qui décide à quel âge elle finit, la jeunesse ? Ça dépend de plein de choses. De la mentalité. De la curiosité. Et de l’intelligence aussi. Tant qu’on apprend, on reste jeune. Et on apprend tellement en visitant l’étranger. Ça ouvre l’esprit, comme on dit. Rien que de pouvoir comparer leur mode de vie au nôtre. Après, je vous assure qu’on est content de rentrer. De retrouver ses habitudes. Son steak cuit à point comme il faut. » Ce qui lui a permis de revenir à Zézette, aux menus à petit prix et aux méga-portions. « Vous allez voir ces assiettes. C’est vraiment pas pleuré. Comme chez les Amerloques. Même moi, j’ai du mal à finir. Alors que je suis connue pour avoir un bon coup de fourchette. Je sais que quand je dis ça, personne ne veut me croire. Pourtant, c’est la pure vérité. J’ai juste l’art et la manière de camoufler mes rondeurs. Et donc, a-t-elle abrégé – une fois n’est pas coutume –, chez Roland et Zézette, on est servis comme des rois. Ils sont tellement généreux ! C’est une belle qualité, la générosité. Il y a des gens comme ça. Pas les plus riches, en général. Je l’ai souvent observé. »

Parce qu’en plus de philosopher, Michèle observe. Oui, Michèle. En effet, la Berger exige désormais qu’il l’appelle par son « petit nom. Si, si, j’insiste, Hugo. En dehors du bureau, c’est plus sympa, moins formel. Ne soyez pas gêné. Tenez, pour vous mettre à l’aise, disons que je vous en donne l’ordre. Vous n’avez plus qu’à m’obéir. Et on n’en discute plus. »

Ainsi, Michèle le saoule, en attendant les entrées d’un déjeuner qui promet de durer une éternité. « Allez, laissez-vous tenter, l’a-t-elle encouragé. Prenez le menu du chef. Je ferai une note de frais. Puisqu’on est ici pour affaire, on ne va pas se priver ! » a-t-elle conclu sur un clin d’œil. Il en a eu la nausée. Et depuis il s’efforce d’occuper son esprit ailleurs. Par exemple sur les toiles cirées en vichy bleu et blanc qui nappent les tables de Zézette, le « paradis » de Michèle. Là encore, à chacun sa conception du paradis. Liberté de pensée oblige. Surtout que lui préfère l’enfer. Mais vraiment ? Du vichy ?! Au paradis ? Sérieux?

« Ah ! Voilà nos hors-d’œuvre, s’exclame la Berger, le ramenant brutalement à la réalité. Sacrée bonne femme, cette Zézette ! Elle court dans tous les sens. Mais toujours le sourire aux lèvres. J’ai observé que les gens simples ont souvent une nature heureuse. Vous voulez que je vous dise ma théorie à ce sujet ?»

Il aimerait lui répondre que franchement non, pas du tout et qu’elle aille se faire voir chez les Grecs – les pauvres ! Au lieu de ça, il hoche la tête, l’air passionné. 

« Eh bien, c’est parce les gens simples se satisfont de ce qu’ils ont. Ils savent où est leur place. Qu’ils ne pourront pas en changer. Et que donc autant l’accepter. Du coup, ils se font une raison. Je pense que la clé du bonheur, c’est de se tenir à sa place. Et de ne pas rêver. Allez, Zézette, vas-y », vire-t-elle de cap à son approche. « Tu veux combien pour me dire ce qu’il nous cache, ton chéri, dans son pâté de tête ?

– Pour qu’il me tue après, t’es folle ? lui répond l’autre, aussi badine.

– Allez, seulement à moi. Au nom de notre amitié.

– Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche. Je peux t’en mettre une carafe. 

– Ça coûte rien d’essayer », conclut la Berger en riant de leur échange bien huilé.

Hugo a fermé les oreilles – le paradis des uns est clairement l’enfer des autres – jusqu’à ce que Zézette reparte, que Michèle attrape sa fourchette, pique dans son assiette et déclare solennellement les festivités ouvertes :

« Bon appétit, Hugo.

– Bon appétit, Michèle, merci.

– Et maintenant, Hugo, attaque-t-elle la bouche pleine, passons aux choses sérieuses. Parce que je vous aime bien. Vous êtes un garçon charmant. Mais il en faudra plus pour m’empêcher de vous virer. »

© Judith Bat-Or

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