Note de TJ: Nous publions cet article qui décrit L’École alsacienne ». Nous regrettons vivement qu’en titre soit mentionné le nom de Gabriel Attal, présenté dans tous les articles à son sujet comme « Gabriel Nissim Attal », comme si l’habitude était de décliner les 2 prénoms d’une personnalité politique. Des media l’ont déjà fait pour Gérald Darmanin. Le procédé a quelque chose d’odieux, sauf si l’objet est de faire une présentation des origines de l’intéressé, comme TJ le fit pour Élisabeth Borne afin de faire connaître son histoire liée à la Shoah.
Le nouveau ministre de l’Education nationale, Gabriel Attal, est passé par l’Ecole alsacienne, un établissement privé du VIe arrondissement de Paris, aussi discret que ses élèves sont renommés. La pédagogie et le mode recrutement de cette école y sont très particuliers, nous explique le journaliste Lucas Bretonnier (*).
L’Ecole alsacienne : l’établissement privé ultra-élitiste d’où sort Gabriel Attal, ministre de l’Education
Il ne s’en cache pas. Gabriel Attal, nouveau ministre de l’Education nationale, est passé par une école privée. Mais pas n’importe laquelle… En plein cœur du VIe arrondissement – l’un des plus chers de Paris – cette institution est aussi méconnue du grand public que ses élèves et parents d’élèves sont, eux, renommés. Parmi eux : des artistes, des journalistes, des politiques, des financiers, des capitaines d’industrie… Outre le nouveau ministre de l’Education nationale, l’école a notamment compté dans ses rangs l’ex-ministre de la Santé, Agnès Buzyn ou encore l’avocat Juan Branco. Elitiste et bobo à la fois, cette école cultive depuis plus d’un siècle un entre-soi très particulier, mêlant aisance financière et ouverture culturelle. Avec une pédagogie et un mode de recrutement bien à elle, nous explique le journaliste Lucas Bretonnier, auteur de « L’Ecole du gotha : enquête sur l’Alsacienne » (Edition du Seuil).
Capital : Vous qualifiez, l’Ecole alsacienne d’école du gotha, mais il s’agit d’un gotha bien particulier. Lequel ?
Lucas Bretonnier : Pour le dire vite, c’est l’école chouchoute de la gauche caviar et de la droite libérale. A la fois élitiste et bobo, l’Alsacienne consacre les noces, discrètes mais solides, de la culture et de l’argent. D’autres institutions privées parisiennes comme Stanislas, Jeannine Manuel ou Franklin séduisent aussi les classes favorisées réfractaires au public. Mais la sociologie des parents d’élèves de l’Alsacienne est très particulière. C’est un peu le gratin de Saint-Germain-des-Prés : dynasties de l’industrie ou de la banque, avocats, acteurs, producteurs, psys, architectes, journalistes, éditeurs, politiques, publicitaires, médecins, professeurs d’université, écrivains… On y trouve des riches (mais pas bling-bling), des intellos, et des riches intellos. Et pas mal de gens de gauche « schizos » qui, d’un côté, défendent l’école publique et la mixité sociale, et, de l’autre, mettent leurs enfants dans cet antre de l’entre-soi.
Qu’est-ce qui attire à l’Alsacienne ces happy few ?
Un cocktail assez unique sur le marché scolaire parisien. Voici une école privée, mais pas catholique, sélective sans être compétitive, avec une pédagogie douce, portée sur les arts, à l’écoute de l’enfant et dont la priorité n’est pas seulement le savoir académique. De quoi séduire les milieux artistiques et intellectuels. Mais aussi de plus en plus de CSP+ issus de la bourgeoisie bohème chic, clients traditionnels du « bon » public qui finissent par le délaisser.
Vous décrivez l’Alsacienne comme un microcosme fermé et protégé. Comment se fait le recrutement des élèves ?
En maternelle et en primaire, priorité aux riverains, le critère géographique est alors déterminant. C’est un premier biais puisqu’on est dans le quartier le plus cher de Paris, le prix du mètre carré dépassant souvent les 17.000 euros quand les frais de scolarité s’élèvent, eux, à 3.000 euros l’année, hors cantine, activités et voyages. Ces « Alsaciens » de souche, recrutés dès le jardin d’enfants, constituent encore 40% des élèves du lycée !
Ensuite, les seuls moments où vous pouvez inscrire votre enfant sont – sauf exception – en sixième ou en seconde. Mais très peu de places sont offertes. A la rentrée 2021, par exemple, 86 enfants ont été admis au collège sur 664 candidats (38 places au lycée pour 267 prétendants). Une sélection drastique qui est faussée par un second biais, la priorité (non dite) aux enfants d’anciens et aux familles : 67% des 1.800 élèves de l’Alsacienne ont au moins un frère ou une sœur à l’école.
Enfin, pour tous les autres, le critère de la personnalité est aussi important que celui des résultats scolaires. Ce qui crée un troisième biais : après plusieurs tests et entretiens seront retenus les profils jugés curieux, sociables, avec des centres d’intérêt variés, faisant preuve d’aisance à l’oral, etc. Un autre discriminant social qui ne dit pas son nom.
La pédagogie de l’Alsacienne est loin de la tradition de l’excellence française de certains établissements catholiques ou lycées publics prestigieux. Comment s’est-elle forgée ?
Depuis sa création en 1874, cet établissement a toujours été iconoclaste et avant-gardiste. Petit rappel historique : en 1870, quand la France perd l’Alsace et la Lorraine, une minorité de leurs habitants – des notables pour la plupart – arrivent à quitter la région, puis s’installent à Paris. Pour scolariser leurs enfants, ils ont le choix entre l’école publique napoléonienne, qui, selon eux, a conduit le pays à la défaite, et l’école catholique, mais ils sont protestants. Des pères de famille décident alors de créer leur propre établissement, d’où le nom d’Ecole alsacienne, rue Notre-Dame-des-Champs, à l’adresse qu’elle occupe encore.
Et, d’emblée, son enseignement tranche : laïc, mixte, humaniste. Il s’agit d’éduquer autant que d’instruire, de former des citoyens responsables et libres, dès le plus jeune âge. Maria Montessori – dont la méthode fait aujourd’hui florès – forma d’ailleurs les premiers maîtres du jardin d’enfants de l’Alsacienne, dans les années 1920.
En quoi cette pédagogie est-elle restée originale ?
Elle a toujours été en avance sur son temps. En insistant sur l’émancipation de l’élève davantage que sur l’excellence, elle devance ainsi les écrits de Françoise Dolto (mère d’élève, son fils Jean, alias Carlos, était dans la promo 1960). Quand un élève est en difficulté, par exemple, il passe un « contrat » avec l’école, au terme duquel il s’engage, avec l’aide d’un enseignant choisi, à se reprendre en main.
Le pilotage de l’établissement aussi est très original : chaque mois, les représentants de tous les corps de l’école (profs, parents, élèves, directeurs, personnel éducatif) se réunissent pour discuter des problèmes du moment et proposer des initiatives. Et puis, appréciée des acteurs, écrivains et artistes de Montparnasse depuis ses origines, l’Alsacienne a toujours réservé aux arts une place à part. On y trouve un studio de graphisme, une chorale, une troupe de théâtre, des ateliers de BD, de musique de chambre, de cinéma, d’écriture… La culture est l’un des arguments forts de l’école et explique sa cote auprès de l’intelligentsia.
Quel rôle jouent les enseignants dans ce projet pédagogique ?
Il est fondamental. D’ailleurs, leur recrutement est presque aussi drastique que celui des élèves. La plupart arrivent à l’Alsacienne après déjà dix à vingt années d’expérience. Et ils ne sont pas choisis pour leur seul bagage académique. La direction privilégie ceux qui ont mis en place des méthodes d’enseignement et des projets scolaires ou périscolaires originaux, avec des résultats. Ils ne sont pas mieux payés que dans d’autres établissements privés, mais ils sont très impliqués dans la vie de l’école. Certains y sont d’ailleurs de véritables stars, je pense notamment à un prof de chinois et à un intervenant en théâtre. Et la plupart sont en poste depuis des années.
L’épanouissement de l’enfant est la priorité affichée de l’école. Cette promesse est-elle tenue ?
Si on pouvait mesurer le degré de confiance en soi comme on détermine le QI, celui des élèves de l’Alsacienne serait sans doute l’un des plus hauts de France ! L’épanouissement personnel est LA promesse de cette institution. Et elle la tient. La phobie scolaire y est une maladie inconnue. C’est une école cocon, une « grande famille », aime à dire la direction. Déjà, la plupart des enfants se connaissent depuis la maternelle. Une familiarité qui n’est pas troublée par une rivalité scolaire oppressante : pas de note chiffrée jusqu’à la fin du collège, pas de moyenne générale au lycée.
Résultat : il n’existe aucune hiérarchie entre les matières, les maths ne sont pas plus importantes que le théâtre ou le chinois. D’ailleurs, les forts en thème s’en plaignent et, chaque année, quelques grosses têtes partent à Louis-le-Grand ou à Henri-IV. Mais rassurons-nous, le niveau y est très bon quand même : en 2020, 76% des bacheliers ont eu la mention « bien » ou « très bien ».
Il y a un « savoir-être » aussi propre aux enfants de l’Alsacienne. Comment l’acquièrent-ils ?
On leur apprend à être curieux, responsables, entreprenants. Ce que les experts appellent les « compétences non cognitives ». En dehors des options culturelles, ils ont un choix impressionnant d’activités : sorties thématiques, voyages de classe, codage informatique, rugby, bénévolat… Puis la bienveillance et le soutien des profs les rendent optimistes, confiants. Ils sont éduqués avec l’idée qu’ils s’en sortiront toujours. C’est « l’Alsa touch », une tranquillité face au monde. Enfin, on y apprend les codes sociaux si pratiques ensuite pour faire son trou dans l’élite politico-économico-culturelle.
Baignant dedans depuis qu’ils sont tout petits, les Alsaciens ne sont intimidés ni par la notoriété ni par l’argent. Ce qui leur confère parfois une image de suffisance, de beau parleur. D’ailleurs, mieux vaut y avoir le cuir épais : l’ironie et le charriage font partie de la « coolitude » ambiante. Or tous les enfants, même issus de milieux privilégiés, ne sont pas armés pour ça. Quant aux rares enfants (et leurs parents) issus des classes moyennes, les écarts de train de vie – taille de l’appartement, lieux de vacances, vêtements… – peuvent être difficiles à assumer.
Les parents aussi sont très impliqués dans la vie de l’école, voire trop parfois ?
L’Ecole alsacienne a, dès son origine, associé les parents à son projet pédagogique. Ils sont encouragés à s’investir et sont très souvent consultés par le biais d’une multitude de commissions. Mais depuis quelques années, la direction et les profs constatent des intrusions parentales de plus en plus nombreuses et véhémentes. Avec, notamment, une demande de plus de sévérité. « Comme si l’école avait besoin d’être douloureuse pour être efficace », m’a confié un prof.
La coolitude de l’Alsacienne peut déstabiliser certains parents. A ceux qui n’imaginent pas leurs rejetons aller ailleurs qu’en classe prépa après le bac, l’école répond qu’ils se sont trompés d’adresse. Mais les parents sont aussi là pour entretenir le réseau de l’Alsacienne, notamment au lycée. L’entraide y est la règle : difficile de refuser un coup de pouce pour un stage, une lettre de recommandation, etc.
Quel type de jeunes adultes façonne une telle école ? Là aussi, les voies choisies par les bacheliers réservent beaucoup de surprises.
En 2020, seuls 18% d’entre eux ont intégré une classe préparatoire, soit trois ou quatre fois moins que les lycéens de Louis-le-Grand ou Stanislas ; 27% ont opté pour l’université, principalement Assas (droit) et la Sorbonne. Mais le plus étonnant est la part de bacheliers partis étudier à l’étranger : 36% ! Au Canada (McGill), au Royaume-Uni (King’s College), en Italie (Bocconi)… On retrouve là le filtre de l’argent: avec le logement, la facture de ce type d’études peut atteindre 60.000 à 80.000 euros… par an!
Est-ce un modèle d’école reproductible ?
Par sa pédagogie, certainement. Il n’y a qu’à voir le foisonnement d’écoles Montessori et l’adoption de cette méthode par de plus en plus d’écoles publiques. Plus compliqué à reproduire : la cogestion, impliquant la direction, les enseignants et les élèves. L’Alsacienne la pratique depuis plus d’un siècle ! En revanche, ce qui est clairement impossible à copier est la sociologie bobo élitiste de l’école, miroir de l’arrondissement où elle se trouve, qui n’a pas d’équivalent ailleurs en France.
(*) L’interview que nous republions a été réalisée en novembre 2021.
© Nathalie Villard
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