Pour les essayistes Arnaud Benedetti, rédacteur en chef de « la Revue politique et parlementaire », et Guillaume Bigot, éditorialiste à CNews et Sud Radio, il y aurait, derrière la dénonciation réflexe de l’extrême droitisation, un projet bien plus inquiétant pour la République que la menace que certains redoutent. Une thèse qui ne manquera pas de nourrir le débat… républicain !
« Extrême », « antirépublicain », le débat est-il piégé ? En revers de la tribune d’Arnaud Benedetti et Guillaume Bigot, Marianne publie le plaidoyer de Francis Daspe qui contredit l’accusation selon laquelle la France insoumise serait sortie de l’« arc républicain ».
Certains voient de l’extrême droite partout mais pourquoi ? La polémique soulevée par les propos de l’ex-ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, à propos de médias qu’il a qualifié d’extrême droite, est symptomatique de l’évolution d’un débat où la confusion l’emporte plus que jamais sur l’analyse. Un débat qui n’a aucun besoin que nos institutions soient réellement menacées pour sonner continuellement le tocsin pour sauver la République du péril imminent que l’extrême droite ferait peser sur elle.
La qualification d’« extrême droite » est devenue l’un de ces « mots-valises » dont le débat public charrie un usage visant à dénoncer moralement des positions politiques ayant pour point commun de contester les prérequis de ce que l’on appelle le « politiquement correct ». Historiquement, la « qualification-disqualifiante » d’extrême droite définit tout courant de pensée ou d’actions politiques ultraconservateur ou réactionnaire contestant les principes fondateurs du régime républicain, voire projetant son renversement.
L’extrême droite, c’est quoi?
Dans son acception originelle antirépublicaine et anti-égalitaire, l’extrême droite voit dans la République un processus de destruction de fondements qu’elle estime « naturels » à l’ordre social et souhaite établir ou restaurer des institutions conformes à une vertèbre hiérarchique dont le gradient peut être politique, culturel, social ou racial, voire les trois à la fois.
À présent, on chercherait en vain dans la France de 2023 des forces politiques installées, c’est-à-dire représentatives et en mesure de conquérir des positions de pouvoir, partageant et promouvant une telle conception du monde. Aucune de celles qui sont assimilées par leurs adversaires à l’extrême droite ou à la droite extrême ne correspond aux critères classiques de définition de l’extrême droite. Ni Reconquête !, ni le Rassemblement national ne remettent en question la forme républicaine de notre régime ou son caractère démocratique, pas plus qu’elles ne défendent une vision inégalitaire de la citoyenneté. Pour autant, le débat relatif à l’extrême droite ne cesse de prospérer, de cliver. Notre espace public est plein d’appels à lutter contre l’extrême droitisation des esprits et, à une exception près, les formations représentées au Parlement s’entendent pour défendre la République contre la montée d’un péril qui promet de nous ramener aux heures les plus sombres.
Cette dénonciation rituélique de la montée et de la menace de l’extrême droite va parfois jusqu’à servir de caution à ceux-là mêmes qui, mezzo-voce, peuvent procéder à des constats sur certains enjeux assez peu éloignés de ceux qu’ils prétendent combattre mais que, pour des motivations tactiques, ils rangent dans la catégorie des ennemis de la République. Le macronisme, entre autres, se nourrit de cette ambivalence que lui reproche pour une grande part la Nupes.
Aussi, pour saisir cette persistance de la controverse autour de l’extrême droite et sa supposée menace, il faut chercher à saisir son utilité, son efficience relative et l’élargissement dont elle procède. Si la suspicion ou l’accusation d’extrême droitisation se développe comme une figure et même comme un credo incontournable du débat public alors même que factuellement ses motifs tendent à s’estomper, c’est parce que nous assistons à un glissement de perception, quasi-phénoménologique, de valeurs et d’arguments qui, sur le fond, étaient par le passé compatibles avec une pensée républicaine et devraient, en toute logique, le demeurer. Des revendications aussi évidemment républicaines que la maîtrise des flux migratoires par une démocratie, que l’assimilation, que l’attachement aux racines historiques de la France, que la défense de la souveraineté populaire, que l’usage même du référendum sont désormais la cible d’une entreprise de délégitimation républicaine.
Tenaille idéologique
Cette offensive multiforme est le fait d’une tenaille, non pas identitaire comme celle définie par le regretté Laurent Bouvet, mais d’une tenaille idéologique, entre les tenants, opposés par ailleurs, de la globalisation migratoire d’un côté et les partisans de la globalisation économique de l’autre, qui se retrouvent unis dans une identique défiance à l’encontre de la souveraineté nationale telle que définie dans le titre I de notre Constitution. Comment ce mouvement a été rendu possible, quels en sont les ressorts et à partir de quelle cartographie des rapports de force a-t-il pu opérer ?
Trois facteurs éclairent ce processus : à mesure que les dysfonctionnements de la mondialisation suscitent une montée en puissance de sa critique dans les urnes, incapable d’affronter le réel et de répondre aux inquiétudes de pans entiers de l’opinion, le discours postnational tend à sécréter un antidote excommunicatoire. C’est ainsi que rétablir des frontières pour freiner les flux de marchandises ou de personnes reviendrait à transgresser un tabou politique, en se plaçant hors du champ républicain. La globalisation non maîtrisée et à plus d’un titre source d’insécurité économique, sociale ou culturelle est investie d’un « sens de l’histoire », mondialisation heureuse pour les uns, créolisation irénique pour les autres. À proportion que le discours pro-mondialisation est battu en brèche scrutins après scrutins, pour échapper à son invalidation, il est de plus en plus tenté par une rhétorique de l’indignation dont la mission première est de forger de nouvelles illégitimités antirépublicaines. Populistes ou d’extrême droite, ces étagères dénonciatrices prennent appui sur une République mystifiée non seulement compatible avec la mondialisation mais qui finit par se confondre avec elle. Force est de constater que cette République est très différente de la République légale et réelle qui fait de la souveraineté nationale et populaire la clef de voûte de nos institutions, tant de son fonctionnement que de sa finalité démocratique.
Le second facteur consubstantiel au processus résulte d’un tour de passe-passe conceptuel où l’essence républicaine, qui n’est autre que l’affirmation de la souveraineté du peuple et de la nation, est ralliée à une cause qui la subvertit de facto. Les transferts de souveraineté dont s’accommodent négligemment les gouvernants, comme les aménagements de la laïcité que préconisent sur un autre versant certaines offres partisanes de gauche, témoignent d’une réinitialisation subversive du logiciel républicain. Celui-ci n’est plus conçu comme un projet de transformation sociale et universaliste mais comme une matière à adapter et à configurer aux injonctions de la mondialisation. Étonnant paradoxe qui voit converger pensée macroniste et pensée insoumise, tout autant divisée sur les conditions de la globalisation qu’elles sont associées sur son caractère inéluctable.
Trappe aux peuples
Cette trappe aux peuples et à l’expression de leur volonté générale est le tribut à payer pour entrer aux forceps dans le moule mondialisé, nouveau mantra d’un progressisme dont le travestissement républicain est comme tout travestissement : un leurre.
Cette République amnésique a besoin d’une extrême droite artificielle pour détourner l’attention des risques qu’elle fait peser sur le droit du peuple français à choisir son destin. On peut comprendre dès lors que tactiquement, les ouvriers de la « dé-républicanisation » et de la « dé-souveraineté » aient besoin de désigner des adversaires, voire des ennemis virtuels pour se convaincre et convaincre au-delà de leur républicanisme évanescent. Pour y parvenir, il leur faut « storyteller » une menace, transfigurer un risque, en élargissant le régime d’infréquentabilité de tous ceux dont ils considèrent qu’ils ne cotisent pas à leur vision unilatérale du monde : l’extrême droitisation procède par une imputation a priori de familiarité avec des passés obscurs, sombres, des « revivals » réactionnaires, des déjà-vu historiques. C’est là le troisième facteur-clé de réussite de la ruse « antifasciste » ou « antipopuliste » afin de neutraliser toute orientation souverainiste. Celle-ci, sans enfreindre le paradigme républicain, s’y inscrire pleinement même ou procéder à des aggiornamentos de rupture, demeure soumise à cette nouvelle loi des suspects.
Cette République-là, à force de se penser exclusive, est-elle encore la République ? Elle ouvre une béance telle qu’elle oublie qu’à force de vouloir se passer des peuples, elle prend le risque de les radicaliser et de faire advenir ce qu’elle entend combattre.
Par Arnaud Benedetti
Par Guillaume Bigot
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