Tribune Juive vous propose tout au long de l’été un regard décalé sur Israël, berceau du Tikkoun Olam – la réparation du monde brisé -, à travers la correspondance de Valérie Pavia*, artiste photographe qui arpente le pays, avec Yves Lusson**, intervenant en Thérapie sociale resté en France.
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Cher Yves,
Je viens d’arriver à St Jean d’Acre, une ville arabe en Israël relativement paisible.
Pour le moment, je n’y sens pas du tout la trace d’un pays en guerre.
Ma première impression est plutôt favorable car elle est l’une des rares villes en Israël où l’on ne voit pas ces tours d’immeubles qui se construisent sans cesse et qui semblent rivaliser avec le ciel.
Je me suis promenée dans la vieille ville, scandée en permanence par le chant du Muezzin. Mes pas m’ont rapprochée d’une église grecque orthodoxe qui a l’air bien fermée.
Un petit chat semble faire le gardien du bâtiment.
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Chère Valérie,
Merci pour tes premières impressions et tes premières images.
Je ne connais pas Israël, mais j’ai toujours ressenti ce pays intensément, de par mon éducation très chrétienne, de par le message puissant du peuple juif martyrisé qui a su retrouver la terre de sa nation, de par l’interminable guerre israélo-arabe, et son étrange narration dans les médias hexagonaux.
Mon enfance de petit Français de province a été bercée par l’histoire de CE Juif d’Israël aussi intimidant qu’exemplaire, aussi inaccessible qu’intime, sans doute trop parfait pour être vrai à mes yeux. Une histoire qui a contribué à ma perte, comme elle devrait contribuer à ma renaissance.
Alors l’histoire d’Israël, c’est peut-être l’histoire du rapport à soi, à nous, à la réalité, à une terre à partager, moi qui, quelque part, suis aussi un déraciné, un écartelé entre différents mondes, entre différentes époques.
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Cher Yves,
Pour répondre à tes premières interrogations sur le pays de cet être que tu crois être trop parfait, sans doute la trace comme tu le dis très justement de ton éducation, je suis partie de Paris avec ce petit livre en poche. Je me dis que ma présence dans ce pays me permettra à la fois d’y retrouver également mes propres racines, et peut-être aussi de remonter à la vérité historique de ce personnage qui représente bien la pierre d’achoppement de son peuple.
Pour le moment, je m’étonne de trouver toutes les églises d’Acre verrouillées et cadenassées. La proximité de l’une d’elle par une fin d’après-midi dégageait une bien belle lumière. J’ai discuté sur une terrasse de café avec un juif un peu religieux à ce sujet. Il me dit que le peuple juif doit en effet encore beaucoup souffrir. Que c’est bien sûr un miracle qu’il soit revenu sur sa terre mais que ses souffrances ne sont pas terminées. Il me parle d’un messie, celui qu’ils attendent, un illustre inconnu dont j’ai oublié le nom et la date de naissance.
De la ville d’Acre, je continue à percevoir une certaine sérénité. De par peut-être la présence de toutes ces mosquées, ces épices, ces couleurs et ces maisons basses. J’aime bien voir la proximité des écritures à la fois hébraïques et arabes comme sur ce marché d’épices et la terrasse de ce café où je recommande d’y déguster un délicieux café turc.
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Chère Valérie,
Et si les religions monothéistes, séparées aujourd’hui par des siècles de guerres, par une multiplicité de rites et de croyances, parfois inconciliables, par des idéologies qui, souvent, brident, figent, morcellent, aliènent, par des égrégores culturels, géographiques et linguistiques que d’aucuns appellent civilisations, et si toutes ces religions étaient finalement les branches d’un seul et même arbre dont les racines puisent encore et toujours ses forces en terre d’Israël ?
C’est la réflexion que je me fais en me plongeant dans tes photographies, qui dégagent une telle impression d’unité en même temps que de cloisonnement, un tel sentiment d’humanité dans le sens d’humus, la fertilité de la terre.
Sans le vouloir tu m’incites à revenir à mon enfance, à mon histoire, celle de l’enfant déraciné dont je t’ai parlé dans ma précédente lettre. Mes parents ont vécu un exil peu reconnu, et pourtant tellement répandu après-guerre : ils ont quitté leur terre et leur culture paysanne du Maine et Loire pour devenir des agents d’un monde moderne dopé au pétrole qui coulait à flot, faisant malgré eux de leur fils aîné un étranger aux yeux de ses aïeuls, et aussi un étranger à lui-même, trop souvent forcé au faux-self pour survivre aux injonctions du paraître. Qui est-il, lui ? D’où vient-il ? Que fait-il ? Où va-t-il ?
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Cher Yves,
Pour te répondre sur le statut de l’étranger auquel tu sembles appartenir de par ton histoire familiale, je te dirais que c’est en étrangère que j’ai décidé, ou que quelque chose aurait décidé pour moi, d’aborder la Terre Sainte. Cela m’est apparue comme une évidence.
Déjà quand je rentre dans un magasin ici, on me prend déjà pour cette étrangère et on m’adresse aussitôt la parole en russe. Ce qui m’arrange quelque part, tu connais mon goût pour cette langue.
Si des fois je décidais de m’intégrer davantage au pays, c’est par le biais du russe que je le ferai.
Les photos que je t’envoie témoignent de mon environnement russe immédiat dans les deux villes que je fréquente le plus, St Jean d’Acre et Haïfa. Comme tu peux le voir, toutes les générations sont représentées.
Pour répondre à ton deuxième questionnement sur les origines de Jésus dont je suis allée chercher les racines dans son pays, je te montrerai deux photos que j’ai prises à Nazareth, sa ville d’origine par excellence, qui se trouve être la troisième ville dans le Nord d’Israël que je fréquente. Je suis tombée d’abord sur la statue de Joseph, on pourrait dire son père d’adoption, et quelques minutes plus tard apparaît en vrai on pourrait dire le vrai Joseph, avec exactement le même positionnement de mains.
Pour le moment je dirais que le père de Jésus s’appelle plutôt Youssouf et qu’il est manifestement arabe.
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Chère Valérie,
Toi, mon amie, juive séfarade, baptisée un peu par hasard, fille unique, trop tôt orpheline, tu connais la souffrance du déracinement, de la perte, de l’errance. Je pense à Milan Kundera, disparu il y a quelques jours, qui parlait si bien de L’insoutenable légèreté de l’être. Israël semble te ramener à une solitude originelle, non plus à une souffrance mais au dépouillement, y compris celui qui accompagne les pertes.
Mais ce que tu m’envoies résonne aussi avec des douleurs en moi. La douleur d’un père dont le fils est recherché ? Et peut-être condamné ? Celle d’une fille-mère, toute proche d’enfanter loin de sa terre natale ? La douleur, peut-être, de milliers de juifs rêvant de « l’an prochain à Jérusalem », et qui, arrivés à bon port, se shootent à la modernité des tours de Tel Aviv ?
Un jour, mon psychanalyste m’avait expliqué à quel point le déracinement pouvait nous ôter l’envie de vivre. Et comment il avait octroyé une pension d’invalidité à un fils de petit paysan breton qui avait pourtant fait l’ENA. Trop de ruptures ? Trop de fractures ? Trop de déconnexions ? A l’heure de nos téléphones reliés au monde entier, un comble ?
Et si, tout ce que tu me rapportes de ton périple en Israël, était un concentré de l’épreuve que l’Humanité tout entière – ou presque – traverse en ces temps difficiles ? Est-ce cela, la nouvelle mission des Juifs pour les Nations ?
Au plaisir de découvrir tes prochaines lettres,
Yves
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À propos des auteurs
* Née à Montpellier, l’artiste Valérie Pavia a nourri une œuvre conséquente dans les domaines de la vidéo, de la photographie, de la peinture et de l’écriture. Après des études de théologie à Strasbourg, elle a enseigné le grec et l’hébreu dans des associations de langues bibliques. En Israël cet été, elle n’y est pas partie pour y faire son Alya à proprement parler, mais elle arpente la « Terre Sainte » en quête de sens pour sa vie, et peut-être d’un pays où poser ses valises.
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** Yves Lusson, journaliste scientifique et social pendant plus de vingt ans, se forme depuis une dizaine d’années à la Thérapie sociale auprès de son inventeur, Charles Rojzman. Contributeur régulier de Tribune Juive, il voit dans le voyage de Valérie une occasion de questionner la destinée de cette « terre de Dieu » qui le fascine depuis l’enfance, et tout particulièrement son aspiration à la « réparation du monde » que la tradition juive nomme Tikkoun Olam.
Très belles photos!
Merci pour cette approche originale qui vient parler des racines et des retrouvailles d’une terre et d’une destinée, individuelle ou collective.