Le Thriller de l’été. « Liquidation à Pôle Emploi » -21- Judith Bat-Or

« Tu veux un petit café ? » propose Dominique à Laulau, depuis l’arrière-boutique.

Question de forme, d’ailleurs – quelle que soit l’heure du jour, Laurence ne dit jamais non à une tasse de café. Elle ne craint pas les insomnies. Au contraire même, elle en raffole. Les appelle de ses vœux. Célébrant les nuits blanches, ces victoires de la volonté, de l’énergie, de la vie, sur les lois de la biologie. Alors que les nuits à ronfler sont autant de défaites, un gaspillage scandaleux, des éternités gâchées à végéter dans le brouillard, cite-t-il de mémoire. Ils en ont souvent discuté. Dominique, d’un côté, arguant des vertus du sommeil, réparateur, bon conseilleur. Laulau, de l’autre, rétorquant que justement les conseilleurs ne sont jamais les payeurs. « Et c’est pas moi qui le dis ! C’est la sagesse populaire. Pour une fois qu’elle est pas si con ! » 

« Ramène-toi, crie-t-elle en retour à travers le silence des morts. Et pas de café, non, rien du tout. J’ai pas la tête à ça, crois-moi. »

Bien sûr ! Dominique sourit, ravi d’être contredit. Ah, cette Laulau, quelle femme ! tangue-t-il, tout ramolli. Jamais là où on l’imagine. L’esprit souple, pétulant, toujours en mouvement, Laurence vous emporte, vous transporte. Attention, vieux, du calme, se prescrit-il mi-sérieux, alors que son cœur se met à frétiller dans sa poitrine.

« T’es sûre ? insiste-t-il, pour grignoter le temps de maîtriser son émoi. 

– Évidemment que je suis sûre. Putain, Do, magne-toi. »

À travers la rudesse coutumière de Laurence, Dominique perçoit, qui pointe, une tonalité d’urgence. Son pouls à nouveau s’accélère : elle a vraiment besoin de lui ! Enfilant mentalement sa cape de super-héros, il retire sa blouse de travail et vole à sa rescousse.

« Je suis à toi », annonce-t-il, en s’installant face à elle. 

Mais elle ne réagit pas. Le regard fermé, elle se tait. Dominique, lui, patiente, suspendu à ses lèvres – si joliment résolues ! Elle continue de se taire. Peut-être devrait-il lui donner un coup de pouce. Juste pour la débloquer. Après, ça ira tout seul. Il le sait d’expérience.

« Laulau… ose-t-il à mi-voix.

– Trois secondes ! On n’est pas aux pièces. Laisse-moi au moins me poser. »

C’est vrai, ça, il faut quoi pour pouvoir penser tranquillement ? Accrocher un panneau : « Silence. Ici, on réfléchit » ? C’est qu’après ses revers avec Émile et le poulet, Laurence a attrapé le trac. Surtout que Dominique est son dernier allié possible. Elle n’a plus le droit à l’erreur. Elle ferait mieux de commencer par se montrer un peu aimable. Franchement, Laulau, t’as l’art ! 

« Désolée, Do, d’avoir gueulé. Je rue quand je suis tendue. Mais j’oublie vite, ne t’en fais pas. Et je ne t’en veux pas. J’ai vraiment besoin de toi. De ton expertise. De ton aide. En tant que… disons… en tant qu’homme. En tant qu’ami aussi.

– Tu peux compter sur moi, Laulau, l’assure Dominique touché, content, comblé !, qu’elle l’ait appelé son ami. Prends ton temps. Je ne bouge pas. »

Son ami ! Il n’en revient pas. Il en aurait bondi de joie. 

Elle se serait giflée. D’avoir ainsi accordé son amitié à Dominique. De s’être ainsi bradée. Contre une promesse de soutien. Même pas ! Seulement contre l’espoir d’une promesse de soutien ! Non, non ! Elle n’a rien accordé. Elle lui a fait miroiter une possibilité. Il doit encore passer la question de confiance. La question de Zaza. Exactement, Zaza, se ramène-t-elle à ses moutons. Voilà, voilà ! cherche-t-elle à rassembler ses esprits. Comment présenter son affaire sous l’angle le plus favorable ? Elle a un début d’idée. Hésite encore un instant.

« Tu crois, toi, aux coïncidences ? se jette-t-elle enfin à l’eau.

– Sans doute, oui. Comment nier…

– Eh ben, moi, j’y crois pas, poursuit-elle sans l’attendre. Je crois aux ondes, tu vois ? Un peu comme le karma, mais en plus compliqué. Et les ondes, elles se croisent. Elles se mêlent. Elles s’embrouillent. Ou pas. Ça dépend des paramètres. Une multitude de paramètres. L’air, la vitesse, la chaleur, la position des planètes. Plein de trucs qu’on ne sait même pas. Et moi, je dis que le monde, c’est que des ondes partout, et que donc tout fonctionne selon un putain d’algorithme. Que tout se tient, tu vois. Résultat : effet papillon. Sans hasard et sans exception. Or l’effet papillon, une fois que ça a démarré, impossible de l’arrêter ou de le contrôler. C’est comme l’œuf et la poule. L’un pond l’autre. Et ainsi de suite. Impossible de savoir qui a pondu en premier. »

Dominique bute sur son erreur, mais n’envisage pas un instant de la signaler à Laulau. Il préfère la laisser surfer sur sa logique. Si personnelle. Si charmante !

« Bref, tout s’enchaîne, mais accroche-toi pour craquer l’algorithme. Même si tu comprends le principe. Parce qu’il est simple, le principe. Imagine que l’univers, c’est une rivière, tu vois. Avec des mecs sur les deux rives. Qui jettent des cailloux dans l’eau. Des mecs, façon de parler. Il y a aussi des nanas. Des gens quoi. De tous âges. Des jeunes, des vieux, des bébés. Les cailloux, la même chose, t’en as de tous les genres, toutes les tailles, toutes les formes. Et quand ils entrent dans l’eau, ça fait des ondes, évidemment. Mais comme il y a des gens partout, les ondes, fatalement, elles se croisent. Aucun hasard là-dedans. Sauf qu’une onde seule dans son coin, facile de calculer son mouvement, de cercle en cercle. Mais dès qu’elles sont beaucoup, on s’y perd, on n’y comprend rien. Et nous, crétins d’humains, quand on comprend plus rien, on croit que c’est le bordel. Aucune humilité ! C’est pas parce qu’on ne comprend pas, que ça ne veut rien dire quand même ! Et moi, je dis que, au contraire, c’est carré. Et mathématique. »

Voilà, Laurence est lancée. Et quand elle est lancée, inutile d’essayer d’en placer une. Impossible. Elle pose les questions. Y répond. Elle argumente. S’enflamme. Se contredit. Rebondit. Et retombe sur ses pattes. Comme une patineuse sur la glace. Jusqu’au moment où fatiguée de courir derrière sa pensée, elle s’arrête brusquement au milieu d’une phrase. Et c’est à ce moment précis qu’il faut intervenir. Pas une seconde avant. 

En quelques mois qu’il la fréquente, Dominique a assimilé le mode d’emploi de Laurence. Il s’y est appliqué. Elle vaut largement cette peine. Il n’a jamais rencontré de femme aussi… Eh merde ! Le mot l’a traversé pour aussitôt le fuir. Il trépigne intérieurement. Car Dominique, le diplomate, ne compose pas avec les mots. Ni périphrase, ni synonyme, il n’utilise que le mot juste. Quitte à le poursuivre des heures. Foisonnante ! retrouve-t-il, et approuve d’un hochement de tête.

« Quoi oui ? attaque Laurence.

– Ben, j’ai rien dit. Pourquoi ?

– Je n’aime pas quand on m’interrompt. Ça coupe le fil de ma pensée. Après je suis paumée.

– Je sais et je n’ai rien dit. Qu’est-ce qui t’arrive, enfin ?

– Tu as hoché la tête.

– Ah, ça ? Non, ça, c’est rien. 

– Tu ne m’écoutais pas. Et c’est rien !? s’échauffe-t-elle. À quoi ça sert que je parle si toi, tu as la tête ailleurs ? 

– Pas ailleurs, je pensais à toi. 

– Pourquoi tu penses à moi quand je suis là, devant toi ? Et puis, c’est pas moi le sujet. Je parlais de Zaza et des coïncidences. Et qu’est-ce que tu pensais sur moi ? »

Foisonnante ! Il sourit. Ce mot est magnifique. Riche. Dense. Luxuriant. Tout à fait, complètement, Laurence. D’autres diraient « timbrée ». D’autres. Mais pas Dominique. Qui ferait mieux de répondre avant qu’elle ne grimpe aux rideaux.

« Je pensais, souffle-t-il tout doux, que tu es foisonnante.

– N’importe quoi ! Foisonnante. Tu veux dire pétillante.

– Si je voulais dire pétillante, je dirais pétillante », la rembarre-t-il, plus doux du tout.

Laulau recule aussitôt. 

« C’est vrai, Do, Désolée. Revenons aux coïncidences.

– Ok, vas-y. Je t’écoute. »

En tout cas, l’air de rien, Dominique a marqué un point. Laulau ne recule jamais. Maintenant, il a intérêt à l’écouter attentivement.

« Donc, on est bien d’accord que rien n’arrive par hasard. Ce qui veut dire que quoi ? Que les soi-disant hasards ont un rôle à jouer. Comme des panneaux sur une route. Pour te dire de continuer. Ou de changer de direction. Tu as le hasard plot. Pas très intéressant. Mais il en faut parfois. C’est le hasard confirmation. Et le hasard pivot. Par exemple, tu es fiancé à un cauchemar ambulant. Parce que t’es un peu con. Ben, t’es un mec quand même. Et ta nana est un canon. Tu es au bord de l’enfer. Tu le sais et tu t’en fous. T’es prêt à y aller. Ça paraît délirant, mais ça arrive souvent. Donc tu vas te marier, quand par hasard » – elle marque ces mots en mimant des guillemets en l’air – « on t’offre un nouveau boulot à des milliers de kilomètres. Mais pas juste un boulot. Le boulot de tes putains de rêves… »

Laulau et les gros mots ! Elle lui a raconté y avoir renoncé pour son « couillon de mari », comme elle appelle son ex, pour se fondre dans le moule d’épouse de cadre supérieur. Trente années sacrifiées sur l’autel des convenances. Elle aurait pu sacrifier les trente ou quarante à venir sur l’autel du regret. Mais avait décidé que non, fini les sacrifices. Que vive la liberté de dire des gros mots, de rire fort, de manger des cochonneries. Et faire de la moto en décolletés et jupes mini aux couleurs pétaradantes. Dominique aime cette expression « les couleurs pétaradantes » qu’elle a balancée un jour dans la conversation. Naturellement. Quel talent ! Elle a vraiment tout pour elle. Il ferait mieux, en attendant, de rattraper son train d’enfer avant qu’elle ne le surprenne en flagrant délit de rêverie.

« … cette chance extraordinaire. Donc le hasard du boulot, c’est un hasard pivot, tu vois. Et puis, tu as les hasards comme moi avec Zaza, tu vois. » 

Autre détail sur Laurence : elle ponctue ses tirades de « tu vois » plus ou moins fréquents. Comme pour se rassurer, parce qu’elle-même n’y voit rien et avance au jugé.

« Zaza, ma copine de lycée. Pas juste une copine : ma copine. Trente ans sans se rencontrer. J’ouvre Mamie Galère. Et c’est la première à entrer. Ma putain de première cliente. Je crie “Zaza”. Elle crie “Laulau”. Et on se tombe dans les bras. On se raconte nos vies. Son veuvage. Mon divorce.

– Tu lui as parlé de moi ? l’interrompt Dominique malgré lui.

 – Je te la fais rapide », élude Laurence la réponse.

Ce qui veut dire que oui. À moins que non, justement.

« C’était super émouvant. Elle m’a dit qu’elle était perdue. Qu’elle cherchait une idée. Pour sortir du tunnel. Pile poil comme mon agence, tu vois. Et qu’elle a besoin de conseils « sur place et à emporter ». On a bien rigolé. Comme toujours quand on est ensemble. Et là, l’éclair de génie. Je lui dis qu’elle doit faire sauter les chaînes de son esclavage. Se séparer de son fils et vendre sa maison, tu vois. Tu vois ? insiste-t-elle. 

–  Oui, oui, je vois, bien sûr, lui répond Dominique, troublé. 

 – Alors pourquoi tu réponds pas quand je te demande si tu vois ?

– Je croyais que c’était rhétorique. 

– Rhétorique, toi, n’importe quoi ! Bref… Elle adore mon idée. Je promets de l’aider. Et on se quitte joyeusement. Parce qu’on se reverra demain. Chez elle. Pour la visite de sa maison. Je vais faire des photos, tout ça. Après, on échange des messages. Trop mignons, ses messages. Et en début de soirée elle m’écrit : “Hugo va rentrer. Je lui annonce la nouvelle. Et je te tiens au courant. Souhaite-moi bonne chance. Kiss.” Ou un truc dans ce goût-là. Après plus rien. Pas un mot. Quand je suis arrivée au rendez-vous, le lendemain. Il n’y avait personne. J’ai sonné à la porte. Un bunker, sa baraque. Tu m’étonnes qu’elle ait étouffé toutes ces années là-dedans. Bref, je sonne et re-sonne. J’appelle sur son portable. Pas de réponse non plus. Je lui ai envoyé des SMS en douceur. Pour ne pas la brusquer. J’ai dit que je comprenais qu’elle veuille prendre son temps. Réfléchir. Et toujours rien, silence radio… »

© Judith Bat-Or

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