« Accusée, levez-vous ». L’affaire se présente mal. Le Comité des individus indignés, oppressés, offensés (CIIOO) accuse la Revue des Deux Mondes de racisme inconscient, de domination sur les minorités ethniques et sexuelles, d’idéologie au service du patriarcat.
Le procès se déroule dans une salle grise – la couleur blanche étant le symbole des privilégiés occidentaux, les murs et le plafond ont été repeints.
Les avocats sont habillés de robe beige à la suite des plaintes d’un collectif décolonial qui considère les toges noires comme des appropriations cultu-relles.
Dans le public sont présentes plusieurs organisations de lutte contre le mal : à droite la vénérable Loge des esprits chastes (SLEC) ; à gauche, le Trésor de la langue française inclusive (TLFI) ; devant, l’Association des cafards, mites, puces, punaises de Strasbourg (ACMPPS) ; derrière, la Ligue des droits des cailloux et des pâquerettes (LDCP).
Six rats circulent entre les rangs : une politique de discrimination positive à l’égard des rongeurs a été mise en place par une déléguée à la cause animale. Forte de son expérience new-yorkaise, cette élue a conduit avec succès des tests contraceptifs sur les surmulots parisiens. « Apprenons à changer notre regard », répète-t-elle à qui veut l’entendre.
Son message est reproduit sur des panneaux lumineux accrochés aux quatre coins du tribunal.
L’atmosphère est hostile. Le procureur de la République intersectionnelle sentipensée prend la parole et décline les chefs d’accusation : « Nous avons trouvé, dans vos 194 ans d’archives, des poèmes d’Hugo et de Baudelaire, des textes de Balzac, des nouvelles de Maupassant, des écrits de Flaubert. Comment osez-vous conserver des traces d’écrivains qui invisibilisent les femmes et incitent aux violences sexuelles ? Comment osez-vous garder des articles sur Ronsard, Chénier, Beethoven dont les vers ou la musique sont des apologies du viol ? Sans compter les romans parus en feuilleton de madame Agatha Christie qui emploie toutes les deux pages les mots “gros”, “laid”, “nègre”, “mâle”, “femelle”, “homme”, “femme” ? Dans chacun de vos numéros, s’accumulent des termes susceptibles de mettre le lectorat dans une situation d’insécurité. Pire : des contenus potentiellement blessants ont été mis en lumière par nos lecteurs en sensibilité et nos démineurs éditoriaux. Merci à leur vigilance et à leur mise en garde ».
Nous tentons une objection : « Et George Sand ? Elle remplit votre cahier des charges : une plume féminine portant un prénom masculin qui… «
Le juge tape du poing sur la table, furieux : « Silence ! Ne cherchez pas à vous défendre ou à nier. Ne cherchez pas non plus à avouer vos fautes ou à faire repentance. Dans l’un et l’autre cas, ce serait commettre un péché narcissique qui alourdirait votre peine ».
Le procureur poursuit : « Monsieur le juge, si vous me permettez d’ajouter une remarque : George Sand n’entre dans aucune de nos catégories. Elle n’est ni trans, ni lesbienne, ni non binaire, ni travestie, ni asexuelle, ni aromatique. Nous avons constitué un comité d’orientation sexuelle marginalisée qui se penche actuellement sur son cas ».
L’auditoire approbatif opine du chef. La plaidoirie reprend. Le procureur nous dévisage : « La liste de vos infractions remplit cinquante feuilles recto verso. Pour le bien-être de l’assemblée, nous soulignerons trois délits qui nous semblent particulièrement graves :
a) l’absence d’écriture inclusive dans vos colonnes – un manuel a pourtant été édité en septembre 2016 par l’Université Toulouse III qui édicte les règles à suivre (1). De nombreux exemples illustrent la théorie facilitant sa compréhension : auteur·rice·s, chef·fe·s, sportif·ive·s, travailleur·euse·s, celui·elle, il·elle·s…
b) l’inexistence de rubrique écolittéraire et zoopoétique. Ces deux disciplines veulent libérer la parole des animaux, des pierres et des amphibiens ;
c) la présence excessive des accents. Or nous savons depuis les travaux d’une chercheuse en sociolinguistique que les accents sont des marqueurs identitaires discriminatoires. Nous soumettons à la Cour un projet de redressement idéologique en vue d’une rééducation de la pensée et de l’imaginaire.
Les contributeurs de la Revue des Deux Mondes seront soumis à des cures lexicales et à des thérapies déconstructrices, il y a en effet urgence à décoloniser leurs âmes. Ils boiront dorénavant du jus de poireau cultivé à moins de 4 kilomètres du périphérique et mangeront des endives bouillies.
En ce qui concerne le mensuel, l’impression sur papier jaune moutarde et l’emploi d’une encre vert pomme sont impératifs, les couleurs blanche et noire sont à bannir définitivement.
Nous exigeons enfin un numéro spécial sur les bienfaits du wokisme. Politique, travail, sport, cuisine, art, littérature : l’ensemble de ces champs devra faire l’objet d’une analyse approfondie ».
Le juge approuve : « La séance est levée ».
*Rire, telle est la meilleure résistance aux excès et à l’aberration. Des philosophes, poètes et orateurs l’ont compris dès l’Antiquité : Démocrite nous enseigne à rire de tout, Aristophane place le rire au cœur de son théâtre, Cicéron répertorie mille manières de rire. Molière aussi veut corriger les mœurs par le rire et le divertissement – « castigat ridendo mores ».
L’étrange mode woke qui nous arrive des États-Unis véhicule des principes moraux et puritains incompatibles avec le sens de la dérision. Demandez à un « éveillé » de raconter une histoire drôle, il n’en est pas capable. Le faire rire est mission impossible : le second degré a disparu de son cerveau. Assénant des certitudes, il s’érige en parangon de vertu et prend tout au pied de la lettre. D’où sa volonté de réécrire et d’effacer ce qui le gêne (2).
Rassurons-nous : les modes passent, les grandes œuvres restent. Continuons à rire, la vie n’en sera que plus belle.
Je vous souhaite un joyeux été !
© Aurélie Julia
Notes
1. Le manuel est consultable en ligne.
2. Xavier-Laurent Salvador, Petit Manuel à l’usage des parents d’un enfant woke, Cerf, 2022. Sous la direction d’Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre-Henri Tavoillot, Après la déconstruction.
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