L’emmerdeuse aurait pu lui dire ! On n’envoie pas des gens honnêtes dans un endroit pareil sans les prévenir un minimum de ce qui les attend. Laurence a atterri dans la cuisine d’un papi où elle ne s’étonnerait pas de voir apparaître un lapin avec une montre à gousset, un chat botté ou une licorne.
Un brouhaha indescriptible a déferlé de l’intérieur, quand Émile a ouvert la porte, un pigeon perché sur l’épaule. À moins que ce soit une colombe. Colombe, ça fait moins crade. D’ailleurs, c’est quoi la différence ? On s’en fout, putain ! Quel boucan ! Laurence, la tonitruante, venait de trouver ses maîtres. La force de l’union, encore : derrière le vieil homme à béret, une meute de chiens, de chats, et autres chinchillas d’espèces inconnues à ce jour, faisait une fiesta du diable, bondissant, chahutant, grognant, feulant, aboyant… Elle en passait. Et des pires. Des volatiles en tout genre qui eux vocalisaient à gosiers déployés. Tu m’étonnes qu’il soit sourd ! a remarqué Laurence avant de le saluer.
« Bonjour, Monsieur, a-t-elle crié. Laurence Baron. Enchantée.
– Vous disiez ? s’est penché Émile, l’oreille tendue vers elle.
– Je disais que je suis venue, s’est-elle alors égosillée, sautant les présentations, au sujet de votre voisine. Mon amie. Isabelle.
À ce niveau sonore, c’en était fait de sa voix. Et de ses nerfs aussi bientôt. Elle n’allait pas tenir longtemps.
– « Ah ! Isabelle est votre amie ? a répété le papi.
– Voilà ! a acquiescé Laurence, avec un sourire crispé.
– Ça va ? Vous vous sentez bien ? s’est alors inquiété Émile, avant de réaliser : Ah, c’est à cause des bêtes ! Je les entends plus, vous savez, alors du coup, bien sûr… Excusez-moi. Attendez. Allez, les enfants, oust, sortez vous amuser. Pcht pcht… »
Sur ce, en un quart de seconde, la meute s’est dispersée, ne laissant derrière elle qu’un silence irréel. Laurence a écouté le calme. Rien. Pas un piaillement. À croire qu’elle avait rêvé.
« Si ça ne vous dérange pas, Paulette restera avec nous. Elle sera sage. N’est-ce pas, beauté ? a demandé le vieil homme au volatile sur son épaule.
– Bien sûr. Aucun problème. Si elle nous promet d’être sage », a accordé Laurence, sur un petit clin d’œil.
Voilà, voilà ! Mam’zelle Paulette ! Et il paraît que je suis cinglée ? Y a encore des records à battre, a-t-elle noté, rassurée.
« Et donc une amie d’Isabelle »… a enchaîné Émile, songeur.
Difficile d’associer cette femme, tout en exubérance, à la douce Isabelle, si timide, effacée. Celle-là va n’en faire qu’une bouchée. Pourtant, elle ne lui déplaît pas. Derrière sa façade abrupte, il lui devine un cœur loyal et généreux. Il apprécie aussi son air de vous mettre au défi de lui marcher sur les pieds. Et elle respire la liberté. Son influence pourrait aider Isabelle à s’épanouir, et pourquoi pas se délurer. Il imagine déjà sa petite protégée habillée en dévergondée, parlant fort et riant à gorge déployée. Oubliant le passé. Bon, l’amie, adoptée.
« Comment va-t-elle, ma jolie ? Elle vous envoie pour s’excuser ? À cause d’hier, c’est ça ?
– Je ne sais pas comment elle va. Et non, c’est pas elle qui m’envoie. Attendez une minute. Pourquoi, à cause d’hier ? Vous l’avez vue hier ?
– Eh bien non, justement. Elle n’est pas venue. Je l’attendais. Elle ne m’a pas prévenu. Mais ce n’est pas bien grave…
– Et si c’était grave, au contraire ?
– Mais non, c’est rien, j’en ai vu d’autres ! Ça peut arriver à tout le monde d’avoir un empêchement. En tout cas, vous pouvez lui dire…
– Non, Monsieur ! S’il vous plaît ! l’a interrompu Laurence, pour le remettre sur les rails. C’est plus compliqué que ça…
– Oh, vous savez, la vie, c’est jamais compliqué, si on ne se la complique pas. »
Ben voyons, Mimile a raison ! La vie est simple comme bonjour. Il suffit d’habiter l’instant. On est tous frères. Dieu n’est qu’amour. Et il est grand. Amen.
« Mais si elle a des ennuis, a poursuivi le papi, elle peut compter sur moi. Elle n’a qu’à demander. Ça aussi, vous pouvez lui dire.
– Mais non, je ne peux pas ! a fini Laurence par craquer. Je ne peux rien lui dire. Et c’est pour ça que je suis là. »
Déconcerté par ce coup de gueule, le vieil homme s’est figé. Soudain, enfin !, il a perçu la gravité de Laurence.
« En quoi puis-je vous être utile ? lui a-t-il demandé.
– Est-ce qu’on pourrait se parler ? Je veux dire tranquillement…
– Bien sûr ! Mais quel sagouin, je fais ! »
Sagouin ?! Pince-moi, Laulau !
« Entrez, entrez. Suivez-moi, a ordonné le vieil homme en s’engageant dans le couloir vers l’arrière de la maison. On sera mieux dans la cuisine. Quand le soleil y donne, à cette heure du matin, c’est un petit paradis. Vous boirez bien quelque chose ?
– Non, merci, ce n’est pas la peine. Ne vous dérangez pas. C’est juste que je m’inquiète un peu. Au sujet d’Isabelle. Vous comprenez…
– Café, thé, limonade ? poursuivait le papi, imperturbablement. Je la fabrique moi-même, la limonade, vous savez. Une recette provençale. C’est tout un art, la limonade. Un délice, vous verrez. »
Inutile d’insister. Mieux valait le laisser parler. Il finirait par s’arrêter.
« Mais Isabelle préfère mon thé. Elle en raffole. Du thé anglais. De première qualité. Voulez-vous le goûter ? »
Se retournant vers elle, pour entendre sa réponse, il a pris Laurence sur le fait. Flagrant délit d’inattention. Qui n’aurait pas décroché dans ce décor luxuriant ? Des plantes, des fleurs, partout. Une forêt enchantée !
« Vous aimez la verdure ? s’est réjoui Émile.
– Pas spécialement, en fait. Je suis plutôt un rat des villes.
– Je comprends. Je comprends.
– Mais, chez vous, rien à voir. Ce n’est pas juste de la verdure. C’est de la féérie. J’adore.
– Merci », a souri le papi, en reprenant sa marche.
Et ils n’ont plus parlé jusque dans la cuisine, une clairière baignée de lumière. À bout d’émerveillement, Laurence s’est installée à table, sans y être invitée.
« Et donc, une amie d’Isabelle ! relance Émile le débat, en servant cérémonieusement le thé dans la tasse de Laurence. Je suis content d’apprendre qu’elle a enfin une amie. Elle le mérite bien, vous savez. Elle en a tant vu, cette enfant ! Des vertes et des pas mûres. La faute à pas de chance, comme on dit ! Il paraît que la vie est une histoire de rencontres. Mais parfois une mauvaise suffit. Quand je pense à son arrivée. Ses premiers temps dans le quartier. Elle avait quoi ? Dans les trente ans. On lui en donnait quinze. Une beauté, vous savez. Et quelle fraîcheur ! Quelle gaieté ! Je vous assure que sa présence illuminait le quartier. Elle avait tout pour elle. Et pas bêcheuse pour un rond. Un ange, il n’y a pas d’autre terme. Et puis, petit à petit… Quel désastre ! Quel gâchis ! Quand vous la voyez aujourd’hui… Enfin ! Tout cela appartient au passé. On va la remettre sur pied. Elle est déjà sur la bonne voie. Et maintenant qu’elle a une amie ! Alors, allez-y, dites-moi tout. Pourquoi vous a-t-elle envoyée ?
– Elle ne m’a pas envoyée… murmure Laurence, assommée.
– J’espère que ce n’est pas à cause d’hier après-midi. Je l’ai un peu attendue – mais ça ne compte pas vraiment ; j’étais ici de toute façon – pour notre cours de botanique. Elle a fait de sacrés progrès. Pas la main verte, tu parles ! Ça n’existe pas, la main verte. La terre, il faut savoir la prendre. C’est aussi simple que ça. Et il faut aimer travailler. Mais pour ça, Isabelle, elle n’a pas peur, croyez-moi. Une sacrée bosseuse. Comme elle l’a retournée, cette terre ! Qui n’avait jamais vu de pelle. Maintenant, plus rien ne lui résiste. Tout pousse dans son jardin. L’élève va dépasser le maître. Rien ne pourra l’arrêter. Ni moi non plus, on dirait, ajoute-t-il, riant de lui-même. À force de solitude, je suis devenu bavard. Ce n’est pas pour me plaindre. Mais quand j’ai quelqu’un sous la main… L’humain a besoin de parler. On ne le sait pas assez. Donc, vous disiez ? Isabelle ? Promis, maintenant, je me tais. »
Le récit du vieil homme a bouleversé Laurence. Le calvaire de son amie, apparu en filigrane. Son désespoir. Son étiolement. Tout ce qu’elle avait pressenti. Et cette dernière vision d’elle trimant dans son jardin. Isabelle, l’acharnée de son souvenir de jeunesse. Et l’Isabelle décharnée qu’elle vient de retrouver. Submergée de tristesse, Laurence peine à commencer. Finalement, elle se lance et raconte au tonton leur histoire depuis le début : l’amitié de jeunesse, la joie des retrouvailles, le projet de vendre la maison, le rendez-vous manqué, le voyage autour du monde et la rencontre avec Hugo. Jusqu’à sa conclusion :
« Alors, vous comprenez, ça ne colle pas ensemble. Y a rien qui colle, en fait. C’est ça qui m’interpelle. Et si son fils la séquestrait ? Pour l’empêcher de vendre. Ou peut-être qu’il l’a menacée de lui couper les vivres. Mon mari m’a fait le même coup. Mais l’argent, on s’en fout, n’est-ce pas ? L’important, c’est la liberté. Elle n’a qu’à tout laisser à son horrible fils. On se débrouillera sans ce fric. On peut se serrer les coudes. C’est à ça que servent les amis. Mais comment le lui dire si elle refuse de me parler ? J’ai besoin de l’aider. Qu’est-ce que vous en pensez ? Vous, qui la connaissez si bien. »
Malgré l’avalanche de surprises, Émile l’a écoutée attentivement sans l’interrompre. À la fin du récit, il la voit autrement : cette femme est un danger public. Il imagine Isabelle, terrée dans sa maison – comment échapper sinon à cette force de la nature ? –, terrifiée à l’idée de quitter son abri, et tout aussi terrifiée de décevoir son amie. Cette pensée le révulse, le révolte. Il fulmine. Bon dieu, elle a déjà donné ! Il doit la protéger.
« Vous voulez vraiment mon avis ? attaque-t-il, frontalement.
– Quelle question ?! Je vous le demande.
– Parce que, je vous préviens, il risque de ne pas vous plaire. Et puis vous ne m’avez pas l’air du genre à écouter.
– Si, si. Je vous écouterai.
– Qu’est-ce que vous avez fabriqué avec cette pauvre petite ?! éclate enfin le vieil homme. Bien sûr qu’elle n’est pas partie en voyage autour du monde. Non mais vous vous rendez compte ! Isabelle ne tient qu’à un fil. Elle se remet difficilement de son tordu de mari, elle se reconstruit pierre à pierre, et vous, à peine débarquée, vous foncez dessus en bulldozer ! Qu’est-ce que c’est que ces manières ? Pas étonnant qu’elle vous fuie. Alors, vous voulez mon conseil ? Vous voulez vraiment conseil ? répète-t-il un ton plus haut. Ressortez de sa vie comme vous y êtes entrée. Et foutez-lui la paix ! Je vais m’occuper d’elle.
– Moi, je fais quoi pendant ce temps ?
– Rien. Absolument rien. Vous en avez fait bien assez. Si vous l’aimez vraiment, alors, disparaissez. »
Ben papi ! On se calme. Faut pas nous faire une attaque ! Le vieux bonhomme fume de rage. Et si elle pousse un peu, ça risque de dégénérer. Laurence a l’art de fâcher. De toute façon, les adultes l’ont toujours détestée. Dommage, Émile, elle l’aimait bien. Avec son arche de Noé. Mais là, mieux vaut laisser tomber.
« C’est d’accord, consent-elle. Je m’éclipse pendant quelque temps et je vous la confie. Mais vous me donnez des nouvelles. Et surtout, vous me prévenez dès que vous lui aurez parlé. Juste que je sache que tout va bien. C’est tout ce que je demande en échange.
– Je vous tiens au courant à une seule condition…
– Que je disparaisse de sa vie. Oui, Monsieur, j’ai compris. Et embrassez-la de ma part.
– Rien du tout. Rien de votre part. Je ne mentionne même pas votre nom.
– Ok, c’est vous qui décidez, concède-t-elle de mauvais cœur. Bon, ben, c’est pas tout ça, mais le devoir m’appelle. Désolée pour le dérangement. Le thé était délicieux. »
Tant mieux ! Bon débarras ! Émile ne la retient pas. La raccompagne sans un mot. La civilité, il s’en moque. Seule Isabelle le préoccupe. Et l’état dans lequel il la retrouvera.
Comme si Zaza avait le temps ! On ne soigne pas une gangrène avec des plantes, vieux couillon !peste Laurence de son côté. Mais elle est résolue à se montrer docile. Rien que pour lui prouver qu’il s’est trompé à son sujet. Bulldozer, j’t’en foutrais !
« Bien le bonjour, Monsieur, grince-t-elle, arrivée à la porte. Merci de m’avoir écoutée.
– Merci de m’avoir prévenu. Au revoir, Madame. Bonne journée.
– À vous aussi, une bonne journée. Et à bientôt, Monsieur. »
Sur cet échange de politesses, Laurence se retourne, vivement, pressée de déguerpir. Avant de dégueuler ! L’hypocrisie la rend, littéralement, malade. Soudain, elle s’arrête net. Elle allait oublier de lui laisser son numéro. Elle fouille dans son barda. En ressort victorieuse. Et fonce droit sur Émile.
« Monsieur, Monsieur ! crie-t-elle, en brandissant sa carte. Tenez, voici, au cas où.
– Pour quoi faire ?
– Ben pour m’appeler, voyons !
– Mamie Galère ? lit Émile.
– Soi-même. Pour vous servir…
– C’est quoi ?
– Un genre d’agence de dépannage. Mais pour humain, vous voyez ? »
Émile, amusé malgré lui, se dit qu’il l’aurait plutôt imaginée dans la casse. Laurence attend une réaction. Un commentaire. En vain.
« Bon, ben, cette fois, j’y vais, marmonne-t-elle, vexée.
– Et surtout, vous ne bougez pas », recommande le papi une dernière fois.
C’est ça, vieux schnock, garde la pêche ! Hors de question de disparaître. Pour qui il se prend, celui-là ? Zaza n’est pas un autre de ses chiens perdus sans collier.
© Judith Bat-Or
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