Le Thriller de l’été. « Liquidation à Pôle Emploi ». Judith Bat-Or

Un Mensonge presque parfait

« Hugo ! Hugo ! Ého ! »

Cette voix dans son dos, inconnue au bataillon, mais qui l’appelle par son prénom. Inutile de pousser plus loin sa réflexion. Il a compris. Il sait. Et il pressent ce qu’elle annonce : le début de complications. Confronté à cette évidence, son corps se crispe tout entier. Jusqu’à la dernière fibre. Son cœur s’emballe dans sa poitrine. Instinctivement, il a envie de prendre ses jambes à son cou. D’aller se terrer dans un trou. Un instinct de lapin. Sauf que t’es un soldat, Hugo. Le chasseur. Et pas le lapin. Malgré tout, malgré lui, il presse la cadence de son pas et continue tout droit, feignant d’ignorer la voix. Tant qu’il l’ignorera, elle n’existera pas. La politique de l’autruche, quoi ! Et alors ? Pour gagner du temps. Le temps de récupérer de la mauvaise surprise, de recouvrer son sang-froid. Le temps de la décourager. Peut-être qu’elle abandonnera. Il ferait mieux de cogiter et se préparer au combat que de se baratiner : elle n’abandonnera pas. 

Réfléchir. Récapituler. Il a quitté la maison, en sifflotant, tout content. Content d’aller travailler – une grande première à saluer – en cette magnifique journée, de découvrir Amandine. Content des perspectives infinies qui s’ouvraient à lui. Il a verrouillé le portail et a marché, combien ?, au plus une vingtaine de mètres, avant que cette cinglée ne crie son prénom à tue-tête. À deux pas de chez lui ! Devant tous les voisins, tous des curieux, tous des envieux, à l’affut derrière leurs fenêtres. Soudain, il réalise : c’est donc qu’elle l’épiait… Il tressaille sous le coup de cette révélation. Depuis quand planquait-elle ? Il n’a vu personne en sortant. Et pourquoi l’épier, d’abord ? Que sait-elle ? Et que soupçonne-t-elle ? Les questions tournent dans sa tête, à la recherche de réponses.

« Hugo ! Hugo ! Hou, hou ! »

Il va la tuer ! Il va la tuer ! Pas en pleine rue, voyons ! raisonne-t-il l’animal en lui, qu’il sent prêt à bondir et à se déchaîner. S’il n’y veille pas, un jour, cette bête lui échappera. C’est elle qui le contrôlera. Et ce jour-là ! Ce jour-là…

Du loin de ses fantasmes, il entend le claquement d’une portière de voiture, puis un bip-bip de verrouillage, et un bruit de pas derrière lui, qui approchent, qui le traquent. Alors qu’il force encore l’allure, il perçoit tout au ralenti. Et à une puissance décuplée. Le bourdonnement de son cerveau. Le chuchotement de son souffle. Le battement de ses pouls. Et tout autour de lui. Le pépiement des oiseaux. Le frisson des feuilles d’acacia. Le grondement de la ville en bas. Et les klaxons des camions, tels des barrissements, sur la bretelle d’autoroute. Aussi, par-dessus les autres, les dominant, les rythmant, le bruit assourdissant des talons qui le poursuivent. Il doit sortir de cette bulle, de cette caisse de résonnance. Impérativement. Affronter la menace, la maîtriser, l’éliminer. 

***

Mais il est sourd, ou quoi ?

« Hugo ! Hugo ! » insiste-t-elle, accélérant le tempo.

Et ces putains de talons hauts qui l’empêchent de courir. En même temps, on n’a pas idée de porter des chaussures pareilles pour une filature. Quelle filature ? Ça va pas ? C’est le fils de Zaza !

« Hugo ! S’il vous plaît. Attendez ! » lance-t-elle une dernière fois en l’attrapant par le bras.

La rage s’empare de Hugo. Pour qui elle se prend, celle-là ?! Elle a osé le toucher ?! Poser la main sur lui !? Au prix d’un effort surhumain, il bride son élan meurtrier – s’il pouvait au moins la frapper ! 

« Qu’est-ce qui se passe ? » demande-t-il en se dégageant de la prise le moins brutalement possible. 

Il se retourne enfin. En découvrant cette femme, d’une indécence hideuse, il retient de justesse un hoquet de dégoût. Sa vieille poitrine tremblote, comme un pudding desséché, au balcon de son décolleté. Ses hanches épaisses s’exhibent dans un fourreau de cuir moulant. À ras la chatte, la salope ! Et ces couleurs de clown ! Elle mérite une bonne correction. Comme aurait dit papa. Mais plus exaspérant encore que sa dégaine, le fier éclat de son regard, libre, insolent, indomptable. Comme il aimerait la mater ! Lui faire définitivement passer l’envie de le défier…

De son côté, Laurence bataille avec sa première impression, plus que négative, de Hugo. Plus que négatif, ça existe ? Ou bien, c’est moins que négatif ? Pour que ça fasse plus, ça devrait… Passons, y a plus urgent ! À savoir : revoir son jugement, expéditif comme d’habitude, et adorer Hugo. Il est le fils de Zaza, la chair de sa chair, son sang. Elle ne peut pas ne pas l’aimer. Premièrement, il ressemble comme deux gouttes d’eau à sa mère. Un bon début, vas-y Laulau ! À part la couleur des cheveux. Pas grave ! Et le bleu glacial de ses yeux. Dur, fermé, dangereux. Alors que celui de Zaza est moelleux, généreux. Il a sa bouche, se reprend-elle, si joliment dessinée. Qui chez lui s’arque vers le bas en une moue frustrée. Il a le maintien de Zaza, mais sans grâce, raide et étriqué. Laurence, finalement, se laisse emporter, accumulant contre lui les éléments à charge. Et en plus, il la toise. Espèce de petit merdeux ! Elle se rattrape par le col. Oh pardon, ma Zaza ! Il est tout mimi, ton petit.

« Ben dis donc, toi, tu planes ! brise-t-elle enfin le silence. Ça fait trois plombes que je t’appelle, que j’ameute le quartier, et toi, tu ne captes rien. Tu permets que je te tutoie ?

– Ben non, je ne permets pas. Je ne vous connais pas, répond-il d’une voix perchée.

– Ah oui ! bien sûr, désolée. Je suis Laurence, enchantée. Une amie de ta mère.

– Une amie ? Non, je ne crois pas. Elle ne m’a jamais parlé de vous. Et on était très proches… Bon, si vous permettez, je suis un peu pressé », l’expédie-t-il impoliment, la plantant au milieu de la rue.

Il s’est senti pâlir d’un coup. « Et on était très proches ?! » Putain, Hugo, quel con ! Aussitôt, c’est l’alarme. La panique irradie de sa tête vers sa nuque, en un frisson électrique, se répand dans son corps jusque dans ses jambes qui flageolent. Une tape sur l’épaule. Il est fait. Comme un rat !

« C’est normal. On s’est retrouvées, il y a quelques jours seulement, explique Laurence, compréhensive. On s’était perdues de vue. Crois-moi, on est amies. Elle m’a beaucoup parlé de toi.

– Bon, admettons, grogne-t-il. En quoi puis-je vous aider ? Mais vite. Y a des gens qui travaillent !

– Ben, si tu veux, je t’emmène, propose Laurence sans s’attarder sur son hostilité. Et on discute en route. Ma caisse est garée là-bas, juste en face de chez toi.

– Encore une fois, Madame…

– Laurence…

– … je ne vous connais pas. Alors, qu’est-ce que vous me voulez ?

– Ok. D’accord. Voilà… En fait, je m’inquiète pour ta mère. 

– Pourquoi ça ? Ma mère va très bien.

– Eh bien parce que… »

Ben oui, pourquoi ? Parce que Zaza, depuis deux jours, change d’avis comme de chemises ? Parce qu’elle lui a menti, avec cette histoire de taxi ? Est-ce suffisant pour s’inquiéter ? À cause d’une intuition ? On n’explique pas une intuition. Elle n’aurait pas dû l’aborder. Hugo ne pourra pas l’aider.

« Pour rien, en fait, convient-elle. C’est tout ce que je voulais savoir. Si elle va bien, tant mieux. Au revoir, Hugo, désolée de vous avoir dérangé.

– Aucun problème, au revoir, répond-il presque aimable. Et si ça peut vous faire plaisir, je lui passerai votre bonjour », ajoute-t-il pour s’amuser.

Soudain lasse, Laurence s’éloigne. Hugo, lui, souffle, soulagé. Affaire classée. C’était moins une. 

« Au fait, elle est partie où ? » lance-t-elle dans son dos.

Rigueur, méthode et discipline. Tu mériterais des baffes, Hugo ! Il avait pensé hier soir à regarder la liste des vols de départ ce matin, mais il a oublié. Dans sa situation, on n’a pas le droit d’oublier. On doit tout préparer. S’il lui répond n’importe quoi et qu’elle va vérifier… Non, il vaut mieux feinter.

« Encore une fois, Madame, je ne vous connais pas. Si ma mère ne vous l’a pas dit. Ce n’est pas à moi de le faire.

– J’avoue, sans doute… » admet-elle.

En repartant vers sa voiture, elle se répète que tout va bien. Qu’elle a encore été victime de ses divagations. Que Zaza est partie pour un voyage autour du monde. Qu’elle va bientôt décoller. À moins qu’elle soit encore chez elle…

« Hugo, Hugo ! » le rappelle-t-elle.

Il s’arrête, se retourne, se composant un masque amène, alors qu’il n’est plus que haine.

« Permettez, je vous prie, l’entreprend-elle poliment. Une dernière question. Et après je vous laisse vraiment.

– Je n’ai pas le choix, on dirait.

– Elle est partie à quelle heure ? »

Si cette tordue espère le piéger, elle se trompe.

« Encore une fois…

– C’est qu’en fait tout à l’heure elle m’a écrit qu’elle partait. Que son taxi l’attendait. Sauf que j’étais ici. Et qu’il n’y a jamais eu de taxi…

– Mais qu’est-ce que c’est que ces manières ? se cabre Hugo aussitôt. Vous êtes de la police ou quoi ?

– Je voulais juste la voir…

– Pas elle, visiblement. Alors, foutez-lui la paix. Disparaissez de notre vie. Avec vos trucs de collégiennes ! Vos Laulau ! Vos Zaza ! Ne rôdez plus jamais ici.

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