La vache, même dans ses rêves on ne peut pas être tranquille, constate Hugo en émergeant. Soulagé de se retrouver au calme, dans son salon, et confortablement vautré sur le canapé. Avec une gueule de bois, sans doute. Mais au moins, son père n’est pas là. Ni sa mère. Ni Laulau. Ni le policier. Ni personne. Il se masse les tempes en pensant à cette Laulau de malheur qui le poursuit dans son sommeil ! Elle n’aura pas volé ce qui l’attend demain matin.
Tout d’un coup, il se fige.
« Mais au contraire ! Espèce d’idiot », s’envoie-t-il en hommage, respectueux, à son père.
En fait, il devrait l’embrasser, « cette Laulau de malheur », de l’avoir visité en rêve. Elle est venue l’avertir, l’empêcher de commettre une terrible erreur. Potentiellement fatale.
« Tu te rends compte de la bourde ?! » réalise-t-il, atterré.
Il suffoque presque à l’idée du désastre évité d’un poil. Son père n’est pas tendre avec lui, mais peut-il le lui reprocher ? Il vient de prouver que non. En éliminant cette Laulau dont il ne sait pratiquement rien, il aurait risqué gros.
« Nom de dieu ! » s’exclame-t-il.
Si Laulau a de la famille, ou pire, des gens qui l’aiment, ils n’auraient pas manqué de remarquer son absence, d’alerter la police. Et, à partir de là !… Il leur aurait suffi de jeter la moitié d’un œil à son journal d’appel pour remonter jusqu’à lui. Il aurait perdu la partie. Il l’a échappé belle.
Il bondit sur ses pieds, fait le tour du salon. Pour chasser cette peur rétrospective qui monte en lui. Menace de le submerger. Secoue-toi, Hugo, nom de dieu ! Quelle heure est-il ? Six heures. Il a encore le temps de réparer son erreur. Il réfléchit, se concentre. Rigueur, méthode et discipline ! Attrape le téléphone portable de sa mère, et commence à écrire.
Jeudi 11 avril, 06h00
Pas la peine de te déranger. Finalement, je pars plus tôt. J’ai commandé un taxi. Au revoir. À bientôt.
Il se relit. Une fois. Deux fois. Et s’il ajoutait au début ?…
« Oui, oui, très bien ! Excellent ! C’est tout à fait le genre maman. »
Ce petit coup d’inspiration lui remonte le moral. Il en avait besoin après ce savon de première que son père vient de lui passer. Il tape rapidement : « Salut Laulau, c’est Zaza. » Et, content de lui, il envoie.
Ce n’est qu’un au revoir
Entre sommeil et réveil, Laurence se prélasse sous sa couette. Elle adore ce moment, le seul de la journée où elle s’autorise à traîner, à s’écouter respirer, se sentir exister, juste pour exister. Quelques minutes sacrées, une sorte de sas de liberté, avant de retourner à la réalité. Au devoir d’efficacité. Et c’est pile à ce moment-là que son couillon de portable décide de lui casser les burnes ! Laurence est du matin. Même en matière de grossièretés. Et elle en veut personnellement à son portable d’avoir vibré. C’est vrai, quoi ! Il n’avait qu’à pas. À bas la tyrannie de la téléphonie ! Putain de technologie ! Le fascisme ne passera pas. No pasaran ! Basta ! termine-t-elle en beauté. Elle qui n’aspire à rien qu’à un peu de tranquillité ! D’ailleurs, elle se le promet : si c’est une publicité ou un quelconque service client, elle résilie son abonnement, tous ses abonnements !, et se déconnecte complètement. Et définitivement. Oui, Madame, définitivement ! Mais d’un autre côté, pour les urgences, quand même… lui souffle la raison. Quelle emmerdeuse, celle-là, encore !
Laurence déteste la raison avec sa voix posée de première de la classe et ses susurrements de lèche-cul. Comme cette Agnès Legentil, une camarade d’école – mais pas copine, nuance –, qui l’a persécutée du CP jusqu’à la sixième. Avec ses dix de conduite, ses lunettes en écaille et ses ongles rongés au sang. Les maîtresses immanquablement la lui citaient en exemple. Parce qu’elle se tenait bien. Levait le doigt quand elle savait. Et rendait des copies soignées. Alors que Laurence, elle, ne tenait pas en place. Qu’elle sautait comme une puce. Parlait sans y être invitée. Cochonnait ses copies de ratures et de gros pâtés. Et, comble d’insolence, décorait ses cahiers !
Elle a tout essayé pour ressembler à cette Agnès. Allant jusqu’à ronger ses ongles. Mais le naturel au galop, elle en était la preuve vivante. Car en dépit de ses efforts, elle finissait toujours au milieu de la classe, dansant le bras levé, suppliant d’être interrogée – « Moi M’dame, moi M’dame ! » –, puisque les autres séchaient. Mais ses suppliques demeuraient vaines. Et, fatalement, le désir de donner la réponse triomphait de sa volonté. Les mots jaillissaient de sa bouche. Un nouveau zéro de conduite venait s’ajouter aux autres. À force, elle s’était habituée. Se consolait en récitant : « Zéro plus zéro égal la tête à Toto ». Et la raison là-dedans ? Elle était où la raison ? Pourquoi la laissait-on danser, supplier, haleter ? Pourquoi la torturer ? Pour lui apprendre à marcher droit, prétendaient les adultes. Elle avait refusé d’apprendre – les zigzags, c’est bien plus marrant – et conclu qu’elle les emmerdait avec leur discipline et leur raison à la con… Et… Ça suffit le radotage, coupe-t-elle court à cette chronique d’une enfance solitaire.
Malgré ses réticences, elle se résout à écouter cette voix horripilante. Car elle n’a pas tort, la raison – une fois n’est pas coutume. À cette heure matinale, ça pourrait bien être une urgence. Laurence se contorsionne et balaie du bras vers ses pieds pour attraper son portable – elle ne le pose jamais à côté de la tête ; à cause des ondes ; radioactives ; ou électromagnétiques ; en tout cas, un truc dans ce goût-là : à vous rendre gaga ! –, mais n’ouvre les yeux qu’à moitié. Espérant pouvoir au plus vite les refermer et replonger dans sa douce somnolence. Elle lit le message de Zaza.
« Comment ?! » s’indigne-t-elle, en s’asseyant d’un coup à angle droit dans son lit.
Elle est partie au quart de tour passant directement du point mort à la quatrième, a sauté de son lit, couru à la salle de bain, et se savonne sommairement, sous un jet d’eau glacé, qui ne tiédit pas sa fureur. Elle s’habille à deux mille à l’heure. Tu te fous de ma gueule, Zaza ! Mais pour qui tu me prends ? Je suis pas une girouette ! Cette fois, pas de pardon. Zaza a dépassé les bornes. Fallait pas me pousser dans les orties, là, mémère ! C’est bien joli, l’empathie, mais ça a des limites aussi. En tout cas, Laurence, elle, en a. Elle n’imaginait pas Zaza capable de piétiner ainsi leur amitié. Eh bien, elle va l’entendre, la mademoiselle Isabelle !
« Cas de force majeure. J’emprunte ta caisse, ma chérie, griffonne-t-elle sur un bout de papier. J’avais prévu hier soir de t’en parler, mais j’ai zappé. Et puis, c’est compliqué… T’as qu’à prendre un Vélib’ si t’as besoin de bouger. C’est bon pour la santé. Sans rire, ne m’en veux pas. Et si t’as un problème. Ou envie de te défouler. Je suis joignable au 15. Bon. Trêve de plaisanterie. Je suis vraiment désolée. Kissous. PS : à midi au plus tard. »
Oulala ! Elle s’est surpassée. Plus illisible que jamais. Elle fonce vers le bureau de Luciole. Y colle son petit mot. Bien en évidence au milieu, pour ne pas qu’elle le loupe. Et jette un coup d’œil au passage aux dernières esquisses de sa fille. Quelle production, dis donc ! se rengorge la mère. Et se ressaisit sur-le-champ. Car elle condamne tout sentiment de fierté maternelle. Cette manière de s’accaparer la réussite de son enfant, d’en revendiquer le mérite, c’est du vol qualifié. Inqualifiable, oui ! se tance-t-elle et corrige : un peu rangée des camions, mais vachement douée, la petite. En toute objectivité !
Sur ce elle s’élance vers la porte, dévale les escaliers – elle n’a pas la patience d’attendre l’ascenseur – pour, deux étages plus bas :
« Eh merde ! »
Dans sa hâte, elle a oublié les clés de la voiture. Il ne lui reste qu’à remonter. Elle repart en courant. Avale les marches quatre à quatre. Deux à deux. Une à une. Enfin, presque en rampant. Et atterrit sur son palier au bord de l’apoplexie. Faudra se mettre au sport, bibiche, raille-t-elle en cherchant son souffle. C’est qu’elle n’a plus vingt ans, mamie. N’importe quoi ! Plus vingt ans, c’est pas un argument ! se redresse-t-elle, piquée au vif. Et pourquoi pas décatie ?
© Judith Bat-Or
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