Le Thriller de l’été. “Liquidation à Pôle Emploi”, de Judith Bat-Or -5-

Arthur ne sent plus ses jambes, mais n’ose pas bouger. De peur de troubler le cours des pensées de Laurence. Elle s’est tue au milieu d’une phrase, il y a quelques longues minutes. Son regard figé dans le vide. Depuis, plus rien, Arthur attend. En suspens. Soudain, enfin !, elle s’anime. Il en profite pour discrètement changer de position.

« J’ai  tendance…  reprend-­‐elle  comme  si  de  rien  n’avait  été…  à  mettre  mon grain de sel partout. Avec tambour, trompette et toute la fanfare, comme dit Luciole. C’est ma fille…

  • Quel ravissant prénom !
  • C’est vrai ? Tu trouves ? Elle le déteste.
  • Avec l’âge, croyez-­‐moi, elle viendra à l’aimer. Moi-­‐même, j’ai mis un temps à apprécier le mien…
  • Sauf qu’elle a le double de ton âge et qu’Arthur, franchement, ça craint…
  • Eh bien, des goûts et des couleurs, tente-­‐t-­‐il de tempérer…
  • Laisse tomber, petit, je t’assure. Vaut mieux que tu sois fixé. Crois-­‐moi. Je dis toujours lavérité. Et tu veux savoir pourquoi je dis toujours la vérité ? l’interroge-­‐t-­‐elle, professorale.
  • Pour que les gens vous croient », lui répond-­‐il du tac au tac.

Bluffée, Laurence le dévisage. Cet enfant n’est pas ordinaire. Soudain, leurs regards se croisent. Aussitôt, elle regrette. Les yeux d’Arthur si doux, gentils, intelligents, brillent de larmes retenues. Elle lui a fait de la peine. Au nom de principes à la con. Autant dire gratuitement. Le pauvre chou serre les dents. Bien joué, Laurence, bravo ! Arrange-­‐moi ça. Et rapido !

« Voilà ! Exactement. Pour que les gens me croient », confirme-­‐t-­‐elle, en voix de tête – signe de son émotion. « Pour que toi, par exemple, tu me croies aussi quand je dis que tu es tout mignon.

  • Oh, Laurence, rien ne vous oblige…
  • Bien sûr que rien ne m’oblige. Mais, c’est vrai que tu es mignon. »

Et  que  toi,  tu  mérites  des  baffes !  se  passe-­‐t-­‐elle  un  savon.  Il  n’y  a  rien  de pire que blesser un enfant. De son côté, Arthur rend un hommage silencieux à sa maman adorée. Car s’il n’aime passon prénom pour sa sonorité, il l’aime pour les raisons qui ont conduit sa mère à le choisir pour lui. Sa volonté enragée de garder son fils à l’abri de ces destins bourbeux de tradition familiale. Sa promesse solennelle de paver pour lui le chemin qui mène à la lumière. Sa mère, son  Excalibur !  Grâce  à  elle, il  est  invincible.  Alors  qu’elle-­‐même  est  si  fragile. Mais, heureusement, elle l’a lui. Pour la chérir, laprotéger. C’est d’ailleurs pourquoi tout à l’heure il est entré ici. Il avait oublié. Mais tout cela, Laurencel’ignore, plaide Arthur apaisé. Et comme il lui trouve un bon fond, il lui accorde son pardon.

« Et donc, repart Laurence… Luciole me reproche toujours mon “interventionnisme impérialistemaladif”…

  • Diable !
  • Non, je t’arrête tout de suite. Ne la juge pas. Elle n’a pas tort… En général, en tout cas. Mais pas avec ma Zaza. Jamais je n’essaierais de lui imposer mon point de vue. Je me fous, je me contrefous !, qu’elle vende sa maison ou non. Elle traverse une mauvaise passe. Mais ça ne l’empêche pas de réfléchir et faire ses choix. Je veux juste qu’elle aille mieux. Même si elle doit pour ça me tenir à distance. Parce que notre amitié peut résister à la distance. Elle a bien résisté au temps. Trente ansde séparation, c’est pas de la gnognote. Mais là, c’est plus de la distance. C’est carrément hors de portée. Un voyage autour de la terre, c’est des millions de kilomètres. Des millions et des millions…
  • Seulement des milliers…
  • Ben, c’est beaucoup quand même. Et puis, pourquoi s’embarquer dans une aventure pareille quand on a peur de tout ? C’est elle qui me l’a dit qu’elle avait peur de tout. Je l’ai pas inventé. Et quand on change tout le temps d’avis ? Ça aussi, c’est elle qui l’a dit.
  • Imaginons, tente Arthur, simple hypothèse de travail, que Zaza agisse de la sorte pour brûler ses vaisseaux. Comme Agathocle de Syracuse. La victoire ou la mort…
  • Mais ça va pas la tête ?
  • Seigneur, Laurence, pardonnez-­‐moi cette formule désastreuse ! Reprenons autrement. Zaza se lancerait dans cette manœuvre audacieuse pour se couper la retraite et s’imposer la constance qui accompagne le rêveur jusqu’au bout de ses rêves.
  • C’est beau, Arthur, mais non, je n’imagine pas. C’est impossible. Pas Zaza. Ce genre d’action radicale, ça ne lui ressemble pas. Entre nous deux, la fada, ça a toujours été moi.
  • Ah ! Très intéressant. Alors, imaginons…
  • Encore ?!
  • Il le faut bien, voyons, dans le flou où nous nous trouvons. Imaginons donc que Zaza vous ait prispour modèle. Qu’elle se soit demandé : comment Laurence…
  • Laulau…
  • Pardon ?
  • Zaza m’appelle Laulau.
  • Je comprends. Zaza et Laulau. Elle se serait donc demandé : “Comment aurait agi Laulau dansma situation ?”
  • Et si c’était au contraire un appel au secours ? » le coupe Laurence et s’élance dans une tout autre direction. « Comme une tentative de suicide. Pour que  je  la  sauve  d’elle-­‐même,  tu  vois ?  Et que  je  la  ramène  sur  terre ?  Elle  sait qu’elle n’est pas en état de partir seule à l’aventure. Tout le monde le sait. Elle, moi… Son fils aussi. C’est vrai, d’ailleurs, qu’est-­‐ce qu’il fout, lui ? Pourquoi il ne la retient pas ? Il devrait au moins essayer de lui faire entendre raison. Eh bien, tant pis, si c’est paslui, ce sera moi, voilà. Même si elle doit me haïr. Je l’empêcherai de partir. »

Arthur a guetté la brèche dans laquelle s’engouffrer. Laurence a parlé d’une traite. Sans presquerespirer. Mais il n’a pas désespéré et enfin elle se tait.

« Si je puis me permettre, Laurence…

  • Tu ne puis pas, la ferme…
  • Non,  s’il  vous  plaît,  écoutez-­‐moi,  insiste-­‐t-­‐il,  téméraire.  Ne  vous  emballez pas. En intervenant brutalement, vous risqueriez de la braquer. Essayez dans un premier temps de tâter leterrain. Prouvez-­‐lui par vos actes votre affection sans condition, votre respect inf…
  • Blabla, s’échauffe Laurence, saisissant son portable. Elle va m’écouter, tu verras. Plus les gens sont perdus, plus il faut se montrer solide, ferme sur ses positions. »

Après avoir lancé l’appel, elle porte l’appareil à l’oreille, fixant Arthur l’œil assassin et le sourcilfroncé, le défiant de broncher. Il lève le doigt pour protester.

« Chut ! ordonne-­‐t-­‐elle. Ça sonne ! »

Arthur remballe son doigt, se tasse et ne bouge plus. La tête dans les épaules, il se prépare àl’explosion qu’il prévoit imminente. Et en effet…

« Putain, Zaza, réponds ! crie-­‐t-­‐elle dans le téléphone en sautant sur ses pieds.

Pourquoi tu réponds pas ?!! Putain de dieu, Zaza, c’est moi ! »

Arthur n’a pas l’habitude d’assister à ce genre de scènes. Ni ses chastes oreilles d’entendre cevocabulaire ! Instinctivement, il se terre, pendant que Laurence récrimine en arpentant la pièce. Enfin, elle jette son portable, s’arrête de marcher. Et le silence reflue. La crise semble passée. Soudain, elle se tourne vers Arthur.

« Et maintenant, tu proposes quoi ? »

C’est à lui ? Arthur n’y croit pas. Il se redresse prend son élan.

« Au fait, l’interrompt-­‐elle avant qu’il n’ait pu commencer, tu parles toujours comme ça ?

  • Comment comme ça ? s’étonne-­‐t-­‐il.
  • Juste comme… Rien. Excuse-­‐moi.
  • Je  m’efforcerai  d’être  bref,  entreprend-­‐il  aussitôt.  Il  y  a  fort  à  parier  que Zaza refuse de répondre afin de se soustraire à votre puissante influence. Elle semble vouloir exprimer une aspirationlégitime à plus d’autonomie. Ce qui s’explique par son histoire, comme vous me l’avez…
  • Compris. Abrège.
  • Ainsi, ma recommandation serait d’abonder dans son sens. De lui montrer que loin de vous dequestionner sa décision. Vous lui promettriez…
  • Exactement. Bravo ! Je dois faire le contraire de ce que je ferais d’habitude. Au lieu de la secouer. Je la caresse dans le sens du poil. Comme ça, je reste à ses côtés. Et si je lui proposais de partir avecelle ?…
  • Je crois que…
  • Non, tu as raison. Merci Arthur, t’es un génie. Avec ma précipitation, j’ai failli tout gâcher. Il nefaut pas toujours arracher d’un seul coup le sparadrap, et

cætera. Et ça suffit maintenant les jugements péremptoires et les analyses à deux balles. Si Zaza aenvie de faire le tour du monde, je la soutiens à 100 %. »

Elle court ramasser son portable. Et tape vite un message.

Mercredi 10 avril, 18h40

Je me rends, ma Zaza. Si c’est ton choix, je l’accepte. J’aimerais juste te revoir pour te souhaiter bon voyage. Vraiment. De tout mon cœur… Et je n’essaierai pas de te retenir.Promis. Parole de Laulau.

« Qu’est-­‐ce que t’en dis, petit ? demande-­‐t-­‐elle à Arthur.

  • Je crains que le début soit encore trop… hésite-­‐t-­‐il. Et la fin, un peu…
  • Ben alors quoi ?
  • Pourquoi pas simplement : “Quelle merveilleuse perspective que celle de découvrir le monde,sa beauté, ses richesses ! Les voyages forment la jeunesse”…
  • Tu te fous de ma gueule ?
  • Jamais je n’oserais, Laurence ! “Avoir de l’âge” et “être jeune” ne sont pas des conceptsantagoniques. À mon sens…
  • Attends, je me concentre… » Elle corrige le message.

Mercredi 10 avril, 18h42

Super idée, ma Zaza. Et si on allait boire un coup pour fêter ton départ ? Je connais untroquet sympa. Ou bien je peux venir chez toi. Et j’apporte le jaja. Comme ça, t’enprofiteras pour me présenter ton fils.

« Génial ! s’écrie Laurence après avoir relu. Et… envoyé ! Bonne chose de faite. Maintenant, onn’a plus qu’à attendre. »

***

Grosso modo, Laurence s’aime bien. Elle adore son grain de folie, meilleur rempart  contre  l’ennui.  Souvent,  elle  s’étonne  elle-­‐même  avec  des  pensées inédites qui jaillissent d’elle, fulgurantes. Comme si, dans sa tête de pioche, son cerveau couvait des idées qui d’un éclair de génie perçaient un beau jour leur coquille. En fait, pas toujours de génie. Il faut savoir faire le tri. N’empêche que pour se marrer sa compagnie lui suffit. Une chance rare qu’elle apprécie. Pour le reste, elle veut croire que ses qualités et défauts s’équilibrent à peu près. Enfin, ça dépend des moments. Parce que,aujourd’hui par exemple, la balance a penché dangereusement côté défauts. Elle s’est montrée avecArthur aussi arrogante, insensible, injuste, que quand elle avait vingt ans. Qu’elle se prétendait capable de juger les gens d’un coup d’œil, de manière quasiment infaillible – Texto ! – et agissait en conséquence, sans autre forme de procès. Arrogante, insensible, injuste, inconsciente, vaine, stupide… La liste est longue. Pas de quartier ! Avec son aplomb coutumier, elle se serait, une fois de plus, plantée dans les grandes largeurs. Car cet enfant qu’elle a classé sans l’ombre d’une hésitation dans la catégorie des « petits bonhommes gris » s’est révélé brillant, éblouissant !, d’intelligence,d’audace, de générosité. Et tellement craquant.

Elle sourit maintenant en le regardant s’éloigner. Il rentre chez sa maman, chargé de son fardeauqu’il porte si gracieusement. Qu’elle espère pouvoir alléger.

« Bon courage ! lance-­‐t-­‐elle derrière lui. À demain. Et merci. » Il se retourne vers elle, sourit.

« Sans faute, Laurence. À vous, merci ! »

Après avoir envoyé son message à Zaza, Laurence s’était laissée aller contre le dossier du fauteuil. Elle avait tapoté du bout des doigts les accoudoirs. Puis longuement soupiré. L’heure tournait pour Arthur. Sa mère allait s’inquiéter. Il s’était discrètement levé.

« Laurence,  si  vous  le  permettez,  avait-­‐il  alors  murmuré,  je  vais  prendre congé.

  • Et si tu me disais ce qui t’a amené, s’était-­‐elle enfin réveillée. Tu as besoin d’un conseil ?
  • Vous êtes bien bonne, Laurence. Mais remettons cela. Je m’en voudrais d’ajouter encore àvos tracas.
  • Non, au contraire, vas-­‐y. Ça me changera les idées. Et je te dois bien ça.
  • Voyons, Laurence, certainement pas. Vous ne me devez rien. Et je refuse d’abuser…
  • Ah ! tu vas pas recommencer. »

Il avait cédé, soulagé. Ses soucis le minaient – comme sa Mamie lui manquait ! S’épancher lui ferait du bien.

« Dans ce cas, je m’efforcerai d’être le plus concis possible. Mais il me faut au préalable préciser deux points capitaux. Sachez, premièrement, que le motif de mes actions n’est en aucune façon malveillant ou intéressé. Je n’ai jamais à cœur que le bien-­‐être de ma mère et sa sécurité.Deuxièmement, je vous prierai de me croire sur parole quant à mes compétences en piratage informatique. »

Laurence avait manqué s’étrangler de surprise. Et vlan dans mon jugement quasiment infaillible !

« Seigneur, vous êtes souffrante ? s’était alarmé Arthur. Votre teint tourne au cramoisi.

  • T’inquiète, petit, c’est rien, avait-­‐elle craché en toussant. J’ai juste avalé de travers.
  • En êtes-­‐vous sûre, car pour ma part…
  • Oh, toi !!!! » avait-­‐elle rugi. Et il avait capitulé.

« Ne vous fâchez pas, je vous prie. Puisque vous y tenez, voici ! Ma mère et moi vivons seulsdepuis le décès de Mamie, qui a laissé en nous un vide

impossible à combler. Mamie était notre pilier, notre abri, notre source, notre boussole dans le désertd’un quotidien exigu. Depuis ma plus tendre enfance, son exemple m’a nourri, sa rectitude m’a inspiré et obligé aussi. Or, peu avant de disparaître, elle m’a mandé à son chevet : “Arthur, mon chéri,m’a-­‐t-­‐elle dit, il me faut, bien à contrecœur, te charger d’une mission dont je n’aurai malheureusement  le temps de m’acquitter moi-­‐même. Ta mère doit reprendre sa  vie  où  elle  s’est  arrêtée,  lorsque…  enfin,  tu  sais.  Promets-­‐moi  de  l’aider  à rencontrer un compagnon. Un homme digne de ce nom, honnête et bon.”

  • Non, mais pince-­‐moi, je rêve ! avait bondi Laurence hors d’elle. Confier sa mère à un enfant !C’est le monde à l’envers. De l’abus de pouvoir ! De la maltraitance ! Un scandale ! Un…
  • Chère Laurence ! Chère Laurence ! Je vous reconnais bien à cet emportement. Mais ne vousmettez pas martel en tête erronément. Vos réticences sont infondées. C’est que vous ne voyez en moiqu’un petit bonhomme gris, sans lumière et sans envergure. Tandis que Mamie, elle, mesurait ma carrure. »

Laurence avait été sciée. Le coup du « bonhomme gris », c’était de la pure magie ! Autrement plus spectaculaire que le hackage informatique. Entrer par effraction  dans  les  pensées  d’autrui.  Être  capable  de  les  lire,  peut-­‐être  de  les modifier… Le rêve ! Ou plutôt un cauchemar ! Rien que de l’envisager, ça vous collait le tournis. Elle était sagement retournée à sa place.

« J’ai usé de toutes les ficelles, avait continué Arthur, pour convaincre ma mère, qui ne s’était jamais remise de l’abandon de mon père. Ou disons, de mon géniteur. Redonner une chance à l’amour demandait du courage. Elle n’en a pas manqué. Je l’ai inscrite sur Meetic, afin de surmonterl’obstacle de son inexpérience en matière de rencontres – elle n’avait connu qu’un seul homme. Le résultat a largement dépassé mes expectations. Après quelques échanges en ligne, elle étaitfollement éprise d’un certain Jean Durand. Vous êtes-­‐vous déjà trouvée   dans   un   état   d’alerte   irrationnel ?   Avez-­‐vous   déjà   ressenti   cette

certitude impalpable, et pourtant persistante, qu’il y a quelque chose de pourri au royaume duDanemark ? »

Laurence avait noté une urgence au passage : enseigner à Arthur la langue du  XXIe  siècle.  Comment  pouvait-­‐il  espérer  se  faire  des  potes  de  son  âge  en parlant comme un drame antique. Ok, pas antique, mais presque. Ne jouons pas sur les mots.

« Le nom de “Jean Durand“ m’avait immédiatement mis la puce à l’oreille. Trop générique, vous saisissez ? Ensuite, au fil de leurs rencontres, les éléments suspects se sont accumulés. Après sesrendez-­‐vous galants, Maman rentrait à la maison les yeux brillants, le teint rosi. Le bonheur lui sied à merveille. Son Jean l’éblouissait d’aventures rocambolesques qu’il prétendait avoir vécues et relataitavec verve. Maman est tellement romanesque ! Enfin, il y a eu l’improbabilité de trop. Je vous épargne les détails. Mais qui prouvait seulement que c’était un hâbleur, non point encore un mauvais bougre. Je me suis donc résolu, pour en avoir le cœur net, à user de mes compétences et à hacker son compte. Ou ses comptes, devrais-­‐je dire. En effet, plus je creusais, plus je déterrais de cadavres. Façon de parler, évidemment. C’est ainsi que malheureusement j’ai reçu la confirmation de mes plus terribles soupçons : Renaud de Perignac, eh oui !, alias Jean Durand, jongle avec de nombreux cœurs. Il cible des femmes crédules et les attire dans ses filets avec des discours un peu niais sur le respect de l’autre, l’écoute, la beauté intérieure, la tendresse meilleure que le sexe… Non mais vousvous rendez compte ?! »

Laurence,  avec  sa  grande  gueule,  n’avait  su  comment  réagir.  Devait-­‐elle confirmer que la tendresse, franchement bof… parce que le sexe quand même… ou que le sexe, franchement bof…parce que la tendresse bordel !?… Et lui d’abord qu’en savait-­‐il ? Et surtout, comment savait-­‐il ?Avait-­‐il étudié le chapitre sexualité   de   l’encyclopédie ?   Ou   le   Kamasoutra ?   Par   quel   bout   devait-­‐elle aborder  ce  sujet ?  Le  devait-­‐elle  vraiment ?  Devant  son  embarras,  Arthur  avait enchaîné.

« J’ai découvert aussi que ce sinistre charognard, qui se nourrit de cœurs brisés,  est  marié  et  père  de  famille.  Trois  enfants,  vous  rendez-­‐vous  compte ! Laure, Gustave et Camille. La benjamine n’aque huit mois ! »

Il avait presque crié cette dernière précision. Prenant Laurence à témoin.

Puis, il avait continué. Plus calme. Mélancolique.

« Depuis, le doute me taraude. Dois-­‐je informer ma mère ? Lui taire la vérité ? Comment intervenirsans la blesser à jamais ? Que faire de ce que je sais ? Dois-­‐ je la laisser courir au devant d’une catastrophe ? Et espérer qu’en chemin elle se lasse  de  son  baratin,  pardonnez  mon  vocabulaire. Ou  dois-­‐je  aller  menacer  ce triste individu ? Et le sommer de mettre un terme à ses sordides activités. Si vous pouviez m’aider, Laurence, à clarifier ma pensée, je vous en saurais gré. Carl’inquiétude me ronge. Je suis au bout du rouleau. »

Laurence bouillait de rage. Contre cette brave Mamie boussole totalement irresponsable, cette mère évaporée et cette saloperie de mec qui piégeait des femmes vulnérables. Mais la rage ne menait à rien. Elle s’était donc maîtrisée. Et avait longuement réfléchi avant de parler. Ce qui lui arrive rarement.

« Franchement si je m’écoutais, avait-­‐elle commencé, j’attraperais ce salaud…

  • Excrément de chameau !… avait renchéri Arthur.
  • Pas mal, petit, pas mal. Et je lui cou… Vaut mieux pas que tu saches.
  • J’y ai pensé aussi, avait admis Arthur. Mais vous avez raison, ce n’est pas la bonne solution. »

Laurence était passée, sans essayer d’approfondir, sur cet aveu d’Arthur.

Elle n’en était plus avec lui à une surprise près.

« Bref ! Ta mère doit savoir. Toutes ses victimes doivent savoir. Elles souffriront forcément. Mais j’aipeut-­‐être une idée pour faire d’une pierre deux coups. Guérir ces pauvres femmes en remplumant leur ego et faire passer à Jean Salaud l’envie de recommencer. Définitivement. »

Elle lui avait alors exposé son idée. Ensemble, ils l’avaient peaufinée. Entre Arthur et elle, la dynamique était parfaite. Demain, ils se reverraient pour mettre au point l’opération qu’ils avaientsurnommée : « la revanche des oies blanches ».

Laurence s’est déjà attachée à ce petit bonhomme gris, d’une fraîcheur adorable. Adulte etcandide à la fois. Il a bien fait d’entrer dans sa boutique celui-­‐ là ! Dire qu’elle a failli le virer avecpertes et fracas.

Elle verrouille la porte de l’agence quand son portable, dans son sac, recommence à vibrer. Unmessage de Zaza.

Mercredi 10 avril, 19h45

Pas le temps. Je suis débordé. Je pars demain matin.

Demain matin ? Déjà ?! Laurence n’arrive pas à y croire. Jamais son intuition ne s’est autant jouéed’elle.

« Qu’est-­‐ce qui t’arrive, ma Zaza ? De quoi t’as peur, nom de dieu !? »

Ses bonnes résolutions de réfléchir avant de tirer s’évaporent aussitôt. Elle est tellement choquée! Elle tape à toute vitesse.

Mercredi 10 avril, 19h46

Alors, je viens tout de suite. Je suis la reine des valises. Et j’apporte une bouteille pour fêter ton départ.

Elle fait demi-­‐tour, marche. Direction « chez Zaza ». Une centaine de mètres plus loin, sontéléphone vibre à nouveau.

Mercredi 10 avril, 19h47

Non, merci, pas la peine. J’ai déjà fait mes valises. Et là, je suis claqué. Je vais aller au dodo. Bonne nuit, ma Laulau. Je te fais signe à mon retour.

Qu’est-­‐ce qui la gêne dans ces messages ? Pourquoi insiste-­‐t-­‐elle ? Pourquoi ne pas rentrer chez elle ? Laisser Zaza à ses choix ? Et à sa destinée ? Parce qu’elle sent dans ses tripes qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark, comme dirait le petit Arthur. Elle sent quelquechose, oui. Mais quoi ?

La Tentation

Le crime ne paie pas ? Oh, que si ! Hugo s’amuse comme un petit fou. Ça vaut tout l’or dumonde. Il a failli s’étouffer de rire en écrivant ces derniers mots : « Je te fais signe à mon retour ! »Après des années d’errance, il a trouvé le bon chemin. Pas le droit. Mais le sien. Il se révèle enfin. Avant tout à lui-­‐même. Et même s’il s’est toujours su promis à un brillant destin, il ignorait tout de cethomme qu’il vient de découvrir en lui. Viril, ingénieux, retors. Et implacable ! Et viril ! Oui, il sait, il l’a déjà dit. Mais ça fait du bien de l’entendre.

Jamais il n’a vécu aussi intensément que ces dernières vingt-­‐quatre heures. D’un shoot d’adrénaline à l’autre. Et il en redemande. Quitte à devenir accro. À friser l’overdose. Il n’a plus peur de rien. Au contraire, le danger l’excite. Enfin un jeu à son niveau intellectuellement. Tellement stimulant ! Entre la chasse et les échecs. Un jeu grandeur nature, où il serait le roi à battre. Et son adversaire une souris. Qui ne sait pas qu’elle joue. Ni bien sûr contre qui. Ni même qu’elle est unesouris. Ah, ah, ah !

Sauf  que  dans  cette  histoire,  réalise-­‐t-­‐il  soudain,  la  proie  ne  risque  rien qu’une déceptionpassagère. À peine un « bobo au cœur » comme disait sa nunuche de mère – elle avait de ces expressions ! Et sauf qu’elle peut à sa guise abandonner la partie et le laisser en plan, le renvoyant àsa vie, à son train-­‐train, à  son  ennui.  Alors  que  lui  risque  gros,  à  chaque  coup.  Peut-­‐être  tout.  Qu’il  n’a pas le droit à l’erreur. C’est le monde à l’envers ! Pourquoi ne risquerait-­‐elle rien, cette sourisde malheur ? C’est vrai, tiens, ça, pourquoi ?

Puisqu’il a inventé le jeu, à lui d’en poser les règles – pièce touchée, pièce jouée ; ni retour à la case départ ni deuxième partie, c’est la vie !   À lui de fixer les sanctions. De vraies pénalités, pas des gages à la con ! Il mènera la danse. Et de pièges en obstacles, souris Laulau jouera sa peau. Ellen’aura qu’une alternative : la victoire ou la mort. Mais ce sera la mort ! La pauvre ! se réjouit Hugo.C’est si bon de se sentir fort ! De se savoir le plus fort. L’idée de ce jeu

l’inspire. À moins que ce soit l’alcool ! Sans doute un peu des deux. Alors, que lui fera-­‐t-­‐il  quand  il  l’aura  entre  ses  griffes ?  Féroce,  son  imagination  se  met  à bouillonner.

Il la voit minuscule, en position de fœtus, dans un coin du salon. Elle tient sa tête entre ses bras. Pour se protéger de lui. De ses coups. De ses cris. Pourtant, il ne crie plus. Pourtant, il ne la bat plus. Il n’en a plus besoin. La terreur est déjà à l’œuvre.

Il se voit, lui, immense. Qui avance lentement vers elle. Pourquoi se dépêcher ? Il la domine. Il a letemps. Il bande de sa toute-­‐puissance. Il approche. Elle se recroqueville.

« Qu’est-­‐ce  qui  vous  chiffonne,  chère  Laulau ? »  lui  demande-­‐t-­‐il,  d’une  voix douce.

Ou   devrait-­‐il   la   tutoyer ?   Il   réfléchit   un   instant.   Non,   il   préfère   le vouvoiement. Lestyle, c’est important.

« Comment ?! reprend-­‐il, dangereux. Je ne vous entends pas bien. » Il la taquine du boutdu pied. Elle gémit et se tasse encore.

« Donc, si j’ai bien compris, vous n’avez rien à ajouter, poursuit-­‐il sur un ton aimable, presque badin. Aucun conseil pourri à livrer à bibi ? Aucune conclusion foireuse ? Vraiment, Laulau, rien de rien ? Même pas un petit regret, comme dirait la chanson ? Encore une vieille pouffiasse ! Ou pour votre épitaphe, un dernier commentaire ? Pas un mot ?! Quel dommage ! Que se passe-­‐t-­‐il, Laulau ? Vousavez bouffé votre langue ? Votre cerveau, peut-­‐être ? Vous avez peur ? Pas de moi quand même ! Pas du fils de votre Zaza ! Je vous en prie, ne craignez rien. Vous êtes en terrain ami. Au nom de mamère, Laulau, ouvrez-­‐moi votre cœur. Allez-­‐y, je suis tout ouïe. »

Il s’accroupit près d’elle. Lui caresse les cheveux. Penche son visage vers sa tête. Comme pour l’embrasser.

« T’as rien à dire, connasse ? » lui hurle-­‐t-­‐il à l’oreille.

Il se relève d’un bond et s’éloigne d’un pas vif. Il revient. Repart. Et revient. Jusqu’à elle. Toutcontre elle. Il l’écrase de sa hauteur. Et s’il lui pissait dessus ?! À l’idée de toucher son sexe, de le pointer sur ce corps, soumis, à sa merci, il suffoque de désir. Il est à deux doigts de jouir.

« Je  vous  ai  posé  des  questions,  poursuit-­‐il,  la  voix  rauque.  Et  je  me  suis montré patient. Lamoindre des politesses, Laulau, serait de me répondre. »

Il attend. Elle ne bronche pas. Il recule de deux pas. Prend son élan. Et soudain, laisse éclater saviolence. Comme un nuage au-­‐dessus d’elle. Les coups de pied pleuvent dru sur son corps roulé en boule. Il la frappe de toutes ses forces. S’acharne sur son ventre. Ce ventre de femelle. De truie ! Ceventre fécond. Immonde ! Il s’arrête enfin, essoufflé.

« Alors,  connasse,  crache-­‐t-­‐il,  toujours  envie  de  jouer ?  Je  t’ai  parlé,  vieille peau.Regarde-­‐moi quand je te parle. »

Elle obéit, révélant son visage barbouillé de sang, de morve et de larmes mêlés. Laulau a les traits de sa mère.

Il sort brusquement de sa transe, assis sur le sofa, la tête renversée en arrière. Il se redresse, extatique. Retrouve peu à peu son souffle. Autour de lui, tout est tranquille. Il se remplit un autre verre. Sirote quelques gorgées. Quelle soirée délicieuse !

Alors, on en était où ? s’interroge-­‐t-­‐il. Ah oui ! Il en était à punir la copine de sa mère… « LaLaulau à sa Zaza ! » Il éclate de rire. Ferme les yeux. Blottie dans un coin du salon, on dirait un sac de chiffons. Mais un sac de chiffons vivant et habité par la terreur.

« Ne  t’inquiète  pas,  ma  Laulau,  le  pire  est  encore  à  venir,  lui  promet-­‐il calmement. Mais n’essaie pas de deviner ce que je te réserve. Ça te gâcherait la surprise. Allez, la vieille, en route.Quand faut y aller faut y aller. »

Il la ligote, la bâillonne. Ses gestes sont ceux d’un expert. Elle se débat. Il la rudoie. Puis la tirepar le col. Jusqu’à la porte de la cave. Et la pousse dans les

escaliers. Elle tombe dans l’obscurité sur le sol froid, humide, infesté de vermine. Les petites bêtes dégoûtantes grouillent vers son corps, menaçantes. Les rats se dispersent en couinant. Mais ils y reviendront. Quand ils voudront bouffer. Il ajoute des serpents et des araignées au tableau. Pour l’ambiance épouvante. C’est fun !

« Alors, Madame la fouille-­‐merde, toujours envie de jouer ? »

Comme en réponse à sa question, le portable de sa mère signale l’arrivée d’un message.

Mercredi 10 avril, 19h55

Bravo, Zaza, tu vois, comme ça va vite quand on y croit ! En quelques heures tout achangé. Tes choix. Ton énergie. Tu as enfin repris le contrôle de ta vie.

Non, là, c’est lui qui va mourir. Quelle ironie ! Il n’en peut plus. Cette Laulau est impayable. Etqu’est-­‐ce qu’elle nous raconte encore ?

Laisse-­moi t’accompagner demain à l’aéroport. Je t’emmène où tu veux. Et à l’heure que tu veux. Tu pars d’où ? D’Orly ? De Roissy ? Pour où ? Je suis dispo quand tu veux. Allez, Zaza, s’il te plaît. Juste pour se dire au revoir.

***

© Judith Bat-Or

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