L’hiver à Jérusalem, cette année-là, avait été particulièrement méchant.
L’appartement dans lequel je logeais, rue Aza, n’était pas chauffé.
Un voisin m’avait prêté un chauffage électrique, de la taille d’un grille-pain, totalement inefficace.
Le carrelage et les murs blancs luisaient comme de la glace.
J’avais condamné la terrasse mais le vent parvenait à s’engouffrer entre les lattes des persiennes.
Quelques chutes de neige avaient réussi à paralyser plusieurs jours les transports. Les supermarchés avaient été dévalisés, les habitants de la ville se préparaient comme pour un siège.
Personne ne s’attardait dans les rues boueuses.
À Mea Shearim, les Haredim, le chapeau recouvert d’un sac plastique, se hâtaient comme si la venue du Messie allait être retardée du fait des conditions météorologiques.
Les pans de leurs caftans se soulevaient et s’agitaient sous la tempête.
On s’attendait à les voir s’envoler vers le Ciel blanc de neige.
…
J’avais pris l’habitude, pendant ma pause-déjeuner, de trouver refuge à Beit Ticho.
Une vieille maison arabe construite au 19ème siècle, au bout d’une ruelle discrète, entre deux courettes, qu’il ne fallait pas louper lorsqu’on montait la rue Ha Rav Kook.
Des cours et des ruelles, il y en a beaucoup à Jérusalem. On s’égare facilement.
Ça n’était pas loin de l’hôpital.
Je remontais Shivte Israël, la rue des Tribus d’Israël, tournais à droite sur Neviim, la rue des Prophètes, en laissant sur ma gauche Géoula, le quartier de la Rédemption.
“Marcher ici, c’est comme feuilleter la Bible”, m’avait dit un jour l’aumônier de l’hôpital.
“Ou lire Amos Oz”, lui avais-je répondu.
Je m’arrêtais souvent devant l’école Tahkemoni, que l’écrivain avait fréquenté plusieurs années, avant le suicide de sa mère.
Aucune plaque ne rappelait son passage ici. Le terrain était en friche, envahi de ronces.
Juste un olivier solitaire.
À Jérusalem, il n’est pas besoin de rappeler l’Histoire.
Tout le monde y a son histoire.
…
Beit Ticho avait été acheté en 1924 par Avraham et Ana.
Les deux étaient venus de Vienne en 1912, dans cette Palestine sous domination turque.
Lui, le Dr Ticho, brillant ophtalmologiste, fut tout de suite accueilli à bras ouverts par la population pauvre de Jérusalem, qui souffrait de maladies endémiques et en particulier de trachome.
Elle, Ana, lui servait d’infirmière mais surtout allait parcourir les collines du désert de Judée pour en rapporter des croquis au fusain et des aquarelles.
Paysages désertiques, troncs d’oliviers, bouquets de fleurs…
Découvrant les Juifs yéménites, elle réalisait leur portrait.
Elle avait fait une école d’Art à Vienne.
On disait que c’était cette même école qui avait rejeté la candidature d’un certain Adolf Hitler.
Beit Ticho servit de Clinique Ophtalmologique au Dr Ticho et d’atelier à Ana Ticho. Plus tard ils firent don de leur maison au Musée de Jérusalem.
…
Au rez-de-chaussée un restaurant-salon de thé, sans aliments carnés. Au premier étage les œuvres d’Ana Ticho.
A l’époque, je déjeunais là-bas pour un prix modique.
Une omelette ou des blintzes.
Du pain au seigle et du fromage blanc.
Je passais, après mon repas, dans une petite pièce obscurcie par de lourdes tentures en velours, avec les murs couverts de livres d’art.
La bibliothèque d’Ana.
Là je buvais un thé noir accompagné d’un strudel, avec sur les genoux un vieux livre que j’imaginais avoir appartenu à Ana Ticho. J’essayais de recopier certains de ses dessins.
Il faisait délicieusement bon.
Dehors la tempête faisait rage et les quelques flocons qui tombaient devaient être les mêmes qu’à Vienne.
…
Lorsque j’ai voulu y retourner récemment, j’ai eu du mal à reconnaître les lieux cernés de nouvelles constructions, de hauts immeubles modernes.
Beit Ticho a été transformé en restaurant italien avec au rez-de-chaussée un galerie d’art “conceptuel”.
Plus de tapis sur les parquets, mais un carrelage blanc immaculé.
Les rideaux ont été remplacés par des stores métalliques au mécanisme compliqué.
Dehors, c’était le mois d’août, il faisait très chaud.
La climatisation fonctionnait à plein régime.
© Daniel Sarfati
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