PARTIE 1 – Un jour tout comme les autres
Hugo enfile son manteau en sortant du bureau, au pas de course, comme chaque soir. Pas question de socialiser sur son lieu de travail. De se mêler à ces minables qui confondent manque deprétentions et manque d’imagination, bonheur et sécurité, humilité et mollesse. Il ne veut pas, il ne peut pas, frayer avec ces nuls. Qu’il refuse d’appeler collègues. Collègue ! Comme il déteste ce mot, àl’usage des médiocres, des besogneux sans visage, invisibles, interchangeables. Fraterniser avec eux ajouterait à l’humiliation de son statut d’employé. L’abaisserait à leur niveau. Alors que lui appartient à la race des géants. Qui affrontent seuls leurs détracteurs et leurs admirateurs. Seuls. C’est-à-dire sans complices ni collaborateurs. Seuls avec leur génie pour relever les défis. Et seuls toujours dans la douleur. Géant, il laissera son empreinte sur l’humanité. Son nom, son œuvre et son histoire seront célébrés dans les livres. Inspirant le respect au-delà de son temps. Il le faut, oui. Absolument !
Sinon, quel sens aurait sa vie ?…
Il ralentit le pas. Incapable de respirer. Il a beau cavaler, l’angoisse l’a rattrapé. Malgré son ambition, cette journée se termine comme celles qui l’ont précédée, chacune l’empêtrant davantage dans les chaînes d’un train-‐train obscur, qui va du jour au lendemain, puis au surlendemain,depuis qu’il a renoncé à poursuivre sa carrière pour occuper près de sa mère la place que son mari a laissée vacante en mourant, sans crier gare, il y a deux ans. Contre toute logique, il le sait, Hugosoupçonne son père d’avoir prémédité son accident vasculaire. D’être mort pour lui nuire. Pour l’empêcher de réussir. Et prouver qu’il avait raison en prédisant que son fils resterait à jamais inconnu, anonyme. À jamais « un zéro pointé ». Car n’est-‐ce pas à cause de lui, de sa défectionbrutale, qu’il est obligé maintenant de traîner son boulet de mère ? Coincé dans sa dépendance. Piégé par sa fragilité. Prisonnier de son innocence. C’est si facile, l’innocence ! Ça protège des reprocheset des responsabilités. Les bourreaux, eux, au moins osent se salir les mains. Mais pas sa mère. Non. Sûrement pas. Pauvre petite oie blanche. Apeurée, égarée. Ses mains sont propres. Immaculées. Résultat, il a sacrifié sa vie et ses espoirs pour l’entretenir et subir son humeur en dent de scie. Qui passe sans transition de dépressionà euphorie.
Dans ses périodes fastes, elle radote sur son dernier projet en date qui bouleversera leur avenir. Et elle en invente à la pelle ! Débridés et impraticables. Inutile dans ces moments-là de chercher à la raisonner. Sous peine de devoir écouter jusqu’à l’indigestion l’exposé de ses arguments. Chaque fois, elle y croit dur comme fer. Rêvant debout de son futur désormais à portée de main. Et louant lesvertus de la constance et la patience. Mais bientôt, soudain, elle s’adonne avec la même passion à la lamentation, se vautrant dans son désespoir. Récriminations et regrets sont alors au menu de leurstrop longs tête-à-tête. Elle a manqué sa chance. Gâché ses talents, sa jeunesse. Il est trop tard désormais. Que lui reste-t-il à son âge ? Mieux vaut mourir qu’être réduit au rang de spectateur, comme une chienne sur le bas-‐côté. C’est d’elle, la chienne du bas-côté. Elle ne lésine jamais sur l’ingrédient dramatique. Il n’a plus qu’à la consoler avec les niaiseries à la mode – il n’est jamais trop tard ; tout âge a ses plaisirs ; demain commence à chaque instant… –, même s’il n’en pense pas un mot et que ça ne sert à rien, jusqu’à ce jour où elle l’accueille au retour du bureau,rayonnante, pleine d’entrain, avec un projet nouveau, fraîchement sorti de son cerveau.
Cette journée se terminera comme elle a commencé. Comme elle a continué. Ennuyeuse, insipide. Du moins, c’est ce qu’il croit. Mais la vie est pleine de surprises. Comment savoir à quel tournant le destin se planque et attend ? Pour nous rappeler qu’il est le maître. Que nous tenons entre ses mains. Certainement pas le contraire. Et qu’à n’importe quel moment, un jour peut changer decours pour se terminer autrement que l’on imaginait.
Mais pour l’instant, Hugo emprunte le même chemin qu’hier, avant-‐hier et la veille, pour rentrervite à la maison. Sans la moindre intuition de ce qui couve en lui. Entre rage et excitation. Comme hier, avant-‐hier et la veille, il respire un grand coup avant detourner la clé, et ouvre la porte de chez lui.
***
Dans un dernier effort, il pousse un râle long et vibrant. Il n’expire pas. Il jouit. Les muscles de son corps se relâchent tous ensemble. Divine sensation de détente. Et il s’affale à ses côtés. Bras et jambes écartés. La tête, en arrière, renversée.
Une lumière orange, vestige de ce jour qui s’éteint, éclabousse de son feu les ombres du salon. Il a dû s’assoupir. Autour de lui, tout a changé. Jusqu’à la texture du silence. Épais et dru, il l’étouffait. Il l’enveloppe maintenant, aérien, caressant. Il se tourne vers elle. Reconnaissant. Aimant. Elle est morte. Lui vivant.
Encore ce bon vieux principe des vases communicants.
Son rire qui éclate le surprend. L’emporte irrésistiblement. Quand il se calme enfin, il la voit autrement. Sans âge, sans beauté, ni fierté. Sans convictions ou volontés. Et sans foutu projet, enfin ! Un simple tas de chair. Qui gît contre lui. Avachi.
Elle s’est bien battue, la salope !
« Mais c’est moi qu’a gagné », glousse-t-il satisfait. Preuve qu’il ne faut jamais – Jamais ! – désespérer.
« Je parle pour moi, maman, lui assène-t-il, grinçant. Ben quoi, on dit plus rien ? On a avalé sa langue ? »
Elle ne lui répond pas. Le fixe, indifférente. On dirait qu’elle le nargue. Soudain, il se rappelle ses dernières paroles, son mépris. Il en a le souffle coupé. Dommage qu’il l’ait déjà tuée. Il aurait bien recommencé. Et pourquoi pas, après tout ? Aussitôt, il se raffermit, se jette sur le corps sans défense, et abat le poing sur son nez. Encore une fois. Et encore une. À chaque coup, sa colère enfle, prend possession de lui. Il se déchaîne. Frappe plus fort. Pour échapper à ces mots et leur écho qui tonne en lui. À cette voix qui le harcèle. Qui l’assourdit. Qui l’étourdit. Mais plus il frappe, plus il l’entend. Impossible de la faire taire.
« Ta gueule, putain ! Ta gueule », hurle-t-il impuissant.
Elle l’avait cueilli dans l’entrée. Sans lui laisser le temps de se déchausser tranquillement, de retirer son manteau, d’enfiler ses chaussons, sa robe de chambre, de respirer. Il s’apprêtait à crier son rituel « C’est moi, maman ! » en refermant la porte quand il s’était retrouvé nez à nez avec elle. Il avait sursauté.
Normalement, elle aurait dû lui demander de loin « Alors, cette journée ? » Il n’aurait pas répondu. Il ne lui répondait jamais. Elle s’en fichait pas mal d’ailleurs. La seule chose qui comptait pour elle était qu’il lui renvoie la balle. Qu’il lui demande de ses nouvelles. De ses nouvelles à elle. Et qu’il la rejoigne au salon pour l’écouter débiter l’actu de sa journée. Mais elle avait tout chamboulé.
Aurait-il fallu s’inquiéter pour éviter le drame ? Cela aurait-il mieux valu ? Pour qui d’abord ? Et pour quoi ? Que de questions inutiles ! L’avenir ne le dirait pas. Malin celui qui sait. Lui ne s’était douté de rien. Il n’avait vu aucun présage dans cet accroc à leur routine. Juste le signe d’une impatience plus vive que d’habitude. Quant à cette mine qu’elle arborait, volontaire et radieuse, il la connaissait par cœur. Elle fleurait le nouveau projet. Que pouvait-elle inventer après la sandwicherie mobile ? L’élevage d’insectes comestibles ? L’agence de planning de divorces ? Ou de conseils de vie ? Elle s’était accrochée longtemps à celui-là. « Autrefois, dans les tribus, les gens consultaient leur sage. À chaque conflit, chaque mariage, promotion ou déménagement ». Promotion et déménagement. Dans une tribu ! Autrefois ! Il n’avait pas relevé. « Maintenant, les sages ont disparu, avait-elle poursuivi. Et les gens sont perdus. Eh bien, The Wisdom Agency – nom de baptême de son “affaire”, parce que l’anglais ça fait plus classe – leur vendra du recul, del’expérience, de la sagesse ». Vraiment ?! De la sagesse !? Comme si âge et bon sens allaient toujours de pair. Elle était la preuve du contraire. Ah oui ! Et il y avait eu aussi le bar pour vieux. « Attention, c’est pas la même chose qu’un club du troisième âge. Pas de scrabble. Pas de valse. Ou de trucs dans ce goût-là ! Les vieux s’y retrouveront pour prendre un verre, discuter et rencontrer l’amour. Ou juste un compagnon de jeu. Mais pas des jeux de société. Parce que les vieux, comme tout le monde, ont des besoins… enfin tu vois ». Il n’avait pas été tenté de se pencher sur le sujet.
Hugo était donc habitué aux idées du siècle de sa mère, à son agitation, mais pas à cette rupture d’avec leur rituel.
« Ben qu’est-‐ce qui se passe, maman ? s’était-il étonné.
– J’ai une bonne nouvelle ! »
Une nouvelle. Pas un projet. Pourtant, il n’avait pas tiqué. Décidément peu méfiant. Elle avait enchaîné.
« Ça nous concerne tous les deux. »
Là, en revanche, l’alarme s’était aussitôt déclenchée. Comment ça, tous les deux ? Il avait craint le pire. Et avait eu raison. Quoique…
« J’ai beaucoup réfléchi, avait-elle expliqué. Je vais beaucoup mieux maintenant. Je peux me débrouiller. J’ai appris à gérer ma vie. Heureusement d’ailleurs. Ça fait deux ans maintenant que papa est parti…
- Il est mort, maman, pas parti.
- C’est vrai, tu as raison. Le choix des mots est important. Deux ans qu’il nous a quittés… »
Il avait laissé couler pour arriver au plus vite à la fameuse « bonne nouvelle ».
« Deux ans que tu me soutiens. Comme peu de fils l’auraient fait. Et je t’en suis reconnaissante. Mais il ne faut pas abuser. On a besoin, toi et moi, de prendre un nouveau départ. Je dois te rendre ta liberté… »
Hugo avait décroché net. Lui rendre sa liberté ? Elle se débarrassait de lui ? Le renvoyait chez lui ? Sauf qu’il n’avait plus de chez lui ! Après lui avoir pompé toute son énergie ! Après lui avoir volé les meilleures années de sa vie…
Soudain, il avait raccroché. Doutant d’avoir bien entendu.
« Qu’est-ce que tu viens de dire, maman ? Tu vas vendre…
- La maison, avait-‐elle confirmé.
- Comment ça ? De quel droit ? C’est la maison de papa !
- Maintenant, elle est à moi.
- Et ma part d’héritage ?
- Pour ça, il va falloir attendre. »
À ces mots, une pensée avait traversé son esprit. Fulgurante. Indicible. Ne laissant derrière elle qu’une vague impression de désir interdit. Il aurait pu la rattraper. Il l’avait sur le bout de la langue. Mais il y avait plus urgent. Calmer sa mère. La raisonner.
« Mais pourquoi vendre, maman ? C’est complètement délirant ! Il y a d’autres solutions. Pourquoi cette précipitation ? On va y réfléchir ensemble. On pourrait, par exemple…
- De toute façon, il est trop tard, l’avait-elle coupé net. Je me suis renseignée. Et quelqu’un va m’aider. La patronne d’une agence. Je te raconterai. Elle viendra visiter demain.
- C’est pas grave, ça, maman. Il n’est jamais trop tard. Tu n’auras qu’à lui dire qu’on en a discuté et que tu as changé d’avis. Tu sais quoi, encore mieux, je n’irai pas travailler. Et je m’en occuperai. Je discuterai, moi, avec elle. Personne ne peut nous forcer à vendre notre maison.
- La question n’est pas là. Pourquoi tu ne m’écoutes pas ? Personne ne me force à vendre. Et personne ne m’en empêchera. Je ne vais pas passer le reste de ma vie à croupir seule ici. Dans cette baraque à souvenirs. Et pas que des bons, je t’assure. À attendre que tu rentres et à inventer des projets que je ne réalise jamais. Ça suffit maintenant. Je veux travailler, m’amuser, sortir, voir desamis…
- Mais tu n’as pas d’amis.
- J’en avais plein avant ton père.
- Admettons…
- Non, pas admettons. J’étais très populaire avant de me marier. Je me suis laissé enfermer. J’ai compris beaucoup de choses. Ma vie, c’est maintenant. Après il sera trop tard. Pour toi aussi d’ailleurs.Tu as autre chose à faire qu’entretenir ta mère.
- Je le fais volontiers. Ne t’inquiète pas pour l’argent… » Il s’était fait suppliant.
« Mais je ne m’inquiète pas, avait-‐elle répliqué. Avec l’argent de la maison, j’aurai largement de quoi vivre.
- Et tu habiteras où ? avait-il insisté.
- Je ne sais pas encore. Je prendrai un appartement. J’ai le temps d’y penser. »
Elle avait l’air tellement sûre d’elle. La pauvre brebis affolée s’était changée en femme de tête. Hugo la fixait incrédule. Son monde s’effondrait sur lui. Il suffoquait sous les décombres.
« Et moi, dans tout ça, j’irai où ? avait-il crié, éperdu.
- Toi, tu te débrouilleras. Je te fais confiance, mon chéri. Tu as beaucoup mûri depuis que ton père est parti. Décédé, je veux dire. Tu as la tête sur les épaules, et les deux pieds sur terre. Tu as enfin un bon travail. »
Elle n’aurait jamais dû dire ça.
« Un bon travail ?! Un bon travail ?! avait-il explosé. Je m’emmerde toute la journée. Dans une cage en verre. Avec une bande de minables. À m’occuper de ratés. De déchets de la société !
- Tu exagères, chéri…
- J’ai tout plaqué pour toi. Je t’ai sacrifié ma carrière.
- Tu n’avais pas de carrière.
- Mais j’aurais fini par percer.
- Alors réjouis‐toi de retrouver ta liberté. Retourne à ta carrière. Plus rien ne t’en empêche. »
Coincé ! Elle l’avait coincé. Et le défiait du regard. Elle aurait pu s’arrêter là.
Elle avait continué.
« Sauf que voilà tu meurs de trouille. De ne pas avoir de talent. De ne pas réussir. Même si tu ne veux pas l’admettre. J’ai été ton prétexte. Tu t’es servi de moi pour sortir par le haut. Alors, remballe tes discours et tes histoires de sacrifice. Parce qu’avec moi ça ne prend pas. Et accepte enfin d’être toi. Un homme normal, gentil. Ni une star. Ni un génie. Mais qui a besoin de génie… »
Il n’avait plus le choix.
Hugo reprend connaissance au milieu de la nuit. À moitié affalé au pied du canapé. Il se penche vers le guéridon, attrape la télécommande. Et allume la télévision. Il change de chaînes plusieurs fois.Avant de s’arrêter sur une rediffusion où un animateur tourne, féroce, autour de sa proie. Elle se rebiffe. Il accélère. Elle faiblit. Il s’acharne. Elle est déjà vaincue. Il ne la lâchera pas avant de l’avoir écrasée. Il frappe, il mord, il se repaît de sa supériorité. Les rires derrière lui l’encouragent, célèbrent sa cruauté. L’art de la corrida humaine. Hugo demeure impassible. Lui qui adore ça d’habitude. C’est qu’il a eu son compte de violence aujourd’hui.
« Et maintenant au lit », s’ordonne-t-il à voix haute.
Il éteint la télé. Se lève, tout courbatu, regarde sa mère en passant, son visage réduit en bouilli.
« Sacré bordel ! » soupire-t-il.
Il verra ça demain. À chaque jour suffit sa peine.
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© Judith Bat-Or
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Pour retrouver Judith Bat-Or, à lire sur TJ:
Pourquoi diffuser tant de violence ?Et d’un fils envers sa mère !
Pensez-vous que rajouter quelques mots crus ou grossiers arrangent ce passage ?