Varian Fry, ou l’Héroïsme ordinaire d’un jeune américain à Marseille. Par Édith O

« LIVRER SUR DEMANDE »
Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941)

Longtemps oublié, le nom de Varian Fry est devenu synonyme de héros méconnu tandis que son action est désormais enseignée dans les collèges. La Légion d’honneur, qui lui fut décernée en 1967, cinq mois avant sa mort, fut sa première reconnaissance officielle. Renforcée, trente ans plus tard, en 1996, par la médaille des Justes. Ce qui fait de lui le premier Américain à recevoir cette distinction — et longtemps le seul. Cet hommage, rendu par Yad Vashem, a sans doute contribué à le sortir de l’oubli.

À l’occasion du centenaire de la naissance de Varian Fry, plusieurs manifestations culturelles ont été montées, notamment à Marseille, Berlin et Paris – où, en 2008, la Halle Saint-Pierre présentait une exposition historique et artistique sur son action, accompagnée d’un colloque sur « La transmission de la Shoah ». Les biographies et les documentaires se sont multipliées en Europe comme aux États-Unis[1]. Le récit que Varian Fry écrit en 1942 dans un effort désespéré pour alerter le public américain sur le sort des démocrates européens, a été réédité en français, enrichi de photos et d’articles publiés par Fry dans le New York Times et le Post entre 1935 et 1943. En somme, dix ans après être sorti de l’ombre, Varian Fry entrait enfin dans l’histoire, un demi-siècle après y avoir joué sa partie.

Muni d’une déclaration du YMCA le faisant passer pour un travailleur social, une lettre du département d’État signée de Summer Welles, plus 3.000 dollars en poche et une liste de deux cents noms scotchée à la jambe, Varian Fry débarque le 15 août 1940 à Marseille au lendemain de la signature de l’Armistice. Il y est envoyé pour trois semaines, chargé par l’Emergency Rescue Committee de rédiger un rapport sur la situation des réfugiés, de trouver un agent sur place et de dénicher le maximum d’artistes, d’intellectuels et d’opposants au Reich figurant sur sa liste.

Comment cet Américain, que certains ont qualifié de « naïf », d’autres de « rebelle », mais dont tous reconnaissent l’immense culture et un prodigieux goût de l’art… comment cet Américain a-t-il eu le courage — ce courage qu’il n’était pas « sûr de posséder », disait-il — d’implanter en France un réseau d’évasion, dont plusieurs membres rejoindront plus tard le maquis[2] ?

À l’époque, Marseille est en zone libre, tous les réfugiés de l’Europe anti-fasciste y sont pris comme dans une nasse. À une cinquantaine de kilomètres de là, Sanary était depuis plusieurs décennies déjà un lieu de villégiature pour les intellectuels allemands. Notamment la famille de Thomas Mann, Bertold Brecht, Arnold et Stephan Zweig, Franz Werfel — autant de noms qui feront partie de la liste de Varian Fry.

Finalement, Fry ne séjourna pas trois semaines mais treize mois à Marseille avant d’être expulsé par Vichy à la demande de l’ambassade américaine, qu’il dérangeait. Entre temps, il vint en aide à près de 4.000 réfugiés dont près de 2.000 réussiront grâce à lui à quitter la France. Parmi ceux qui parvinrent à s’évader figurent les artistes Max Ernst, Marc Chagall, Marcel Duchamp, André Masson, Jacques Lipchitz, Lion Feuchtwanger, la philosophe Hannah Arendt, Arthur Kœstler, Heinrich et Golo, frère et fils de Thomas Mann, le cinéaste Max Ophüls, l’éditeur Jacques Schiffrin et sa famille, le mathématicien Jacques Hadamard, le prix Nobel Otto Meyerhoff et ses proches, Franz Werfel et sa femme… La liste n’en finirait pas si on devait citer les anonymes.

Quittant l’hôtel pour des raisons de commodité, il trouva une maison au fond d’un jardin abandonné dans le quartier de La Pomme, à la périphérie de la ville. Pendant neuf mois, il vécut à la villa Air-Bel avec André Breton, sa femme Jacqueline et leur fille Aube, Victor Serge et son fils Vladi (rescapés d’un exil à Orenburg, au bord de l’Oural[3]), Consuelo de Saint-Exupéry, et toute une pléiade de surréalistes, formant une sorte de phalanstère dans la grande bâtisse délabrée.En attendant, pour le titre, sans hésiter : « La vie imaginaire de VF »

Si bon nombre nombre de ces illustres noms durent à Varian Fry la liberté, et probablement la vie, nous lui devons les œuvres qui virent le jour après leur évasion, sans parler de celles dont il se chargea du sauvetage. Ainsi Fry passa les Pyrénées avec les valises d’Alma, qui contenaient la Neuvième Symphoniede Gustav Mahler, son ex-mari, mais aussi la Troisième d’Anton Bruckner, ainsi que le manuscrit inachevé du Chant de Bernadette de Werfel. De même, en 1941, Malraux vint à Marseille pour confier à Fry les bobines de Sierra de Terruel (L’Espoir).

Né le 15 octobre 1907 à Rochester, New York, fils d’un courtier de Wall Street, Fry fait des études de grec et de latin à Harvard avant de se découvrir une autre passion, la politique internationale. Indiscipliné, exigeant et passionné de culture, ami de Lincoln Kirstein (fondateur du New York City Ballet), il croise la politique lors de sa dernière année à Harvard au moment de la Grande Crise. En 1930, Fry manifeste sur Broadway contre le chômage à la tête des étudiants de son université. C’est au cours de ces années de formation qu’il rencontre Eileen Avery Hughes, salariée de la très respectée revue politico-culturelle Atlantic Monthly, qui partage ses opinions libérales et qu’il épouse en juin 1931 dès qu’il a décroché son Bachelor of Arts.

À New York, la recherche d’un emploi n’est pas facile dans ces années de crise. En mai 1933, Fry manifeste avec son ami Joseph P. Lash en tête de l’Association of Unemployed College Alumni (association d’anciens étudiants au chômage), ce qui leur vaut d’être reçus par le président Roosevelt. Losqu’il est engagé comme éditeur adjoint de Scholastic Magazine, revue spécialisée sur l’international, il s’inscrit à Columbia University où il suit pendant six ans des cours de science politique.

Devenu rédacteur en chef du mensuel américain de The Living Age, il est envoyé en mai 1935 pour trois mois en Europe comme observateur de la situation politique sur le continent. Le 15 juillet à Berlin, il assiste aux violentes émeutes antisémites organisées par les SA. Il en restera marqué à vie. Pour alerter l’opinion, il multiplie les articles et les interviews dans le New York Times, au Post, partout à qui veut l’entendre. « Les Allemands ont peur de parler de Hitler », dit-il à la radio. Il dénonce la menace que représente les nazis pour la paix en Europe, et surtout l’extermination programmée des Juifs que lui a clairement expliquée « Putzi » Hanfstängl, responsable de la presse étrangère au ministère de la Propagande de Hitler au lendemain même du pogrom. Il prend position contre l’isolationnisme américain et soutient le boycott initial des Jeux Olympiques de Berlin en 1936 (qui ne tiendra pas).

Avec sa femme, il travaille alors pour le Committee to Aid Spanish Democracy, créé pour venir en aide aux républicains espagnols, mais son anti-stalinisme l’oblige à prendre ses distances. Devenu rédacteur-en-chef de Headline Books pour la Foreign Policy Association, il écrit des ouvrages pédagogiques et de recherche sur les questions internationales, cherchant à alerter ses jeunes lecteurs sur « les périls de la guerre et des dictatures ».

Aux États-Unis, les milieux politiques sont ouvertement hostiles à toute implication dans le conflit qui s’annonce. En juillet 1938, la conférence d’Évian est organisée à l’initiative de Roosevelt pour trouver une solution à l’afflux de réfugiés juifs allemands et autrichiens. La Suisse, siège de la Société des Nations, refuse d’héberger la conférence. Les trente-trois pays qui y participent (l’Italie s’est excusée) restent sourds aux appels des organisations, juives pour la plupart. Aucun n’entend modifier sa législation pour laisser entrer les réfugiés juifs. « Augmenter les quotas d’immigration ou les affectations de fonds publics serait source de conflits dans l’opinion publique », explique Roosevelt. Les organisations d’Américains d’origine allemande proches du pouvoir nazi n’économisent pas leur peine pour être entendues de ceux qui ont la haute main sur la politique et la finance.

En 1941, quand il rentre à New York après avoir traversé l’Espagne et le Portugal pour s’assurer que les filières d’évasion qu’il a mises en place fonctionnent, il reprend la plume pour raconter, témoigner, éveiller les consciences. Après la guerre, du fait de ses contacts en France, le FBI ouvre un dossier sur lui. Dès lors il lui fut impossible de travailler pour les Affaires étrangères. C’est ainsi que ce journaliste de talent cessa d’écrire.

Mais de son séjour en France, il restera changé à jamais. Dans une lettre datée du 16 mars 1967, six mois avant sa mort, Fry revient sur son interview du responsable de la presse étrangère au ministère de la Propagande nazi en juillet 1935 : « Elle apporte la preuve que l’idée d’exterminer les Juifs d’Europe a surgi à une date bien antérieure à tout ce que j’ai vu écrit sur le sujet, y compris par les historiens ».

© Édith Ochs

Traductrice de « Livrer sur demande. Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941) ».

Traduit de l’anglais par Édith Ochs
Troisième édition
Dernière édition, coll. « Mémoires sociales », Agone, 2008
Première parution française sous le titre La Liste noire(Plon, 1999)
Édition originale, Surrender on Demand (1945, 1997)

***

Une première version de ce texte est parue sous le titre « Varian Fry, passionné de culture et journaliste militant » à l’occasion de l’exposition, en 2008, à la Halle Saint-Pierre (Paris), d’une exposition historique et artistique sur son action.

Notes

  • 1. Rosemary Sullivan, Villa Air-Bel. World War II, Escape and a House in Marseilles, HarperCollins, 2006. Sheila Isenberg, A Hero of Our Own, Authors’s Guild-back-in print, New York, 2005.
  • 2. Notamment Daniel Bénédite, militant trotskyste qui prit la succession de Fry à la tête du Centre américain de secours en septembre 1941, puis entra dans le maquis fin 1942. 
  • 3. Depuis le Congrès des intellectuels, en 1935, l’affaire Victor Serge avait sonné le glas de l’idylle entre les communistes et les amis de Breton.

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1 Comment

  1. il y a devant le Consulat américain qui fait face à la Préfecture marseillaise une plaque commémorative le concernant. Depuis très peu de temps, les citoyens (ennes) font enfin un arrêt pour celui qui sauva tous ces ressortissants traqués. Je suis atterrée du peu d’intérêt que cette histoire a suscité durant des décennies, enfin la reconnaissance lui a été rendue et ce n’est que justice.

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