J’ai pensé à la promesse, Israël, peuple élu pour éclairer les nations. Quelle déception !
C’était lundi. Une belle journée s’annonçait. J’avais un programme chargé. Première étape : la laverie automatique. Profane. Je vous l’accorde. J’ai abandonné mon linge aux bons soins d’une machine et suis rentrée chez moi. Finir de me préparer pour la suite des profanités. Quand je suis revenue à l’heure prédite par le programme, l’essorage a commencé. Le tambour tournait lentement. Puis a accéléré. Et soudain, il est entré dans une danse endiablée. Heurtant son cadre métallique. De plus en plus vite. De plus en plus fort. Comme un fou. Le sol en tremblait sous mes pieds. C’est là que j’ai compris. Un djnoun s’était introduit dans le moteur de la machine. Aussitôt, mon cerveau a enclenché son mode urgence – il n’en connaît que deux : « Aux aguets » et « Urgence » – à la recherche d’une solution. J’étais prête à jouer du poing, du pied, du marteau, contre l’esprit frondeur. Quand enfin il s’est calmé, j’ai réalisé que peut-être j’avais exagéré.
Cette émotion passée, je suis allée chez Tatiana. La reine de la manucure. Journée chargée, je vous ai dit. Ça m’a pris sur le tard, cette histoire de vernis à ongles, je m’y suis vite habituée. On a choisi les couleurs. Un gris à paillettes et un rose, à poser en alternance. Finalement, je vous rassure, j’ai abandonné le rose, trop bonbon à mon goût. Tatiana m’a expliqué le principe de l’émission qui passait à la télé. Une histoire de chidouch moderne. Où les futurs mariés se rencontrent sous le dais nuptial. Dès la première fois, le grand pas. Le genre sport extrême, quoi ! Je soupçonne Tatiana d’avoir mis la télé pour combler les blancs, au cas où : je ne suis pas vraiment « small talk ».
On était donc jusqu’au cou dans les mariages arrangés quand une sonnerie a retenti. Le pinceau dans une main, Tatiana a sorti de l’autre son portable d’un tiroir et l’a branché sur haut-parleur. Une femme sanglotait en russe. Tatiana a bafouillé. En russe. La voix blanche. Enfin, elle a conclu. Ce que j’ai compris seulement parce qu’elle a raccroché et essayé de reprendre notre conversation. Mais le cœur n’y était plus. Le sentant, j’ai demandé, bêtement, si ça allait. Elle m’a répondu : « Non. Ma sœur. Son mari ». Encore baignée de l’ambiance des mariages arrangés, j’ai pensé que le mari avait quitté sa sœur. D’une certaine manière, c’était vrai. « Il a été tué, a repris Tatiana, par l’armée russe. En Ukraine ».
J’ai senti la rage s’allumer dans la voix de cette femme si douce : « Ils n’ont pas assez de place ? Le plus grand pays du monde ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? Ces hommes petits. Comme Napoléon ». Elle a brièvement respiré avant de lâcher, éperdue : « Je n’arrive pas à réaliser ».
Je suis repartie, abasourdie. La guerre, la mort, la violence, l’impuissance, l’injustice, l’arbitraire, la bêtise, la haine. Cercle vicieux. Je suis passée par Nachlaot, ses ruelles calmes et ombragées, à l’abri du vacarme, de la foule, des voitures. J’adore ce quartier. Mon quartier. Son mélange de populations, toute la gamme des observances, des couleurs de cheveux, de peau. Sur le mur d’une maison de la rue Yossef Haïm, j’ai découvert un graffiti : « Mort aux gochistes-nasis ! » (En hébreu dans le texte.) Ma première réaction a été le mépris : « Apprends d’abord l’orthographe ! » Puis est venu l’accablement.
Au commencement, il y a les mots. Ceux qui ont créé la lumière. Au milieu de l’obscurité. Mais il y a aussi les mots qui créent l’obscurité. Les mots qui créent la guerre. Et au bout, se trouve la mort. La mort de ceux qu’on aime.
J’ai pensé à la promesse, Israël, peuple élu pour éclairer les nations. Quelle déception !
© Judith Bat-Or
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