J’ai eu une drôle de mère. Elle était capable à la fois de pleurer et de danser, de pleurer et de rire devant son couscoussier, de pleurer et de chanter. Ses AH ! étaient à la fois d’extase et de compassion. Je me souviens de ses pleurs pour les enfants assassinés par Mohamed Merah. Elle l’insultait (rabbi yehelkou), le vouait au diable et s’inquiétait pour Marie, son amie juive restée à Marseille. Marie est partie en même temps que ma mère.
Je me souviens de ses pleurs lors des premières exterminations de chrétiens en Iraq et en Syrie. J’étais chez elle à Marseille. La cathédrale de la Bonne Mère, elle la connaissait mieux que les mosquées de la ville. Eduquée par les soeurs catholiques, elle était plus confiante en l’accueil des chrétiens qu’en celui des musulmans. Des cierges, j’en ai brûlé pas mal pour elle. Elle saluait Marie et pleurait. Mon père et elle, tous deux berbères, interdits de parler leur langue ont comme pensé “soit ! Alors nous parlerons le français”. Pas d’arabe à la maison, c’était la langue de l’oppresseur. Et tant qu’à faire, pas de religion. Mais respect quand même et surtout pour celui qui a la foi paisible et accueillante.
Dans les dernières années de sa vie, elle s’est mise à prier, son tapis, – je le lui avais cousu et bâti à la manière des tapis de jeu de l’enfant -, était ouvert. Sa pierre de patience (sabbar sabour) pour ses ablutions, je l’ai encore. Parfois je la caresse comme j’aère son tapis de prière. Elle riait en priant. Je m’amusais à entendre tout en même temps “sea, sex and sun”. Elle me répondait après sa prière, en riant: “Tu n’as pas fini de déranger dieu ?! Behi, dérange, dérange”.
Elle adorait visiter les églises romanes d’Auvergne, des bijoux d’architecture et s’est désolée lorsque la mosquée de Fadhloun à Djerba a exposé à l’entrée “Interdit pour tout autre que musulman”. Elle était d’autant plus désolée que le jour même où nous avions découvert l’inscription d’interdit, nous sortions à peine de la synagogue de la Ghriba où immédiatement nous sommes reconnues et accueillies dignement.
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Je parle de ma mère parce que depuis hier Je lis des publications et des commentaires qui m’affectent sur la religion du tueur syrien des enfants d’Annecy. Les musulmans contents que “pour une fois” ce ne soit pas leur religion qui est visée et les laïcards de s’offusquer de l’opium-religion, non conscients de leur addiction à la crétinerie.
Je parle de ma mère parce que je sais qu’elle est multiple, que beaucoup de femmes et d’hommes de culture musulmane mais pas seulement vivent et pensent comme elle. ET ça n’est pas seulement une génération.
Hier, j’ai été bouleversée par une jeune femme qui vit à Bizerte en Tunisie. Elle avait publié un chant religieux de soeurs affiliées à Saint Thomas d’Aquin. Je vis tout à côté de l’église de mon bourg, au loin, une abbaye aussi. Des chants grégoriens. Je me souviens de l’assassinat du prêtre dans son église en France, c’était en été 2017. Le lendemain, je suis allée écouter (réservation en main) les Kirie de Bach dans l’église romane de Saint-Saturnin qui introduisait un festival dédié à sa musique. Il n’y avait pas beaucoup de monde alors qu’habituellement, pour cette manifestation, l’église est pleine à craquer. Désaffection due à la peur d’un autre attentat dans une église peut-être. J’étais la seule femme. Et d’un coup, je venais de réaliser que j’étais la seule musulmane en vacation du public qui se connaît et se retrouve pour d’autres manifestations locales. Un trouble certain. Et puis, le prêtre s’est avancé vers moi pour me demander d’introduire le festival. Un geste fort. Je m’étais disputée avec lui la semaine précédente. Il voulait imposer sa présence dans la salle polyvalente, pour une répétition de chorale et de spectacle religieux alors que j’avais une réservation annuelle pour un cours de tennis aux enfants du club. Querelle de clocher. J’ai refusé son invitation pour cause de non légitimité et d’incompétence totale pour parler de la musique de Bach. Il y a des gestes qui vous portent longtemps.
Je reviens à cette jeune femme, qui dans un commentaire, un échange avec moi, écrit : “J’adore le chœur de cette congrégation de sœurs, je ne peux même pas t’expliquer ni pourquoi ni comment … Je sais que je suis née prés d’une cathédrale, maman m’a toujours dit que le son des cloches arrêtait instantanément mes crises de pleurs dès les premiers mois”.
J’ai été très touchée par ses mots. Je me suis alors dit que la relève est bel et bien là, présente. Sa publication avait pour commentaire ces mots de Thomas d’Aquin : “Nous valons ce que valent nos joies.” Nos joies nous surprennent et nous retrouvent là où nous n’aurions pas pensé nous retrouver.
C’est à cette jeune femme que je dois le souvenir de ma mère avec sa Bonne-Mère et ses cierges brûlés pour ceux qu’elle pleure.
C’est à cette jeune femme que je dois ma joie d’hier. Jeune femme digne des hommes tels que Ibn Khaldoun, Tahar Haddad, Abu Qacem Chebbi pour la Tunisie et Taha Hussein pour l’Egypte.
Des hommes dont la philosophie en terre d’islam a recueilli l’héritage des grecs. Ils ne se sont pas contentés de le transmettre. Ils l’ont métamorphosé avec leurs belles constructions, inventions. Souvenez-vous que ces hommes ont été ostracisés à leur époque. Toute époque hait sa modernité. C’est grâce aux hommes de la marge, des interstices, de la rupture que nous aérons ce qui en nos cultures menace de nous rigidifier. De retrouver cet esprit chez la jeune femme, chère Amel, oui, ça a été ma joie. Je ne sais pas ce que vaut cette joie mais peu importe, elle était vraie joie.
Merci à elle.
© Elham Bussière
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