Michel Dray. Isaac Bashevis Singer, le dernier écrivain yiddish 

Les vacances approchent. C’est le temps de faire une pause et, dans la mesure du possible de penser à autre chose. Quel moment plus propice pour lire, retrouver ou découvrir un auteur ? 

Je vous propose aujourd’hui l’un des écrivains les plus énigmatiques de la génération. Énigmatique au sens où il est difficilement classable. Je parle d’Isaac B. Singer, prix Nobel 1978 de littérature, Américain d’adoption, natif d’une Pologne disparue. 

La Famille Moskat  est de tous les romans de Singer, celui que je préfère au point même de penser que c’est là son chef-d’œuvre. Paru en 1950 aux Etats-Unis, traduit par les éditions Stock, ce livre est tout simplement « tragiquement flamboyant ». 800 pages certes, mais je puis vous assurer qu’une fois entre les mains, le laisser de côté pour vaquer à d’autres occupations est presque impossible.  

La Famille Moskat, est une chronique qui s’étend sur la première moitié du XXème siècle, depuis ses balbutiements pour s’éteindre (le mot est tragiquement adéquat) dans l’enfer nazi. La Famille Moskat, c’est un clan, une tribu. Dès la première page du livre nous faisons connaissance de Meshulam Moskat, patriarche fondateur, riche homme d’affaire, juif très pieux, qui, alors qu’il a dépassé les 70 ans se prend le délire de se remarier avec une femme qui pourrait être sa fille, ce qui ne plaît pas à ses nombreux enfants.   

Dire qu’on y apprend beaucoup sur la Pologne et son antisémitisme viscéral qui court dans le les veines de ce pays jusqu’à aujourd’hui, n’est pas véritablement le propos bien qu’il n’est pas rare au cours des pages de lire à quel point les Polonais sont passés maîtres en la matière. Plus précisément, Isaac B. Singer dresse un état des lieux d’un judaïsme qui, de génération en génération, se modifie continuellement. Ce qui est le point fort de Isaac B. Singer, c’est qu’à aucun moment du roman, il porte le moindre jugement sur l’évolution de ses personnages. Tous, par leurs différences, par leurs angoisses, par leurs vices ou encore par leurs doutes, sont des êtres attachants parce qu’au-delà des pages ils nous donnent réellement l’impression d’être faits de sang, de chair et de larmes. 

                  Plus encore, Isaac B. Singer raconte un judaïsme rigoriste, qui nous semble, à nous quelque peu figé, presque perdu dans les limbes de quelque histoire ancienne. Mais Singer, enfonce le clou pour ainsi dire. Il nous entraîne dans un questionnement incessant sur nous-mêmes, moins en tant que Juifs que parce que nous appartenons à la seule famille qui vaille : la communauté humaine avec sa part d’ombre et de lumière. Et tout cela avec cet humour yiddish où se moquer de soi-même est une sorte de saine religion. Ainsi, savez-vous pourquoi il n’y a pas de Juifs dans les régions boréales proches du cercle polaire ? Simplement parce qu’il est impossible à un juif normalement constitué de faire Chabbat dans des contrées où les nuits durent six mois. Ou encore : deux juifs se rencontrent dans la rue. Le premier demande à l’autre comment il se porte et l’autre lui dit : « pose-moi une autre question plus facile ». Ce n’est pas innocemment que j’évoque cet humour. Isaac B. Singer en l’intégrant dans son roman nous raconte l’histoire d’une culture qui, comme le masque grec si cher à Eschyle, rit et pleure à la fois. 

                  Et pour aller plus encore dans l’archéologie de l’œuvre, Isaac B. Singer nous incite à réfléchir sur la religion juive en particulier et sur Dieu en général. Le patriarche fondateur de la famille Moskat est très religieux sans pour autant oublier qu’il est un homme d’affaire avisé et amassant une fortune conséquente. Je passe sur la façon dont les héritiers se comportent à sa mort. La nichée Moskat se bouffe le nez en cherchant désespérément la clé du coffre où se trouve les documents de la fortune du patriarche, chacun, naturellement se méfiant de l’autre, qu’il soit frère, sœur, beau-frère ou belle-sœur. Ceci pour montrer que Isaac B. Singer ne fait aucun cadeau, qu’il ne brosse jamais un tableau idyllique et encore moins qu’il déifie ses personnages pour en faire des icônes. L’auteur n’est pas du genre à maquiller ses héros, lesquels d’ailleurs sont surtout des anti-héros.  Meshulam, le religieux chanceux en affaires, n’est pas plus ni moins fréquentable que son frère Abram, dilettante, coureur invétéré de jupons et erre d’une aventure à l’autre. De même les femmes, toutes porteuses de perruques qu’elles sont, Singer nous les décrit comme des êtres aux gestes prudes, au regard soumis de la femme orthodoxe. Or, l’écrivain va plus loin. Il taille tout cela en pièce avec une dextérité foudroyante et dans le style et dans le choix des mots. Durant 800 pages ce ne sont que mariages arrangés, divorces  et tromperies. Bref, Isaac B. Singer nous ramène à la réalité : les juifs sont des hommes comme les autres. 

                  A propos d’hommes, précisément, évoquons ici l’un des personnages clé du roman Asa Heschel.  Singer nous le présente dès les premières pages comme un juif pieux de 19 ans, débarquant à Varsovie, portant papillotes et enserré dans une timidité quasi maladive. Mais à la fin du roman, autrement dit 40 ans plus tard, c’est un homme qui a connu les femmes, qui a trompé son épouse, qui a été follement amoureux d’une autre, Hadassah, mais avec laquelle il n’arrive pas à être heureux pour finir entre les bras d’une chrétienne évangélique tandis que les nazis entrent dans Varsovie. Asa se veut philosophe et disciple de Spinoza. Tout au long de son parcours, c’est évidemment la vision que Singer a du peuple juif. Elle n’est ni négative ni positive, simplement lucide. Singer c’est à la fois Meshulam, Abram et Asa. Mais c’est aussi Hadassah, le double féminin de Asa, qui, à travers son journal intime nous ouvre la porte secrète de l’âme féminine orthodoxe à travers les mariages arrangés et les erreurs d’aiguillage qu’ils génèrent. Singer oppose durant 800 pages ancienneté et modernité, tradition et émancipation. Il nous parle de l’Amérique, eldorado pour certain, de la Palestine, espoir pour d’autres, et de l’immobilisme orthodoxe qui refuse et l’eldorado et la Palestine. 

                  Ne serait-ce que pour tout cela, La famille Moskat est un chef d’œuvre. On connaissait de lui Shosha ou encore le Manoir ou même Les Ombres de l’Hudson et bien sûr Yentle immortalisé par le film du même nom. 

                  Pourtant, je ne saurais conclure sans évoquer l’essentiel du roman et au-delà de toute l’œuvre de Singer. Tous les personnages cherchent Dieu ou veulent s’en défaire. Singer n’hésite pas à dire que Dieu peut soit rendre fou, soit rendre saint. En refermant ce livre j’ai pensé à un autre roman tout aussi dur, tout aussi flamboyant : Le Bal des Maudits de Irwin Shaw, paru en 1949 en traduction française aux Presses de la Cité. (Ce sera d’ailleurs ma prochaine recension). 

                  Singer, comme Shaw précisément mais également Gary en France, Albert Cohen en Suisse ou Karl Kraus en Allemagne nous propose une réflexion sur l’universalité de la nature humaine, qui, pour reprendre Gogol, n’est composée que d’âmes grises, ni tout à fait blanches ni tout à fait noires. 

                  Enfin je terminerais mon propos par la dernière phrase du livre de Singer  : « La mort est le Messie. Voilà la vérité. » 

© Michel Dray

La Famille Moskat, édition de Poche (J’ai Lu. N° 10844) 

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