Cette Lettre ouverte fut publiée le 12 novembre 2019 par Bernice Dubois, féministe historique et déléguée du MAPP à l’ONU
Madame,
Je viens de lire, avec un peu de retard, votre article intitulé « Sakineh et Hessel même combat ».
En tant que féministe de très longue date, je suis une des défenseures de Sakineh, comme d’autres femmes victimes d’un régime totalitaire, meurtrier pour les femmes ainsi que pour toutes les minorités qui ont le malheur d’habiter cet État (dont les Baha’is ne sont qu’un exemple) et d’un intégrisme islamiste barbare. Comment donc ne me serais-je pas intéressée à cet article ?
Quelle stupéfaction ne fut pas la mienne en découvrant que vous compariez le sort d’une femme menacée de lapidation à celui d’un homme politique (que j’ai connu) et qui n’est confronté qu’à des critiques comme peut l’être tout homme politique dans une démocratie ! Toute féministe ne peut qu’être profondément choquée par votre comparaison. Elle serait ridicule si le cas des Iraniennes n’était pas si tragique ! Il nous paraît donc clair que vous ne connaissez réellement ni le cas de Sakineh, ni le parcours de Stéphane Hessel, et que vous ne vous souciez guère des règles de la liberté d’expression dans une démocratie. Monsieur Hessel n’est victime que de ses propres mensonges.
Il aurait voulu se faire passer pour un juif victime des Nazis. (Pourquoi ? mystère !) Il n’est juif que selon la définition hitlérienne du judaïsme (ses grands-parents paternels sont convertis au protestantisme et du côté maternel, aucune trace de judéité). Il fut interné, pour moins d’un an, comme résistant (déporté politique), ce qui est tout à son honneur, mais nullement comme Juif (déporté racial), sans quoi il ne s’en serait pas tiré à si bon compte.
Dans ses mémoires (« Danse avec le siècle », Paris, 1997, p. 90), il reconnaît avoir été, dans le camp de Rottleberode, « pris en sympathie par les deux Prominenten de ce petit camp, le Kapo Walter et le Schreiber Ulbricht ». Et l’ancien déporté politique Hessel ajoute : « Ils me font porter pâle et travailler auprès d’eux. Je profite des privilèges que ces déportés expérimentés ont acquis pour eux et pour leurs protégés : meilleure nourriture, un peu plus de place dans les châlits. Je dois ces faveurs à ma pratique de la langue allemande (…). Et, grâce à eux, je m’initie au fonctionnement administratif du camp. Ces tâches gestionnaires (…), les SS les ont confiées aux détenus ».
Allez-vous dénoncer ces propos de Stéphane Hessel lui-même comme « inadmissibles » ou « scandaleux » ? Mais connaissez-vous l’existence des Prominenten et leurs fonctions dans les camps nazis ? Il a voulu, après la mort de René Cassin mais jamais auparavant, se faire passer pour « l’un des rédacteurs » de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948). Le problème est qu’il n’a nullement contribué à la rédaction de la Déclaration, contrairement à ce qu’il affirme çà et là.
Vous citez dans votre article du « Nouvel Obs », portant sur le film documentaire qui lui est consacré (France 5) : « J’ai 30 ans, me voici à New York. Je m’engage dans ce nouveau combat. Je participe à la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme » (« Frère des hommes », TéléObs, 6-12 novembre 2010, p. 18). Dans une interview publiée en décembre 2008 par le Centre d’Actualités de l’ONU (c’est l’un de mes centres d’intérêt depuis une trentaine d’années), il avoue la vérité car, là au moins, devant ses pairs, il ne peut pas faire autrement : « Je n’ai pas rédigé la Déclaration* ».
Voilà qui est clair et net.
Je vous livre donc les propos qu’il a tenus, publiés le 10 décembre 2008 sur le site de l’ONU, pour information : « J’étais un diplomate français frais émoulu du dernier concours. J’avais été reçu le 15 octobre 1945 et je suis arrivé à New York en février 1946. J’ai fait la connaissance d’Henri Laugier, qui était alors Secrétaire général adjoint des Nations Unies. Il m’a pris comme directeur de cabinet. Avec lui, il y avait John Peters Humphrey, directeur de la Division des droits de l’homme au Secrétariat des Nations Unies. J’étais en contact permanent avec l’équipe qui a rédigé la Déclaration, dont l’Américaine Eleanor Roosevelt et le Français René Cassin. (…) Au cours des trois années, 1946, 1947, 1948, il y a eu une série de réunions, certaines faciles et d’autres plus difficiles. J’assistais aux séances et j’écoutais ce qu’on disait mais je n’ai pas rédigé la Déclaration. J’ai été témoin de cette période exceptionnelle ».
En espérant que vous aurez l’honnêteté d’en tenir compte. Car, malgré cet aveu dénué d’ambiguïté, l’ancien diplomate continue d’être célébré dans les médias comme « l’un des rédacteurs » de la Déclaration universelle de 1948. Et vous suivez le mouvement.
Il est vrai que dans la plupart des médias, en France, on a pris l’habitude d’affirmer tout et n’importe quoi, sans le moindre souci d’objectivité. Comme si la vérification et le recoupement des sources n’avaient aucune importance.
Je pense que vous êtes au fond de mon avis sur ce point. Car votre article constitue une frappante illustration de ces pratiques peu professionnelles. Les déclarations du MRAP à ce sujet, comme à propos de tant d’autres, ne sont guère une source fiable. Si vous le souhaitez, je peux vous envoyer un rapport issu d’une enquête sur le MRAP, intitulé « Le MRAP dérape », publié en 2004 et qui fut assez bien relayé par la presse à l’époque.
Le MRAP a fulminé mais n’a jamais agi contre nous, car le rapport en question était bien documenté.
Et nous en arrivons à la personne que vous souhaitez apparemment diaboliser, le Professeur Taguieff. J’avoue ne pas comprendre les raisons de votre fureur qui semble pour le moins disproportionnée. Je suis allée donc lire ses propos, non ceux qui lui ont été mensongèrement attribués (une phrase supposée extraite d’un passage polémique qu’il avait lui-même supprimé sur son « mur » de Facebook), mais les siens, ceux qu’il assume clairement.
J’y ai trouvé des critiques sévères, certes, concernant les positions politiques anti-israéliennes de Stéphane Hessel. Mais ces critiques, qui donnent parfois dans l’ironie mordante, sont beaucoup moins virulentes que d’autres que l’on peut lire tous les jours dans les médias en France. Il est courant, dans nos pays démocratiques, d’exprimer des opinions, parfois de façon excessive ou injuste, à l’égard de tel intellectuel ou de tel politicien. J’ai lu des propos réellement sauvages, mais tant qu’il n’y a pas de calomnie (et, en France, il y en a souvent, hélas), il n’y a pas de mal. Dire la vérité, serait-ce sur un ton polémique, est toujours une bonne chose. En vous indignant avec ostentation de propos supposés tenus, dans une conversation privée, par le chercheur au CNRS, vous paraissez sombrer dans le « deux poids, deux mesures », et sacrifier à un détestable esprit de délation.
Certes, la République islamique d’Iran se bat avec d’autres États amis à l’ONU pour interdire la liberté d’expression partout dans le monde, mais je me félicite du fait que cet esprit totalitaire ne se soit pas encore installé chez nous, bien que je ne sois guère optimiste pour l’avenir.
En attendant, dans nos sociétés pluralistes, la libre expression des opinions est encore un droit. Je ne vois pas au nom de quoi, lorsqu’elle vise certains personnages, son exercice devrait être tenu pour un acte sacrilège.
L’ancien diplomate Hessel n’est pas un personnage sacré, on ne saurait le tenir pour une « icône » intouchable. À moins de rétablir le crime de blasphème ! Je ne connais pas plus le Professeur Taguieff que je ne vous connais, mais j’avoue ma perplexité devant votre rage, vos excès de langage et vos comparaisons inadmissibles. Puis-je vous suggérer, en toute amitié, de vérifier plus soigneusement vos sources et de ne pas vous fier à n’importe lesquelles, puis de réfléchir au mal que vous pouvez faire aux femmes qui risquent leurs vies et leur liberté par vos propos.
Mais peut-être cela vous est-il égal ? Je veux espérer que non.
Je vous prie d’agréer, Madame, l’expression de mes salutations les meilleures. »
Bernice Dubois © Primo Info
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