J’ai devant moi la dernière parution de Pierre Lurçat : “Quelle démocratie pour Israël ?”, sous-titrée : “Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges ?” Je vais en rendre compte, ce qui me permettra par ailleurs d’approfondir ma connaissance d’un sujet qui m’intrigue et me préoccupe.
Ainsi que le signale l’auteur en introduction, l’objectif de la réforme judiciaire en Israël n’est pas de mettre fin à la démocratie ainsi que le proclament ses opposants mais bien de la renforcer par un rééquilibre des pouvoirs. C’est ce que s’est proposé le gouvernement élu (en novembre 2022) en s’en prenant à la “Révolution constitutionnelle” conduite par le juge Aharon Barak dès le début des années 1990, une révolution qui pas à pas a donné un pouvoir extraordinaire à la Cour suprême, la Cour suprême qui en viendra à mettre son nez partout. Ce déséquilibre des pouvoirs s’étant produit petit à petit, insidieusement pourrait-on dire, la majorité des Israéliens ne semble pas en avoir pris note.
Pierre Lurçat se propose donc de nous aider à comprendre en élargissant l’angle de vision sur ce qu’il juge être un “véritable putsch judiciaire” afin de mieux comprendre l’enjeu de l’actuel débat en Israël.
Le système judiciaire et le droit israéliens sont les héritiers du mandat britannique en Palestine (1917-1948) qui lui-même conserve quelques traces du droit ottoman, la Palestine ayant appartenu à l’Empire ottoman.
En 2000, des cours administratives sont créées au sein des tribunaux de district, ce qui va permettre à la Cour suprême de se concentrer sur le contentieux public et “politique” suivant le plan d’Aharon Barak. Précisons que la Cour suprême est à la fois Cour d’appel et Haute Cour de Justice (en charge de l’examen des recours contre les décisions de l’administration). Avec la “Révolution constitutionnelle” cette deuxième fonction connaît une évolution dramatique à partir de 1992 tandis que cette première fonction n’est pas modifiée. Le président de la Cour suprême, soit le juge le plus ancien, chapeaute tout le système judiciaire en Israël.
De 1948 à 1992, la Cour suprême est en conformité avec la conception de Montesquieu quant au pouvoir judiciaire dans une démocratie, soit un pouvoir qui est tenu de s’effacer afin de laisser le peuple gouverner par l’intermédiaire de ses représentants élus. Ainsi, au cours de cette période, la Cour suprême s’abstient-elle d’intervenir dans des controverses à caractère politique ou social pour s’en tenir à des problèmes strictement juridiques. Autrement dit, la Cour suprême s’en tient alors aux questions de droit excluant les conflits politiques, les conflits de valeurs et les questions de société.
La justiciabilité est une notion essentielle en démocratie puisqu’elle permet de distinguer entre ce qui relève de la justice d’une part, du débat public et de la vie politique d’autre part. La justiciabilité, soit les limites objectives de la compétence judiciaire. Autre facette de la justiciabilité : l’intérêt à agir. Après avoir défini son aire d’action, la Cour suprême doit également examiner s’il y a un lien pertinent entre la personne requérante et l’objet de la requête. Ces deux critères (le caractère justiciable (la justiciabilité) et l’intérêt à agir) ont été modifiés en profondeur par la Révolution constitutionnelle conduite par Aharon Barak.
Pierre Lurçat nous donne quelques exemples considérés comme non justiciables avant 1992, soit deux arrêts distincts rendus en 1965, avec le refus de la Cour suprême de s’impliquer dans des questions relatives à la formation du gouvernement et l’accueil du premier ambassadeur d’Allemagne en Israël.
Les opposants à la réforme en cours prétendent qu’elle aurait pour effet de porter préjudice à la protection des droits de l’homme contre le gouvernement (l’exécutif) et la Knesset (le législatif). Pierre Lurçat déclare que la Cour suprême n’a pas besoin d’être activiste (voire hyper-activiste) pour défendre les droits de l’homme ; et pour illustrer son propos, il cite l’affaire Hadj Ahmed Abou Laban (1948), soit l’un des premiers arrêts rendus par la Cour suprême.
Question que nous sommes nombreux à nous poser : pourquoi Israël n’a pas de Constitution ? Israël n’a pas vraiment une Constitution telle que nous la connaissons par exemple en France et pour plusieurs raisons. Cette absence s’explique d’abord par “l’absence d’un consensus minimal sur les valeurs communes et sur l’identité profonde de l’État d’Israël”. Alors qu’Israël accède à l’indépendance, certains pensent doter le pays d’une Constitution formelle écrite. Précisons à ce propos que le cas d’Israël est loin d’être unique. La vieille démocratie anglaise n’a pas de Constitution écrite, et son influence sur le système juridique israélien a été considérable. Par ailleurs, les références politiques et juridiques de nombre de penseurs et responsables sionistes (dont Theodor Herzl) n’étaient pas celles du monde anglo-saxon mais essentiellement de la France et de l’Allemagne. Et les circonstances ont ajourné la formation d’une Assemblée constituante (la “première Knesset”) ; elle ne sera élue qu’après la fin de la Guerre d’Indépendance (1948-49) et elle ne travaillera pas à la rédaction d’une Constitution. L’ajournement de ce projet constitutionnel pourrait en partie s’expliquer par la pression des partis religieux, hostiles à toute Constitution laïque à laquelle ils opposent la Sainte Torah. Et ce projet de Constitution devait-il protéger le droit à la propriété privée dans un pays où la division entre une gauche sioniste socialiste et une droite sioniste libérale était marquée ?
David Ben Gourion insiste sur l’esprit de compromis dans tous les domaines et d’union à l’heure du danger. La première Knesset est dissoute en 1951 sans avoir élaboré une Constitution. Elle a toutefois adopté une résolution, la résolution Harari, un projet confié à la commission de la Constitution des Lois et des Droits et visant à préparer une Constitution pour l’État. Cette temporisation de David Ben Gourion sur la question de la Constitution pourrait avoir une autre explication : attendre que la majorité du peuple juif soit installée en Israël pour adopter une Constitution formelle.
Entre 1958 et 1992, neuf Lois fondamentales sont adoptées en application de la résolution Harari. A partir de 1992, le processus constitutionnel expérimente un profond changement d’orientation avec notamment l’adoption des Lois fondamentales sur la dignité et la liberté humaines et sur la liberté professionnelle, le tout interprété par Aharon Barak qui accélère le processus constitutionnel initié par la résolution Harari et marque une profonde rupture avec les législations des années 1948-1951.
Et nous abordons la deuxième partie de cette étude où est exposée la manière dont la Cour suprême est devenue le premier pouvoir en Israël. Mais tout d’abord, une question de lexique. Le judicial activism s’oppose au judicial restraint(voir Arthur Schlesinger). Les juges activistes estompent voire effacent la frontière entre droit et politique. Aux États-Unis le relatif équilibre entre juges partisans du judicial activism et juges partisans du judicial restraint a été rompu à partir des années 1970 par une figure devenue emblématique : Ruth Bader-Ginsburg, promotrice du judicial activism. Ruth Bader-Ginsburg et Aharon Barak ont une profonde estime l’un pour l’autre. Ils sont hyper-activistes en tant que juges. Ainsi, de “simple technicien du droit”, le juge se veut “architecte du changement social” pour reprendre les mots d’Aharon Barak. Il ne s’agit plus pour lui de se limiter à la technique juridique mais de s’adonner à la politique juridique. Il l’affirme déjà en 1975 alors qu’il n’est encore que professeur de droit. Pour Aharon Barak empiéter sur le domaine du législateur est non seulement légitime mais nécessaire.
Contrairement à la Cour suprême des États-Unis l’alternance est inexistante en Israël où la Cour suprême est devenue un bastion avec Aharon Barak, un bastion très fortement dominé par les ashkénazes, laïcs et de gauche. Bien qu’il s’en défende, Aharon Barak considère implicitement que l’élite de la société juive en Israël est constituée par les ashkénazes.
La Cour suprême représente aujourd’hui une minorité, tant d’un point de vue sociologique que politique. L’actuelle réforme judiciaire s’est donnée comme principal objectif de modifier le mode de nomination des juges dans le but d’en finir avec une prééminence que n’a que trop duré. L’expression “Révolution constitutionnelle” est d’Aharon Barak lui-même.
Quelques repères biographiques au sujet d’Aharon Barak. Aharon Barak est né en 1936 en Lituanie. Son enfance est marquée par la Shoah. Il émigre avec ses parents en Israël en 1947. Il passe son doctorat en droit et son ascension est rapide. Il est nommé procureur de l’État en 1975. Parvenu à ce poste, il engage des poursuites contre des personnalités publiques parmi lesquelles l’épouse du Premier ministre Itshak Rabin, Léa, Itshak Rabin qu’il invite “poliment” à démissionner, ce que fera le Premier ministre. Les élections portent Menahem Begin à la tête du gouvernement. Cette affaire (il ne s’agissait que de quelques centaines de dollars laissés sur un compte bancaire aux États-Unis où Itshak Rabin avait été ambassadeur) marque le début d’une période inédite dans les rapports entre les institutions judiciaires et l’exécutif. Sous l’impulsion d’Aharon Barak, conseiller juridique du gouvernement puis président de la Cour suprême, le pouvoir judiciaire va supplanter tous les autres pouvoirs du pays et radicalement. Nommé à la Cour suprême en 1978, Aharon Barak en est le président de 1995 à 2006, soit onze années au cours desquelles il conduit la “Révolution constitutionnelle”. Aharon Barak ne se contente pas de rédiger des jugements, il remue également des questions théoriques. Il se veut non seulement praticien mais aussi théoricien. Il faut lire son livre “Le rôle du juge dans une démocratie” dans lequel il expose sa vision de la démocratie, une vision fort éloignée de la vision classique. Pour Aharon Barak, et je cite Pierre Lurçat : “La démocratie n’est pas seulement une forme de régime politique, elle possède un contenu “substantiel”, à savoir un ensemble de droits qui sont au-dessus de l’ensemble des lois et qu’il appartient au juge de protéger”. On est bien loin de la conception de Montesquieu (conception classique). Aharon Barak bouleverse cette conception classique ; pour lui le pouvoir judiciaire est tout-puissant et a droit de regard et de censure sur l’exécutif et le législatif. Bref, selon lui, et ainsi qu’il le dit sans ambages, rien n’échappe au droit, à la norme juridique, y compris l’amitié et les pensées subjectives, l’autonomie de la volonté étant reconnue par la loi. Ainsi que le signale le juge Menahem Elon, spécialiste du droit hébraïque, “cette conception correspond à une vision du monde religieuse, et non à une conception juridique”. Cette appréciation quant à l’attitude d’Aharon Barak est partagée par plus d’un. Cette conception du droit omniprésent a été rapprochée par Aryeh Edrei de celle de la halakha du parti orthodoxe Agoudath Israel au début du XXe siècle. Il s’agit d’une extension du droit de regard des Sages de la Torah à des domaines qui a priori ne relèvent pas de celui de la loi juive, la loi juive qui entre commandements positifs et commandements négatifs laisse un immense espace où elle n’intervient pas, préservant ainsi la liberté de l’individu. Cette conception traditionnelle a été remise en question par l’Agoudath Israel qui a voulu imposer la loi juive dans des domaines comme la politique ou l’économie et autres domaines dont cette loi se tient traditionnellement à l’écart. Bref, il est possible d’établir un saisissant parallèle entre la démarche de l’Agoudath Israel et celle du juge Aharon Barak, entre le “Daat Torah” de l’Agoudath Israel et le “tout est justiciable” d’Aharon Barak dont le système judiciaire a décidément un caractère religieux marqué.
(à suivre)
© Olivier Ypsilantis
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