Laurent Rigoulet. Les Éclaireuses de Tunis

Cannes : douze ans après la “révolution de jasmin”, l’intense créativité du cinéma tunisien

Kaouther Ben Hania, réalisatrice des « Filles d’Olfa », en compétition à Cannes, dans le club de la fédération des cinéastes amateurs dans lequel elle a débuté, à Tunis, le 9 mai 2023.  © Farouk Laaridh pour Télérama

Pour la première fois en cinquante ans, un film tunisien est en compétition : « Les Filles d’Olfa », de Kaouther Ben Hania. Comme elle, toute une génération de femmes cinéastes fait preuve d’une grande inventivité, qui bouscule l’ordre moral et politique.

Ciel d’encre sur Tunis. Dans un entrelacs de ruelles de la médina où elle ne se retrouve pas, Kaouther Ben Hania nous emmène là où tout a commencé. Elle marche d’un bon pas sur le pavé glissant. Sous ses faux airs de calme indolente, elle avance vite pour ouvrir la voie. Son cinquième long métrage, « Les Filles d’Olfa », est le premier film tunisien en compétition à Cannes depuis cinquante ans. Son précédent, L’Homme qui a vendu sa peau, était le premier à représenter son pays aux Oscars.

Les idées crépitent et elle est déjà immergée dans le prochain, que son alter ego producteur Nadim Cheikhrouha présente comme un « Nom de la rose arabo-musulman », « un hommage au cinéma », une réflexion sur les images et l’islam, un ardent voyage dans les méandres de la mémoire. Il se tournera en partie dans les écuries d’un ancien palais du XIXe siècle, où la cinéaste nous précède. « C’est là que je me suis dit : ‘Je vais faire du cinéma’ « , lâche-t-elle dans le clair-obscur d’une enfilade de vastes caves, où l’on n’entend plus rien du bourdonnement de la ville.

Elle n’était pas revenue depuis une éternité et visite avec émotion les salles éclairées de toiles naïves, le théâtre de poche, qui donne sur une cour semée de pétales mauves, la salle de projection, dont les sièges sont taillés à même la pierre, la buvette au comptoir de brique nichée dans l’arrondi d’une voûte. Elle se revoit pousser la porte de ce centre culturel à 23 ans, timide sans doute, innocente sûrement, à l’orée du nouveau siècle, sous la chape de plomb des années Ben Ali. Elle s’ennuyait dans une école de commerce à Carthage. Elle avait entendu à la radio parler de la Fédération des cinéastes amateurs, très populaire dans le pays, et d’un de ses clubs dans la médina. Elle s’y est rendue sans attendre. Elle n’imaginait pas que l’Histoire se mettrait à cavaler avec elle, qu’elle deviendrait la nouvelle figure de proue du cinéma tunisien enflammé par la révolution, qu’elle serait l’éclaireuse d’une forte génération de femmes cinéastes mettant sens dessus dessous l’ordre moral et politique et sondant les violences et les traumas d’une société qui n’en finit plus de se battre pour ses libertés.

Depuis « L’Homme de cendres », de Nouri Bouzid, en 1986 et « Les Silences du palais », de Moufida Tlatli, en 1994, le cinéma d’auteur tunisien est toujours resté vivace, abordant librement des histoires de mœurs censurées dans les pays voisins. Ses pionniers n’ont toutefois pas réussi à bâtir un système, encore moins une industrie, juste un canevas de voix solitaires auquel le régime a longtemps cédé un semblant d’espace pour avoir la paix. « Il ne laissait pas s’exprimer la moindre opinion politique », dit Kaouther Ben Hania. « Un peu de nudité et du sexe, oui, allez-y, faites-vous plaisir… mais absolument rien de contestataire ». Il n’y a pas meilleur guide que la cinéaste de « La Belle et la Meute » pour suivre les mouvements, les errances et les révoltes de l’histoire récente de son pays.

Son parcours les épouse depuis l’adolescence. Elle vient de Sidi Bouzid, une ville enclavée, d’où est partie la révolution de 2011. Elle a grandi dans une société à l’arrêt, assommée par la dictature. À l’exception du grand spectacle de Bollywood et Hollywood, le cinéma n’arrivait pas jusqu’à elle. Une jeune fille parmi d’autres, rêvant de littérature sans s’imaginer de futur. Dans son club de cinéma, elle a découvert en même temps les films et la politique, les élans du cœur et ceux de la pensée. Hommes et femmes se retrouvaient là, après le travail, pour débattre et lire des scénarios, défendre le prolétariat et critiquer le gouvernement. Un monde secret, turbulent, bouillonnant, dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

« Avant, j’imaginais des stratagèmes pour tourner. Sans la révolution, mon cinéma n’aurait pas existé ». Kaouther Ben Hania

Dans les bureaux du club culturel Tahar-Haddad, l’activité n’a pas diminué. Le matériel de fortune est entassé parmi les livres. « Nous tournions ce qui nous venait à l’esprit », raconte Kaouther Ben Hania. « Des histoires simples, des bêtises, des séquences militantes, nous montions à même la caméra, faute de matériel, mais nous apprenions à fabriquer des films ». Le cinéma tunisien est profondément enraciné dans cet art de la débrouille et des tournages semi-clandestins en mode « guérilla ».

Dans son premier long métrage, « Le Challat de Tunis », un faux documentaire présenté à Cannes, à l’Acid, en 2014, Kaouther met en scène la frustration accumulée pendant ces années. Dès les premiers plans, elle s’oppose vivement à un policier qui voudrait l’empêcher de tourner et refuse de baisser sa caméra : « J’enrageais d’être censurée », dit-elle. « Je n’en pouvais plus de voir les flics me réclamer des autorisations qu’on ne pouvait obtenir. Je prenais ma revanche ». Le « Challat  » est un sujet chaud en forme de légende urbaine, l’histoire d’un homme balafrant au rasoir les fesses des femmes qu’il jugeait trop aguicheuses. En partant sur ses traces au cœur de Tunis, la cinéaste débutante provoque les hommes dans les rues qu’ils veulent interdire aux femmes. Tout est en germe des films à venir, l’asphyxie du patriarcat et de la misogynie, la violence faite aux femmes. Plus rien n’entrave sa colère et son énergie créatrice. Le Printemps arabe est passé par là : « J’ai conçu le film avant, j’imaginais des stratagèmes pour tourner, mais je n’y serais jamais parvenue. Sans la révolution, mon cinéma n’aurait pas existé ».

L’appel d’air est immense. Les films surgissent de partout et ne manquent pas d’audace pour traiter de tous les sujets, affronter les lourds remous de l’actualité, plonger dans l’intimité la plus close et explorer de nouvelles formes. Les femmes sont nombreuses à affirmer leur voix et, depuis quelques saisons, visitent avec assiduité les sélections cannoises. Au programme de l’Acid cette année, la jeune Sonia Ben Slama retourne sur les traces d’une grand-mère répudiée par son mari. Elle s’interroge, dans Machtat, sur le corset des traditions en filmant le quotidien d’une troupe de musiciennes de noces dont les propres mariages sont une ribambelle de malheurs. La parole de ces femmes déborde le cadre. « La caméra leur donne le sentiment d’être écoutées vraiment, dit la documentariste. Alors que personne ne les entend ».

Sonia Ben Slama débarque à Cannes dans la section même où Kaouther Ben Hania a fait son apparition. On peut y voir plus qu’une coïncidence. Toutes deux sont des conteuses qui prennent des libertés avec le genre documentaire pour révéler l’âme cachée d’une société longtemps verrouillée. « On peut mentir au cinéma, du moment que l’on parvient à dégager une vérité profonde », dit Kaouther, citant Abbas Kiarostami. « Pour moi, l’essentiel est de toucher les spectateurs en leur révélant cette vérité ».

Après des décennies d’asphyxie, la foi dans les pouvoirs du cinéma est immense. Dans son nouveau film, Kaouther Ben Hania escamote jusqu’au vertige les frontières entre documentaire et fiction pour raconter l’histoire d’une mère et de ses quatre filles, dont deux sont parties rejoindre Daech. Comme pour la plupart de ses projets, elle est partie d’un fait divers très médiatisé en Tunisie pour le cribler de questions. « Quand je ne comprends pas quelque chose, je fais un film », dit-elle. Ces filles embrigadées à l’adolescence par les islamistes lui étaient en tous points étrangères. Elle a pensé recueillir le témoignage de leur mère et de leurs sœurs pour un simple documentaire, mais rien ne prenait vie, et elle a choisi de les mêler, dans l’espace clos d’un vieil hôtel de Tunis, à des actrices jouant leurs rôles. « Je voulais trouver une manière de convoquer le passé et d’en explorer la complexité, de plonger dans un récit et de le commenter en même temps, de mettre les souvenirs en scène sous les yeux de ceux qui les ont vécus ».

La réalisatrice s’est assurée, à chaque moment, qu’Olfa et ses filles désiraient partager leur histoire, que les actrices sauraient les interroger et les comprendre. Elles se sont toutes embarquées dans une expérience singulière et souvent chaotique. Le tournage tenait de la catharsis, les émotions jaillissaient de manière sidérante et le film s’est fait dans une drôle de communauté à fleur de peau : « Les personnages réels contaient leur passé devant la caméra. Elles le mettaient en scène elles aussi, il leur arrivait de diriger les autres acteurs, elles prenaient le pouvoir sur leur histoire ».

Dans ce maelström souvent joyeux, Ichraq Matar et Nour Karoui tenaient leur cap. Les actrices jouaient avec une intensité rare le rôle de ces deux sœurs englouties par le gouffre du fanatisme. Elles sont jeunes et tout entières engagées dans l’activisme et l’hyperactivité de la Tunisie d’aujourd’hui. L’une est chanteuse dans un groupe de « musique engagée », poète, actrice et militante. L’autre joue au théâtre le rôle d’une jeune fille qui cherche son identité sexuelle, sujet tabou en Tunisie, et elle travaille pour une association de défense des migrants. Quand on les rencontre dans un agréable appartement du quartier de Franceville, en bordure de la médina, il ne reste plus que quelques jours avant Cannes, l’excitation est à son comble.

Elles essaient des robes en dansant et s’entraînent à poser, mais les photographies pour le reportage, il vaut mieux les faire à l’intérieur. Pour ne pas avoir à composer avec la police, qui réclame toujours plus d’autorisations et se manifestait tous les jours sur le tournage. Sans raison, simplement pour faire sentir sa présence. La situation se tend, les libertés sont de plus en plus menacées alors que le pays est au bord de l’effondrement. Personne ne sait d’où vient le vent. Le cinéma affiche une créativité extravagante, mais il cherche toujours une assise. « À chaque film », dit Kaouther Ben Hania, « j’ai l’impression de recommencer au début ».


En compétition : 

– « Les Filles d’Olfa », de Kaouther Ben Hania. En compétition. Sortie le 5 juillet.

– « Machtat », de Sonia Ben Slama. À l’Acid. En attente de date de sortie.

Le Festival La Rochelle Cinéma, du 30 juin au 9 juillet, hommage à Kaouther Ben Hania et aux cinéastes tunisiennes, de Moufida Tlatli à la nouvelle génération qui a émergé après le Printemps arabe : Leyla Bouzid, Erige Sehiri, Sonia Ben Slama…. 

© Laurent Rigoulet

https://www.telerama.fr/cinema/cannes-douze-ans-apres-la-revolution-de-jasmin-l-intense-creativite-du-cinema-tunisien

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