Tribune Juive

Yoan Afriat. Mayer Lévy, le « Moshé le Fou », le « Moshé le Sage » des cristoliens

D’aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfance à Créteil, il y avait des personnages mystérieux que je voyais déambuler dans la ville. Ils étaient à la fois de la ville, de partout et de nulle part. Entre mystiques, vagabonds, ermites perdus au milieu du béton, ils donnaient l’impression d’être à la fois dans la solitude, coupés des autres, et en même temps, en connexion avec tout le monde. Ils n’étaient pas violents, ils n’étaient pas mendiants. Certains étaient handicapés physiques, d’autres handicapés mentaux, d’autres peut-être en possession de leurs moyens, mais par choix ou par accident, la vie en a fait des marginaux.

Il y avait ce nain que je voyais souvent sur le parvis de l’hôtel de ville, dont les malformations à la naissance étaient telles qu’il n’avait pas la capacité physique de marcher. Il circulait sur son éternel skate-board, avec son klaxon de vélo qui faisait pouet-pouet. Il avait une petite voix rauque quand il parlait, ce qui faisait rire les enfants. Accoutumé du fait, il ne le prenait pas mal et riait aussi du rire des enfants. Une façon de rire aussi de lui-même comme pour faire une catharsis de son sort.

Il y avait également ce Monsieur dans la soixantaine avec son éternelle veste rouge bordeaux et son immense radio-cassettes à l’épaule – un Ghetto Blaster comme on dit- qui circulait autour du lac en écoutant de la musique classique. C’était -j’imagine- sa façon « de faire chier le monde ». Mais faire chier le monde en beauté, à s’en rendre sourd et s’isoler des autres en écoutant de la musique à fond -et surtout en la faisant écouter. Sauf que lui, au lieu que ce soit avec du rap à fond, c’était avec de la musique classique.

Il y avait aussi ce vieux Monsieur à l’accent campagnard avec son béret qui promenait sa chienne autour du lac en l’appelant sans cesse très fort « ça va ma fi-fille ? », « elle est belle ma fi-fille », « reviens ici fi-fille »…

Je cite le nom de la chienne très approximativement de mémoire. Un jour, je l’avais revu en train de chercher en panique en hurlant autour du lac : « Fi-fille ? tu es où fi-fille ? » Je sentais sa voix bouleversée. Je ne l’ai plus revu après. J’imagine avec crainte qu’il est mort de tristesse de perdre sa petite chienne.

Ces personnages ont disparu peu à peu avec le temps. Mais il en restait un. Meyer Lévy.

Il avait l’allure d’un rabbin. Il avait toujours son éternel chapeau Borsalino typique des hassidim Loubavitch. Il portait toujours des vieilles vestes et des vieux vêtements pas toujours très propres. De prime abord, on aurait pu croire en le voyant qu’il étudiait tout le temps la Torah. Mais en réalité, il est peu probable qu’il savait lire. Atteint d’une méningite dès son enfance, il était devenu handicapé mental. Du peu que je savais de lui, il avait vécu toute sa vie chez ses parents et était sous tutelle. Sa mère était la dernière membre vivante de sa famille à s’occuper de lui.

Après le décès de celle-ci, il était devenu, en quelques sortes, la pupille de la Communauté Juive de Créteil. Et peut-être aussi d’un peu tout Créteil. J’ai vu même des élus et Monsieur le Maire de la Ville le saluer, le tutoyer et l’appeler par son prénom. Il avait toujours l’appartement de sa mère et avait un tuteur, mais il allait beaucoup de maison en maison des membres de la communauté juive de la ville.

Mayer avait une stature imposante, des sourcils broussailleux, une grande barbe et une grosse voix grave. Il se déplaçait en boitant. Il articulait assez mal, il bégayait, il avait plusieurs tics quand il parlait. Mais il avait constamment le sourire et il avait gardé son regard d’enfant. Il tirait souvent la langue d’un air moqueur. Il appelait affectueusement ceux qu’il connaissait « hé voyou ? ça va voyou ? » tout en mettant un énorme coup de poing douloureusement affectueux sur notre épaule de toute sa masse à vous la déboiter. Il avait souvent d’énormes éclats de rires et tapait encore plus fort. Mais il avait le rire tellement communicatif qu’on ne faisait même pas attention à la douleur.

Il circulait essentiellement au centre commercial Créteil Soleil, avec sa mallette remplie de photos du Rabbi de Loubavitch et de quelques vieux tracts Loubavitch. Il se voyait comme un messager du Rabbi de Loubavitch, un chaliah, à sa façon. Il parlait avec tout le monde, Juifs et non-Juifs. Combien de fois je le voyais rigoler avec les vigiles de Créteil Soleil ? Beaucoup de clients et de commerçants s’étaient aussi habitués à cet étrange personnage et en avaient fait leur ami.

Il avait ce côté pittoresque, plus ou moins caricatural, que d’aucuns appellent le « fou du village » ou le « bouderbala du souk ».

Il me faisait justement penser au personnage de « Moshé le fou » dont parlait Elie Wiesel dans un village d’Europe centrale. D’autres l’appelaient « Moshé le Sage ». Et bien Mayer Lévy, c’était un peu notre « Moshé le fou » et « Moshé le Sage » de tout Créteil.

Mayer n’était plus tout jeune et vigoureux. Il avait 67 ans et en paraissait plus. Il se déplaçait de plus en plus difficilement. J’imagine combien il devait se sentir encore plus triste. Mais il restait toujours avec le visage souriant.

Son prénom, « Mayer », vient de « Meïr » en hébreu qui veut dire « éclairer », « briller », « émettre de la lumière ». C’est vrai que son âme et son visage étaient éclairants. Malgré son handicap, il apportait de la joie par sa simplicité, ses facéties et son rire.

Je me souviens encore de son visage rayonnant il y a deux ans lorsque j’ai fait un live pour Hanouka à la Grande Synagogue du 8 mai de Créteil. Il était présent. Et comme souvent avec les enfants, il était impressionné par mon matériel et voulait le voir de plus près et me posait des questions. Il m’a demandé s’il pouvait prendre une photo. Alors je lui ai prêté un de mes appareils et je lui ai montré comment le tenir et appuyer sur le déclencheur. Il a essayé de faire comme moi et il a réussi à prendre une photo. Il était fasciné par l’appareil et je ressentais toute l’émotion et la fierté qu’il avait quand il a entendu le « clac » de l’appareil et qu’il a vu sa photo.

Il avait les larmes aux yeux et il m’a embrassé très fort, comme un enfant qui venait de recevoir un immense cadeau.

Je l’avais croisé quelques mois après au centre commercial, il m’a dit qu’il voulait acheter un appareil photo. Je suis resté parler quelques minutes avec lui. Je voulais lui faire sentir que je le valorisais de vouloir faire de la photo. « Tu m’apprendras hein ? Tu m’apprendras ? » me disait-il. « Oui bien sûr ! » lui dis-je… tout en ayant un pincement au cœur.

Je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement entre son nom et l’étymologie du mot « photographie » qui est composé de deux mots grecs : « Photo » qui veut dire « Lumière » et « Graphie » qui veut dire « Ecriture ». La photographie est littéralement « l’écriture de la lumière ».

D’une certaine façon, il avait atteint son rêve de devenir photographe au sens littéral du terme et à sa manière. Car quelque part, je sens surtout que c’est Meyer qui a écrit par la lumière de son âme des lignes en lettres lumineuses dans le cœur de tous les cristoliens.

Repose en paix parmi les étoiles, tu vas beaucoup nous manquer, notre voyou hassid bien aimé. Tu nous as rappelé notre devoir d’être plus humains. Que ton souvenir soit source de bénédictions.

© Yoan Afriat

DIMANCHE À 19:30
Shiva à la mémoire de Mayer Levy ZAL
Communauté Juive de Créteil – ACIP Créteil
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