Georges-Elia Sarfati. Israël, la réforme judiciaire et le fantasme de la théocratie

Georges-Elia Sarfati

1.     Introduction

Au cours du premier trimestre 2023, un puissant mouvement d’opinion, suscité et organisé depuis les États-Unis par les fractions post-sionistes de la mouvance JCall, liée à l’organisation Chalom Archav, a pris position contre le projet de réforme de l’appareil judiciaire. Ce fut beaucoup de tapage, mais aussi  de cyclones médiatiques, accréditant les plus folles idées. Les différents titres de la grande presse, nationale et internationale, furent mis au diapason d’un même discours, univoque et accusateur, alarmiste et frondeur, définissant à la longue une sorte de credo universel.

Par exemple : « La réforme de la justice entraîne Israël vers une sortie de la démocratie », « Le gouvernement du Premier Ministre Benjamin Netanyahu est le plus à droite de l’histoire d’Israël », « La réforme est illibérale, elle menace l’existence de la démocratie », et surtout : « La réforme de la justice menace Israël de sombrer dans une théocratie à l’iranienne ».

Notons en passant que les accusations portées contre le gouvernement israélien dans cette conjoncture se développent en osmose avec le discours de l’antisionisme : Israël est montré du doigt, soupçonné d’affirmer une politique exclusiviste, autoritaire, de s’affirmer au mépris des valeurs de progrès et de liberté, de prolonger l’histoire du colonialisme occidental, de promouvoir l’obscurantisme religieux, etc.

Je m’attacherai ici à démontrer que la prétention théocratique est antinomique non seulement avec la tradition du judaïsme historique, mais encore avec les différentes formulations de la philosophie politique du sionisme.

2.     Panorama de l’horizon hébraïque au point de vue philosophique et politique

2.1 L’universalisme hébraïque

La pensée hébraïque pose en principe le seul universalisme authentique : les êtres humains sont tous issus de la même espèce (monogénisme/monanthropisme), bien qu’ils se répartissent en cultures différentes. A cet égard, la tradition juive rabbinique postule que ces différences sont respectables, et ne doivent pas être réduites par la conversion, perçue comme une violence autant qu’une uniformisation. D’emblée, le récit biblique évoque d’abord les lois et principes éthiques communs à tous (les « Lois noahides »), et seulement ensuite, édicte les règles d’éthique qui incombent uniquement aux « enfants d’Israë » (i.e la « Torah »).    Cette tradition rompt avec l’esprit de domination1.

En plus d’être différentialiste, l’universalisme hébraïque garantit la singularité, car la liberté et la responsabilité sont au fondement de sa vision de l’histoire. Cette distinction est reprise dans le Talmud qui parle de l’existence de « 70 nations », dont la tonalité de chacune se reflète dans l’un des  « 70 visages d’Israël ».

Nous avons là les bases de la démocratie, et d’une philosophie libérale du consensus et de la conciliation des points de vue divergents. Voilà de quoi immuniser contre l’autocratie, la dictature, exercée au nom d’une humanité supérieure, ou d’une élite.

L’essentiel du message d’Israël tient à cette double singularité. En regard du message d’Israël, l’intolérance, la prétention à dire le vrai de manière univoque, le désir d’universel compris comme uniformisation est une invention des deux monothéismes qui ont affirmé le primat de la conversion (l’Église chrétienne, la Oumma).

Cette tentation autoritaire et liberticide s’est affirmée violemment dès le moment où christianisme et islam se sont appuyés dans leur progression sur des structures impériales et conquérantes. Mais les conceptions d’Israël et sa longue dispersion ont plutôt inspiré à ses dirigeants comme à ses communautés la recherche de la tolérance et la curiosité pour les méandres de l’âme humaine.

2.2. L’économie de la gouvernementalité dans la Bible hébraïque

La conception hébraïque de la gouvernementalité se déduit de l’idée d’un monde créé par un dieu qui

– pour permettre à ses créatures de se développer et d’exister- a renoncé à une partie de sa toute puissance etde son omniprésence.

Cette figure du « retrait de Dieu » est le modèle même de la relation à autrui, telle que la conçoivent et l’hébraïsme et le judaïsme : ce schéma notionnel est par conséquent foncièrement allergique à l’esprit de domination ou d’intolérance, puisque la socialité suppose la reconnaissance de la différence spécifique et le respect de son droit (cette idée définit pour le judaïsme la « source du droit naturel »).

Il est admis que le judaïsme est un humanisme2. Mais à la vérité, il se distingue de l’humanisme grec ou latin, parce que l’homme n’est pas un fruit de la nature, mais une expression de la libre volonté divine. En ce sens exact, le judaïsme est donc un humanisme théocentriste, l’homme y est justifié en face de Dieu, dans sa singularité irréductible.

L’histoire de la sortie d’Égypte est le plus fort marqueur de la politique juive, qui est d’abord arrachement à l’esclavage et acceptation d’une loi qui fonde la liberté humaine à partir de la responsabilité.

Là encore, si le thème de la dictature est à l’ordre du jour, il se développe en étant profondément associé à la figure de Pharaon, qui est la figure même du tyran théocratique (il est le fils du Soleil). Rien de tel dans le Judaïsme où le postulat de la présence du Très Haut met en demeure les dirigeants de se garder toujours d’une rechute dans l’esclavage (je vous renvoie ici aux différents épisodes de la nostalgie de l’Egypte).

(1). Après l’époque patriarcale, les enfants d’Israël deviennent un peuple-nation, en recevant leur constitution sur le Mont Sinaï, constitution d’emblée transmise à tous et d’emblée appelée à l’interprétation (ce qui évite la clôture du sens : le prophète et le prêtre (Moïse/Aaron) s’appuieront bientôt sur des Juges, puis des Rois : ceux-ci ne gouverneront pas au nom de Dieu, mais seront les garants de la loi de Dieu.

(2). Dans le judaïsme antique, c’est la fédération administrative des Tribus d’Israël qui fonde l’exercice de l’autorité : s’y ajoutent la concertation permanente, la délégation, le débat qui préside aux grandes comme aux petites décisions.

(3). A l’époque monarchique, et même au-delà du schisme entre le Nord et le Sud (Royaume de Juda / Royaume d’Israël), l’exercice du pouvoir repose sur la coopération de 3 instances : le roi (exécutif), le prêtre (judiciaire), le prophète (législatif, en prise sur les circonstances), qui agissent en vue du peuple, lequel en dernière analyse est le véritable juge.

2.3. Le gouvernement d’Israël en Exil

Israël a connu deux exils : celui de Babylone, et celui de Rome. La Bible témoigne de ce que fut l’organisation dupouvoir au retour de Babylone. Dépourvu de souveraineté, Israël n’eut pas à assumer de fonction politique ni militaire, et le judaïsme que nous connaissons s’est forgé dans ce moment (à l’époque perse, i.e principalement au 6è s. av. notre ère) : Celui-ci se caractérise par la centralité de la Torah, à travers sa lecture et sa traduction publique, l’action des gouverneurs, et l’activité des derniers prophètes. Le triptyque du pouvoir se maintient : le souverain (gouverneur laïc : Néhémia), le prêtre enseignant (Ezra), le prophète (Hagaï, Malachie, Zacharie- au 4è s. av. notre ère). Les prophètes proclament encore le Retour et la répartition conjointe du pouvoir avec les descendants de la lignée du Grand prêtre et ceux de la lignée des Rois. Différenciation des instances donc.

Entre le 2è siècle av. JC et le 1er s. de notre ère, Israël a de nouveau connu une restauration de sa souveraineté : c’est l’épisode du royaume hasmonéen – Mamlekhet hahashmonayim, entre 140 av. ec et 37 ec – , caractéristique du judaïsme du deuxième Temple. Ce retournement de situation est consécutif à la révolte des Maccabim qui surent fédérer la Judée contre les Séleucides. La victoire initiale permit l’inauguration du Temple par Judah Maccabi, en -162, évènement symbolisé par la fête  de Hanukkah).

Mais le successeur de Judah, son frère Simon Maccabi (142-135) cumule les fonctions d’ethnarque à perpétuité (hérédité de la charge), de grand prêtre et de chef militaire3. C’est un cas unique dans les annales des rois d’Israël, violemment critiqué par la tradition rabbinique, pour avoir instauré en Judée les mœurs politiques des souverains païens.

Ce coup de force provoque un puissant rejet dans le peuple, et suscite, chez les Sages du Talmud, une critiquequi a fait date : la plus grande transgression commise par ces souverains a consisté à s’arroger la fonction de grand prêtre.

Du reste, nous savons aujourd’hui, par le témoignage des Manuscrits de la Mer Morte, en particulier par l’analyse des « textes sectaires » (« Esséniens ») que la position des rois hasmonéens a été à l’origine d’un schisme sociologique et théologique radical. Ces textes parlent du « prêtre impie » qui règne à Jérusalem, de ses abus de pouvoir, et la nouvelle communauté qui commence alors à faire souche dans la région de Qumran (la Mer morte et ses alentours) pose les bases d’une nouvelle organisation communautaire, qui reconstitue le « triptyque des instances » : des juges laïcs, une administration laïque, et un groupe de prêtres, chaque instance ayant son rôle, avec interdiction stricte pour chacune d’empiéter sur le domaine des deux autres.

J’attire votre attention sur l’étonnant parallèle qui peut être ici établi entre cette époque et la nôtre : au fil du temps, les Hasmonéens sont devenus des rois-collaborateurs, agissant sous l’influence des Romains, et le peuple est divisé. La Judée est traversée par de retentissants conflits idéologiques, comme elle le fut peu avant au contact de la civilisation hellénique.

2.4. Le second exil et le développement du judaïsme talmudique

La décadence hasmonéenne culmine avec le début de la domination romaine. Dans ce contexte trouble, le judaïsme antique connaît un nouveau processus de différenciation : les Sadducéens, en charge du Temple, penchent du côté des occupants, les Zélotes (ou les Sicaires) prennent le parti de la résistance armée, les Esséniens rompent avec les rois félons et font sécession dans le désert de Judée, tandis que le parti des Pharisiens, pressentant l’ampleur des bouleversements qui s’annoncent, s’efforcent de maintenir la cohésion du peuple au profit d’une démocratisation du savoir.

C’est eux qui auront raison, ils sont les seuls survivants de cette époque, les artisans de la pérennité du judaïsme. Dans ce contexte de perte de la souveraineté politique, de destruction des institutions ainsi que de sa base territoriale, avec les Pharisiens, le peuple d’Israël (Judéens) invente de nouveaux modes de survie collective, et pose les bases d’une conception démocratique de la vie collective.

La période talmudique, qui débute au 2è siècle de l’EC assigne deux principes intangibles à la vie collective du peuple juif en exil :

  • D’abord, un principe politique qui fait prévaloir la nécessité de l’adaptation à un environnement généralement hostile. Ce principe tient dans la formule araméenne dina de malkhuta dina, qui veut dire : « la loi du royaume est la loi » (sous-entendu : aussi longtemps qu’elle ne porte pas atteinte à la loi d’Israël). Dans ce contexte, la « politique du peuple juif » consiste à accepter la règle du pays de résidence de chaque communauté. Ce principe a rencontré sa limite positive dans la résistance héroïque que les communautés juives persécutées opposèrent aux tentatives violentes de conversions forcées. Ainsi, c’est au Moyen Age, au moment des Croisades, que l’éthique de la Sanctification du Nom (kiddush Hachem) fut définie.
  • Ensuite un principe de transmission qui fait prévaloir l’importance de l’éducation, et de l’enseignement dialectique du patrimoine le plus ancien. Ce corpus se trouve d’abord consigné dans les 6 Ordres de la Mishnaavec ses 63 Traités (Talmud de Babylone et Talmud de Jérusalem). Au fil des siècles, ses contenus spirituels, théologiques, légaux, littéraires, philosophiques, scientifiques donneront lieu à d’importantes extensions, et ceci jusqu’à notre époque (le Tanakh et ses exégèses, mais aussi les commentaires du Talmud/Tossefta ; les collections de midrash, les œuvres philosophiques, les différentes écoles de la kabbale, etc.).

A travers le monde, les communautés juives s’organisent dans le cadre des « quatre coudées de la Torah, (expression des Pirké Avot), jusqu’au 10è siècle, elles sont régies par des Exilarques (les « Princes de l’exil », en particulier les « Geonim » de Babylone). Ceux-ci ne sont ni des rois ni des prêtres, mais des érudits investis d’une responsabilité administrative collective. La tradition du Sage et du Conseiller apparaît dans ce contexte.

Le peuple juif en exil se reconnaît alors à deux caractéristiques doctrinales :

  • D’abord l’espérance du Retour. Mais Israël a perdu toute attache avec la dimension politique de la souveraineté, ce qui fait que cette espérance du Retour consiste surtout dans une métaphorisation et une idéalisation de la restauration de « la monarchie de David » (ceci représente le point de départ de l’espérance messianique) ;
  • La 2è caractéristique d’Israël en exil est une situation d’éclatement sociologique et géographique, qui cultive, à travers l’attente messianique, la valorisation de l’étude (telle sera la dynamique de la diaspora pendant 18 siècles, jusqu’à l’Émancipation).

Dans cette configuration, pour Israël qui aspire de nouveau à la rédemption et à la libération, la dimension politique reste à réinventer. L’évolution de la Halakha et de ses différentes codifications témoignent éloquemment de cette transformation : alors que le Mishné Torah de Maïmonide – composé au 12è siècle- envisage la codification de tous les secteurs de l’existence et de la vie collective (ce qui inclut la question de l’Etat et du gouvernement), le Shulkhan Aroukh de Joseph Caro – composé au 16è s.- et la Mishna Brura de Méir Kogan haCohen ( le Hafets Haïm) – composé dans la seconde moitié du 19è s.- limitent tous deux la codification halakhique à la règlementation de la sphère privée, des lois du commerce, et des lois liturgiques. Cela indique bien qu’Israël a renoncé à penser le politique en fonction de ce que l’on appelle – d’un mot très impropre- « la religion ».

Je dis cela ainsi, parce que depuis l’époque talmudique qui a vu les différentes écoles exégétiques et juridiques rivaliser entre elles, la culture juive s’est imposée à toutes les communautés diasporiques comme une culture du débat contradictoire– et plus spécifiquement comme ce que le philosophe du judaïsme Moshé Halbertal  Bartalappelle « une culture de la controverse »4.

Là encore rien de monolithique, rien d’une propension à la dictature (de l’ordre de l’autocratie vs de la théocratie): Force est d’admettre que ce sont plutôt les contextes politiques dans lesquels évoluent la diaspora qui sont de cette nature).

3.     Lumières vs Haskalah

3.1. B. Spinoza et le « gouvernement des Hébreux »

La tradition hébraïque et rabbinique est non seulement immunisée contre la théocratie au sens où nous l’entendons couramment (soit le pouvoir d’un monarque absolu de droit divin comme ce fut le cas des monarchies féodales en Occident, soit le pouvoir absolu d’un représentant politique de la loi divine dans certaines périodes de l’histoire de l’Islam, sunnite ou chiite), mais elle est encore le creuset conceptuel de la philosophie politique laïque, du principe de la séparation des pouvoirs et de la démocratie, et ceci dix-sept siècles avant le mouvement européen des Lumières.

Bien que le terme même de « théocratie » ait été introduit par un écrivain juif pour qualifier la nature de l’administration judéenne au retour de l’exil de Babylone (il s’agit de Flavius Joseph, qui est le principal témoin du judaïsme antique), cet auteur use de ce terme pour désigner non pas le pouvoir politique des prêtres (puisque dans la tradition hébraïque et juive, ces derniers n’en exercent aucun), mais plutôt le fait que l’édifice collectif puise son unité – sa cohésion et sa cohérence- dans la référence à une loi révélée (on parle alors de l’hétéronomie de la loi).

C’est avec la même intention que Spinoza, qui n’est pourtant pas suspect de sympathie pour le judaïsme rabbinique, réévalue – dans le Traité théologico-politique (1670)- l’apport de ce qu’il appelle « la monarchie des Hébreux », pour en faire l’éloge, car il y discerne à la fois la véritable origine de la séparation des pouvoirs et de la démocratie. Voici ce qu’écrit Spinoza :

« Dans cet Etat (l’Etat des Hébreux), le droit et la religion qui (…) ne consiste que dans l’obéissance à Dieu, étaient une seule et même chose. (…) Pour cette cause, cet Etat a pu être appelé une Théocratie : parce que les citoyens n’étaient tenus par aucun droit, sinon celui que Dieu avait révélé. Il faut le dire, cependant, tout cela avait plutôt la valeur d’une opinion que d’une réalité, car en fait les Hébreux (…) conservèrent absolument le droit de se gouverner 5; cela ressort des moyens employés et des règles suivies dans l’administration de l’Etat. Puisque les Hébreux ne transfèrent leur droit à personne d’autre, que tous également, comme dans une démocratie, s’ en dessaisirent et crièrent d’une seule voix : Tout ce que Dieu aura dit nous le ferons (sans qu’aucun médiateur fût prévu). Tous en vertu de ce pacte restèrent entièrement égaux ; le droit de consulter Dieu, celui de recevoir et d’interpréter ses lois, appartint également à tous et d’une manière générale, tous furent également chargés de l’administration de l’Etat »6

Cette perspective a déterminé la philosophie politique des Lumières, elle a été largement reprise, notamment en contexte protestant ou anglican, pour avancer les thèses de la monarchie constitutionnelle ou celles plus radicales du contrat social. C’est ce que rappelle Eric Nelson dans son récent ouvrage7 intitulé : La République des Hébreux. Les sources juives et la transformation de la pensée politique européenne.

3.2. Le Sionisme ou l’émergence d’une philosophie politique juive

Ceci étant posé, il est conséquent de se demander pourquoi l’Etat d’Israël, qui a élaboré sa propre philosophie politique (le sionisme) à l’intérieur des cadres de la philosophie des Lumières, s’écarterait, ou risquerait de s’écarter de ce qui constitue en propre la vision hébraïque et juive du pouvoir ? Comme nous le voyons à l’occasion de ce panorama, cette hypothèse n’est pas seulement invraisemblable, elle est également inepte.

Aussi, l’émergence du sionisme, en tant qu’expression moderne de la pensée juive, est indissociable des acquis de l’émancipation individuelle, elle-même liée à l’esprit des Lumières, y compris de la Haskalah qui en est la version juive.

En effet, les trois principales conceptualisations du sionisme véhiculent toutes le principe de l’auto- détermination, héritée du printemps des peuples (1848) : qu’il s’agisse de M. Hess (1864- Rome et Jérusalem), de L. Pinsker (1882, Auto-émancipation), et de T. Herzl (1896, L’État des Juifs), ces trois grands creusets du sionisme s’inscrivent dans l’idéal démocratique de la forme de l’État nation. Moses Hess, le premier, considère que la philosophie politique juive constitue la dernière expression historique de « la question nationale ».

Sur le plan organisationnel, il en va de même : Les premiers congrès sionistes concilient la diversité des opinions et la pluralité des provenances, là encore c’est le principe de la démocratie représentative et du débat, comme forme régulatrice de l’élaboration collective, qui préside à la recherche des solutions et des buts communs. Que ce soit la Conférence de Katowice (qui regroupe en Nov. 1884 les délégués et tendances diverses des Amants de Sion), ou plus tard le premier Congrès de Bâle (fin août 1897), c’est le principe du vote, suivi de la conciliation des points de vue à la majorité, qui prévaut. Cela ne va évidemment pas sans tension, mais ce sont ces mêmes principes qui conditionnent la formation des institutions futures de l’État d’Israël, ainsi que l’organisation de sa vie collective, sous le rapport de l’État nation parlementaire, reflet du pluripartisme, et appuyé, comme dans l’Antiquité hébraïque, sur la séparation des pouvoirs.

Voudrait-on chercher du côté des formations du sionisme religieux la moindre de trace d’autoritarisme ou de théocratie, qu’il faudrait pour cela se livrer à un minutieux travail de falsification des faits et des documents.

Il faut ici rappeler que ce sont deux rabbins qui ont été les premiers théoriciens du sionisme politique :     Yehuda S. Alkalaï (1857, Goral lé Adonaï) et Zvi H. Kalisher (1843/1871, Sefer emounah yeshara). Les deux défendent l’idée laïque d’un État pour les Juifs, considérant que l’octroi des droits civiques accordés aux Juifs est seulement une première étape en vue du rassemblement des exilés.

Lorsque le Rabbin Jacob Reines fonde le Mizrahi (Mercaz Ruhani)8 à Vilna en 1902, il soutient le principe d’une coopération étroite avec les sionistes marxistes du Poalé Zion, et intègre plus tard l’OSM, dans l’intention d’apporter la contribution du judaïsme orthodoxe à l’œuvre d’édification collective. À aucun moment, Reines n’a défendu l’idée théocratique. Tout le monde connaît ici l’œuvre du rabbin Abraham HaCohen Kook, et le rôle positif que joua le syndicat Hapoel Hamizrahi au sein du syndicat national des travailleurs, la Histadrut. Le Mizrahi sera encore l’allié du Mapaï à partir de 1933, lorsque le Mapaï deviendra hégémonique au sein de l’OSM. Je rappelle enfin, que nombre des dirigeants du Mizrahi étaient issus de l’enseignement de Hayyim de Volozhyne (le principal disciple du Gaon de Vilna), dont la pensée est un maillon fondamental dans la genèse du Mouvement du Musar, à partir de 1840 et jusqu’à nos jours.

3.3. Le sionisme étatique et le statut de la « théocratie »

Chez les penseurs sionistes, qui sont tous des fils de la Haskalah , l’inspiration politique dérive de la sécularisation de l’idée rabbinique du « retour à Sion », omniprésente dans le Tanakh et dans les différents versants du corpus de la loi orale.

Voici ce que dit le plus influent d’entre eux, T. Herzl écrit dans L’Etat des Juifs (chap. 3, The society of Jews et l’Etat juif), dans un § précisément intitulé « Théocratie ». Il a sans doute déjà à l’idée de prévenir ce qui se produit de nos jours, une situation de confusion notionnelle/culturelle, dans l’esprit même des Juifs :

« Aurons-nous donc à la fin une théocratie ? Non ! Si la foi nous maintient unis, la science nous rend libres. Par conséquent, nous ne laisserons point prendre racine aux velléités théocratiques de nos ecclésiastiques. Nous saurons les maintenir dans leurs temples, de même que nous maintiendrons dans leurs casernes nos soldats professionnels. L’armée et le clergé doivent être aussi hautement honorés que leurs belles fonctions l’exigent et le méritent. Dans l’Etat qui les distingue ils n’ont rien à dire, car autrement ils provoqueraient des difficultés extérieures et intérieures. Chacun est aussi complètement libre dans sa foi ou dans son incrédulité que dans sa nationalité. Et s’il arrive que des fidèles d’une autre confession, des membres d’une autre nationalité habitent chez nous, nous leur accorderons une protection honorable et l’égalité des droits ».9

Il en va de même, à près d’un demi-siècle d’intervalle, dans la pensée politique de V. Jabotinsky. Dans le Préambule de la Constitution de la Nouvelle Organisation Sioniste, crée le 25 avril 1935, Jabotinsky, qui a le souci de faire une place à l’héritage du judaïsme historique, écrit ceci10 :

« L’objectif du sionisme est la rédemption d’Israël et de sa terre, la renaissance de sa royauté et de sa langue et l’enracinementdes principes sacrés de sa Torah dans sa vie nationale ».

Il explicite la signification de cette proposition, dans une lettre à son fils Eri (lettre datée du 14 sept. 1935) :

« Tous conviendront qu’il existe dans la Torah des principes sacrés, et qu’une chose sacrée mérite d’être enracinée. Mais d’autre part ces choses sacrées concernent précisément les questions morales, c’est pourquoi même un athée peut les partager en tant qu’athée, mais alors pourquoi les enraciner sous l’étiquette de la religion ? C’est là que réside l’essentiel du débat à mon avis. Il est tout à fait possible de fonder un système moral sans aucun lien avec la présence divine : c’est ce que j’ai fait durant toute ma vie. Mais je suis maintenant convaincu qu’il vaut mieux considérer les principes éthiques en relation avec le mystère échappant à la compréhension humaine, ne serait-ce que par ‘politesse’ (- par égard-), car la Bible hébraïque est en effet leur source première, et pourquoi faudrait-il cacher ce fait ? »

Que veut dire Jabotinsky ? D’une part que la rédemption d’Israël est indissociable de la renaissance de sa culture, d’autre part que sa culture est faite de tout le patrimoine biblique qui a conféré au peuple d’Israël son identité, et orienté son histoire. Enfin, que le sionisme, tout en étant séculier, et en grande partie porté par des milieux sécularisés, voire athées, n’en assume pas moins les principes premiers de la tradition hébraïque et rabbinique. Quant à ce qui fait l’essentiel de ces principes, il s’agit de prendre au sérieux le fait que l’État d’Israël ne saurait sans déroger à sa raison d’être s’édifier dans le renoncement à ces principes. S’il le faisait, il liquiderait son caractère juif. Or c’est pour protéger le Peuple juif avec ses principales caractéristiques identitaires que le sionisme a affirmé la nécessité de la rédemption d’Israël.

Comme nous le comprenons, le sionisme – fût-il athée, fût-il porté par le processus de sécularisation- repose sur un personnalisme qui constitue l’apport premier de la culture hébraïque et juive à la civilisation. C’est cela que l’État d’Israël entend défendre, justifier et protéger, c’est cela que l’État des Juifs entend préserver et développer au milieu des nations, sans se laisser dicter sa propre définition par les nations, comme ce fut le cas au long de deux millénaires d’exil et de persécutions, dont les dernières ont directement menacé son existence physique.

3.4. Nouvelle mise au point sur la théocratie

Nombre de contributions récentes sur le caractère juif de l’État d’Israël (à commencer par celle, classique, de Claude Klein11), sont encore et encore l’occasion d’une mise au point sans appel sur la notion de théocratie et son lien avec le sionisme.

Voici ce qu’écrivent Claude Franck et Michel Herszlikowicz12 dans leur étude sur le Sionisme :

« L’Etat d’Israël n’est pas une théocratie, car le pouvoir politique n’y est exercé ni par un souverain représentant Dieu sur terre, ni par un gouvernement placé sous l’autorité des prêtres. La religion ne participe pas à la direction immédiate de l’Etat. Le judaïsme, bien que jouissant d’un statut protégé, n’est pas une religion d’État. Il ne bénéficie d’aucune exclusivité en Israël, où toutes lesreligions sont reconnues égales par la Déclaration d’indépendance. L’État n’intervient pas dans la désignation des autorités religieuses (rabbins, évêques ou cadis), mais se borne à les reconnaître. Celles-ci voient leurs décisions soumises au contrôle de la Cour suprême lorsqu’elles portent sur des problèmes de statut des personnes. La religion demeure, en effet, un des fondements du statut civil, car les autorités religieuses sont compétentes en matière de mariages et de divorces ».

Comme nous le constatons, ce texte fait référence au rôle précis de la Cour suprême, mais ce texte a été publié en 1993, soit à une époque où la « réforme constitutionnelle du juge Aaron Barak » n’avait pas encore engagé cette institution sur la voie de l’activisme politique.

4.     Modernité d’Israël : La diaspora/L’État d’Israël

La modernité d’Israël et ses enjeux relatifs à la problématique identitaire (Qui est juif ? Comment être juif ? Qu’est-ce qu’être juif ? Mais aussi : quelle est la place du judaïsme en Diaspora, et sa place dans l’État d’Israël, etc.) – cette modernité doit aussi s’évaluer à l’aune de grandes évolutions, si nous voulons nous donner les moyens d’une réponse conséquente.

Je commencerai par situer les choses à partir du pôle diasporique :

L’année 1848, comme révélateur de la modernité : En Europe, à partir de 1848, les communautés juives sont amenées à se situer par rapport au processus porteurs de la modernité : fin des anciens régimes, lutte pour l’octroi des droits civiques, essor du principe des nationalités, révolution industrielle mettant en cause les liens traditionnels.

C’est à ce moment que le judaïsme – notamment occidental- connaît un nouveau mouvement de différenciation, et que s’affirment les sensibilités doctrinales que nous connaissons toujours au début du 21è siècle. Refusant tout compromis avec la modernité, le Hatam Sofer (Moses Schreiber, 18è/19è s.) pose les bases du judaïsme orthodoxe, tandis qu’à l’est se développe le Hassidisme. Parallèlement, trois autres tendances se dégagent :

(1). Le judaïsme réformé (D. Friedlander, A. Geiger), partisan d’une symbiose avec Les Lumières et le principe de raison (influence de la philosophie de l’histoire de Hegel, renoncement à l’espérance messianique du retour, réduction du Judaïsme au « monothéisme éthique » vs une confession, renoncement au statut de peuple, cela culmine avec le judaïsme réformé (progressiste) nord- américain à la Conférence de Pittsburgh, 1885, modifiée à la Conférence de Colombus, 1937;

(2). Le judaïsme traditionnaliste (« conservative » vs massorti), défendu par Zakarias Frankel, partisan d’une ligne médiane entre modernité et fidélité à la tradition, et théoricien d’une posture proto- sioniste avant la lettre ;

(3). Le judaïsme néo-orthodoxe, incarné par Samson Raphaël Hirsh, préconisant l’incorporation de certains apports de la culture moderne dans la transmission du judaïsme (la langue vernaculaire), selon le principe « torahim derekh eretz » (« Suivre la Tora ainsi que les voies du pays de résidence »).

Ces mouvances eurent des destins différents : le judaïsme réformé fut un facteur d’intégration fort, et plus tard un vecteur d’assimilation, le judaïsme orthodoxe fortifia les rangs du sionisme religieux, d’abord de manière minoritaire, ou constituèrent l’essentiel de l’opposition juive au sionisme (séculier), le judaïsme néo-orthodoxe évolua vers un pro-sionisme attaché à la tradition, et le judaïsme  massorti adhéra majoritairement au sionisme.

Dans tous les cas, c’est avec constance que toutes ces mouvances continuèrent d’assumer la règle politique édictée par le Talmud : « dina de malkhuta dina » (la loi du pays fait loi, prévaut sur la loi juive, du moment qu’elle ne la contredit pas).

La Shoah fut le second révélateur : L’extermination du judaïsme européen emporta les 2/3 du peuple juif. Une infime partie du peuple juif édifia l’État d’Israël dans les premières années (tout au plus 600 000 personnes). Les autres fractions, présentes en diaspora, connurent des développements divergents.

a/ En Occident, la modernité continua d’agir comme une force centrifuge :

Le Judaïsme nord-américain intégra de plus en plus les critères sociétaux de la société ouverte, assumant majoritairement le judaïsme comme une « religion » (selon le mode réformé/progressiste ou le mode orthodoxe ou néo-orthodoxe).

Le judaïsme européen, en grande partie décimé, fut renouvelé, notamment en France, par une importante immigration sépharade. Le judaïsme français est emblématique de la polarisation entre le primat du lien « religieux » et l’affirmation du républicanisme).

b/ Dans les pays de l’Est, persécuté sous les Tsars et poursuivi tout au long de l’ère soviétique, le judaïsme mais aussi le sionisme étaient méconnus ou transmis dans la clandestinité.

Mais surtout, en diaspora, l’évolution des mentalités juives doit aussi se mesurer aux répercussions et aux impacts de la Shoa sur la représentation de soi : deux attitudes ont prévalu. Après la Shoa, de larges fractions du peuple juif diasporique se sont identifiées à l’universalisme de principe de leur environnement, en se ralliant massivement à l’éthique juridique des droits de l’homme, et prenant leur distance avec le judaïsme, perçu comme un élément d’archaïsme, ou un marqueur de victimisation (C’est l’une des origines du pseudo-progressisme juif contemporain).

De leur côté, la plupart des institutions juives ont adopté le prisme idéologique de leur environnement, confessant un attachement de principe pour l’État d’Israël, mais sans que la perspective sioniste soit sérieusement prise en compte. Quant aux institutions « religieuses », elles ont dans l’ensemble continué de cultiver et de transmettre un judaïsme exilique, sans que les promesses traditionnelles du Retour prêtent sérieusement à conséquence. Il en est résulté des formations identitaires hybrides, souvent culpabilisées, et pour les individus, facteurs de clivages et de souffrances psychiques (il y a une clinique particulière de la condition juive en diaspora).

Considérons à présent l’État d’Israël : L’identité israélienne s’agissant de la majorité juive est également problématique, et ce que nous connaissons aujourd’hui est le fruit de longues années d’une politique d’ambivalence et d’indécision à l’égard du caractère – Juif ou non- de l’État d’Israël. Sans compter que pour s’édifier, et se hisser à son statut de 8è puissance mondiale, l’Etat d’Israël a dû compter avec l’aide de la diaspora ; mais cette aide n’est pas allée sans impliquer un processus de dépendance idéologique. En sorte qu’aujourd’hui – et surtout depuis 1992- la dynamique identitaire interne est fortement travaillée par les forces centrifuges de la diaspora, qui menacent de faire d’Israël le vassal d’une diaspora fortement déjudaïsée (pour les raisons que j’ai dites).

Mais ce problème aigu s’augmente encore d’un autre paramètre : ce paramètre veut que dans le contexte diasporique, depuis deux millénaires, le judaïsme a vécu un processus de cléricalisation, il est devenu pour la plupart des Juifs une « religion ». Notamment sous la pression de la polémique théologique chrétienne contre le judaïsme, et finalement, du fait même de la sécularisation des catégories chrétiennes dans la société libérale et démocratique (qui a entériné le statut de religion du judaïsme, depuis la Révolution française, avec l’essor des différentes représentations consistoriales).

Cela a eu des conséquences profondes : nous savons d’expérience que sous l’influence de cette cléricalisation,les Juifs, depuis deux siècles en Occident, tendent à raisonner comme les personnes de culture chrétienne : leur adhésion, ou leur affiliation au Judaïsme, dépend le plus souvent de la manière dont ils définissent leur orientation métaphysique : je crois/je reste ; je ne crois pas, je m’en vais. C’est aussi simple.

Mais quand d’autres alternatives s’expriment, comme l’identification à une mémoire, à une culture ou à une histoire, ou à un deuil collectif infaisable (encore la Shoa), la position adoptée va souvent de pair avec une désaffection de la connaissance de l’histoire juive et du judaïsme historique (pas seulement son versant liturgique, mais surtout la langue ou les langues juives, ainsi que l’immense corpus littéraire qui fait le cœur vivant du judaïsme). Et ceci, sous le prétexte même qu’étant une affaire de « croyance », l’incroyance suffit à expliquer le rejet. Mais c’est confondre le rejet avec le refus de savoir.

En Israël, il fallait laisser derrière l’histoire du judaïsme diasporique, qui s’était terminée à Auschwitz, il fallait de préférence se rallier à une vision universaliste de l’identité nationale, puisque le substrat juif du sionisme ne pouvait pas être autre chose qu’un symbole qui devait rester sans effet sur le présent, et sans incidence sur le futur de la nation nouvelle. L’israélien prenait la relève du Juif.

Depuis sa fondation, la porosité d’Israël aux influences de la diaspora, surtout nord-américaine, mais aussi aux pressions politico-médiatiques et diplomatiques incessantes, rend de grandes fractions de sa population sincèrement hostile à son patrimoine biblique.

Dans les institutions israéliennes également, le processus de déjudaïsation s’est longuement instillé, rendant des générations entières étrangères à l’identité de leur généalogie, même la plus immédiate.

Or la méconnaissance constitue un terrain fertile à la suggestibilité ; il ne faut donc pas s’étonner de reconnaître chez nombre de nos frères et de nos sœurs l’hostilité des Nations pour le judaïsme et pour le sionisme, ou pour le sionisme comme expression nationale contemporaine du judaïsme. Parler avec un Juif universaliste est aussidifficile que de parler avec un non-Juif proprement désinformé, et dressé à répéter le narratif palestinien.

Ces nouvelles générations tiennent le judaïsme pour un archaïsme, au mieux un folklore, mais certainement comme un creuset d’obscurantisme liberticide, et elles tiennent le sionisme comme un handicap à surmonter,elles aspirent à la normalisation des nations. Parce qu’elles ont été coupées de leurs racines historiques et culturelles, habituées à considérer l’ancien comme périmé, et l’héritage comme un fardeau. Elles pensent et réagissent comme des enfants apeurés et rebelles devant un père abusif dont il est urgent de s’émanciper. C’est aussi un symptôme très répandu de la crise de l’autorité, et de la confusion qui en résulte entre le père et le tyran13. Autrement dit, pour ces générations désymbolisées, la démocratie ne saurait être la première invention dujudaïsme, ni la Torah la première charte des droits de l’homme, puisque la démocratie et les droits de l’homme ne peuvent provenir que d’une éradication du judaïsme… S’ils pensent ainsi c’est parce qu’ils ont eu de mauvais maîtres ou pas de maître du tout…

(Tels sont aussi les termes, souvent psycho-affectifs, dans lesquels le débat relatif à l’identité nationale d’Israël soit aussi se formuler. A côté, ou simultanément aux aspects politiques du problème, j’insiste vraiment sur ce point, ily a indiscutablement là les bases d’une clinique de la condition juive contemporaine.

5.     Deux points aveugles : Un élément de décalage et une confusion

Pour terminer de saisir la raison d’être des tendances juridiques et politiques fortement occidentalistes qui travaillent aujourd’hui l’État d’Israël, en grande partie sous l’influence de la fraction dite « progressiste » de sa diaspora comme des milieux post-sionistes, il faut encore examiner deux derniers problèmes :

Je m’explique :

  • Tout d’abord, il y a une incompréhension (au sens littéral de ce terme) entre la diaspora juive et l’État d’Israël. A bien considérer les choses, la diaspora juive ne se confond nullement avec une éventuelle diaspora israélienne, qui a ses propres motivations et sa propre composition sociologique, culturelle et idéologique. Eneffet, la diaspora juive est dans sa grande majorité de moins en moins liée à l’histoire matérielle d’Israël. La diaspora juive qui fait aujourd’hui pression sur l’État d’Israël (JCall, de vastes fractions de Chalom archav) est issue de la dispersion des deux premiers exils : celui de Babylone et celui de Rome. A ce titre, les membres de cette diaspora sont les descendants directs des Judéens déracinés de l’Antiquité juive, lesquels – comme leurs ancêtres à l’époque du Retour de Babylone- ont fait le choix de ne pas retourner en Terre d’Israël. Autrement dit, dans son immense majorité, même si pour elle la réalité nationale israélienne constitue le nouveau centre de gravité de ses attachements imaginaires, la mentalité de la diaspora juive est façonnée par les habitus du judaïsme de l’exil. Si l’on fait ici abstraction de la minorité de ses membres binationaux, l’écrasante masse des Juifs non citoyens de l’État d’Israël (même s’ils y ont des liens amicaux, familiaux ou professionnels) ont construit leur identité en regard des normes politico-sociales des pays dont ils sont citoyens, en marge de la renaissance nationale d’Israël. Ceci implique que tendanciellement, la diaspora juive est spontanément encline à projeter sur Israël des catégories et des conceptions souvent étrangères au judaïsme national, et très certainement entièrement étrangères aux catégories de la révolution sioniste (liquidation physique ET symbolique de la diaspora). La plupart des tensions, des conflits idéologiques que nous traversons aujourd’hui, en tant que Juifs ou/et en tant qu’Israélien, résultent encore de la manière dont les uns et les autres se situent par rapport au judaïsme historique et à la condition juive, selon qu’elle a ou non accepté l’idée du Retour dans toute sa portée. [En effet, si la diaspora issue de la conquête romaine est une diaspora juive, le peuple d’Israël est en majorité composé de nouveaux judéens. Et la fraction souveraine de l’Israël contemporain est plus susceptible que quiconque de recomposer l’unité substantielle que Judah Halévi entrevoyait entre le peuple d’Israël, la terred’Israël et la Torah d’Israël (Sefer Kuzari).]
  • Le deuxième problème, et j’en aurai terminé, est celui que pose la représentation communément admise dela laïcité. Il faut revenir à une distinction entièrement passée sous silence. La plupart de nos contemporains confondent la démocratie et la loi individuelle du bien-être, et la laïcité avec la sécularisation. Israël n’est pas le seul pays dans lequel une conception élitiste de la démocratie tend à s’affirmer au détriment d’une conception représentative. Mais cette tendance s’accentue d’autant que les termes de l’affrontement que révèle le projet de réforme de la justice renvoient explicitement aux enjeux de la définition de l’identité nationale : le progressisme de larges fractions de la diaspora a fait des émules dans la population israélienne. Et ce progressisme suppose qu’un État laïc est à la fois un État qui garantit la séparation des pouvoirs et un État qui est nécessairement construit contre l’héritage de la tradition, ou qu’il doit être indifférent à cet héritage. Mais la laïcité israélienne, dont la solidité n’est plus à démontrer bien qu’elle soit menacée par la politisation de la Cour suprême depuis 1992, n’implique pas que la sécularisation des mentalités et des mœurs s’égale au refoulement ni au mépris de la tradition du judaïsme historique. C’est même l’affirmation de cette tradition qui fonde en droit le caractère juif de l’État d’Israël que la subversion actuelle de la laïcité menace sur le fond. Autrement dit, tout en étant un État à caractère juif, garantissant, comme c’est déjà le cas depuis sa fondation, l’égalité de droit de tous ses citoyens, l’État d’Israël qui est un fruit exemplaire du processus de la sécularisation européenne/occidentale est aussi fondé à instituer un sécularisme nourri aux sources vivantes de la tradition juive.

Pour conclure provisoirement, je dirai enfin qu’il faut donc être complètement ignorant de l’histoire du peuple juif et des conceptions de la tradition hébraïque et juive, ou proprement désinformé, ou de mauvaise foi, pour accréditer, de près ou de loin, l’idée selon laquelle le judaïsme serait une matrice théocratique, et le gouvernement d’Israël, notamment national, enclin à instaurer « une dictature ». 

© Georges-Elia Sarfati

Georges-Elia Sarfati est Docteur en études hébraïques et juives Université Populaire de Jérusalem

Conférence du dimanche 7 Mai 2023

Perditions idéologiques
Discussions sur la propagation des idéologies dangereuses
– ISSN 2781-0496

Notes

1 Voir l’étude d’Ivan Segré : La souveraineté adamique, Paris, Ed. Amsterdam, 2022.

2 Voir l’essai quasi-éponyme de S. Trigano : Le monothéisme est un humanisme, Paris, Ed. Odile Jacob, 2000.

3 L’histoire des monarques hasmonéens se prolonge jusqu’à la conquête romaine de la Judée. Dans l’ordre, voici les noms des différents rois de cette lignée. Après Simon, vinrent Jean Hyrcan, Aristobule 1er, Alexandra Jannée, Salomé Alexandra, Hyrcan II etAristobule II, Antigone II Matthatias, jusqu’à la prise de pouvoir d’Hérode.

4 Voir de cet auteur : Le peuple du Livre. Canon, sens et autorité, Ed. In Press, Paris, 2005.

5 C’est nous qui soulignons.

6 Cf. Traité théologico-politique, Chap. 7 : ‘’De l’Etat des Hébreux et de son excellence’’, p. 283, trad. fr. Ch. Appun, Garnier-Flammarion.

7 La République des Hébreux. Les sources juives et la transformation de la pensée politique européenne, Ed. Le Bord de l’eau, Col. « Judaïca », 2022.

8 Mot à mot : Le Centre Spirituel.

9 In Le Sionisme dans les textes, D. Bourel éd., Paris, Ed CNRS, 2008, pp. 176-177.

10 cf. V. Jabotinsky, Questions autour de la tradition juive, Présentation, traduction et notes par P. Lurçat, Éditions de l’Éléphant, 2021, p.79 et sq.

11 Cf . C. Klein, Le caractère juif de l’Etat d’Israël, Ed. Cujas, Paris, 1977.

12 Herszlikowicz (pseudonyme du philosophe Michael Bar Zvi), dans leur opuscule : Le Sionisme, Paris, PUF, Col. « Que sais-je ? », 1993, pp. 81-82.

13 Ceci est l’une des conséquences majeures de ce que la psychanalyse identifie depuis J. Lacan comme « la crise du nom du père ». Voir l’essai symptomatique de R. Zagury-Orly, Le dernier des sionistes, Paris, Les liens qui libèrent, 2021.


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1 Comment

  1. Ce qui m’inquiète en Israël ou je vis depuis près de 25 ans, ce n’est pas que mon pays devienne une théocratie ou une dictature. C’est le poids disproportionné de la communauté Haredi dans le pays.
    Ils font ‘chanter’ tout un pays avec des exigences communautariste et le gouvernement a dû céder afin que cette minorité agissante vote le budget de l’état.
    Ainsi ont étés accordés une nouvelle loi sur la mobilisation des étudiants de Yechiva qui restent exemptés d’armée (et également service civil) et qui des 21 ans au lieu de 26 pourront quitter les yechivots. Par ailleurs, une somme de 5 milliards pour leur système éducatif et une électricité sur batterie durant Chabat (A quel cout et comment vont ils faire techniquement, c’est la grande inconnue et cela coutera cher, extrêmement cher et si l’électricité n’est plus produite Chabat il faudra toujours du personnel pour contrôler les batteries et la distribution). Tout cela sera payé avec les impôts de la grande majorité des actifs du pays. (Le haredims, majoritairement ne travaillent pas ou travaillent au noir et donc payent peu d’impôts.)
    Ce qui est gravissime c’est ce chantage permanent du à notre système électoral archaïque et a cette population dont l’égoïsme n’est malheureusement plus à démontrer et qui tiens tout un pays en otage, ce chantage qui met à mal l’entente entre frères Juifs Israéliens. En effet comment faire accepter à des familles non religieuses, traditionalistes ou sioniste religieuses que leurs enfants supporteront seuls le fardeau de la sécurité du pays, comment leur faire accepter ce détournement de l’impôt au profit de quelques-uns ?
    Dans un pays ou le social est quasi inexistant et est laissé généralement aux bons soins d’organisation caritatives, comment accepter de tels détournement de l’argent de tous au profit de certains ?
    Les ministres , généralement des rabbins, issus de cette communauté en sont-ils conscients ? Tant d’égoïsme ne les choque pas et ne les gêne pas ? A l’approche du mois d’AV , et en souvenir de la discorde qui a causé notre perte, ne devraient-ils pas revoir leur position et réorienter au profit de tous les sommes et les avantages disproportionnés qu’ils ont exigé d’un pouvoir acculé ?
    Ne sommes-nous pas un peuple revenu sur sa terre et non , comme en galout, une infinité de communautés différentes ?
    Mon propos n’a pas pour but de jeter l’opprobre sur un communauté mais de lui faire comprendre que nous ne sommes plus en galout mais dans notre pays et que tous doivent avoir, par-delà leur différences, un but commun, rester Juifs sur notre terre.
    Il me reste un vœux à formuler, que l’approche du mois d’AV porte conseil et que notre peuple puisse être uni en ces jours difficiles par-delà les choix idéologiques et religieux de chacun.

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