Infirmité ou handicap ? “Chaque mot porte en lui une réalité”. Voilà ce que j’écrivais avant de m’égarer.
J’adore l’idée d’être habitée par une force en mouvement que rien, personne, sûrement pas moi, n’a le pouvoir de contrôler, d’entraver, d’arrêter, une force qui bouillonne, virevolte, évolue à une vitesse telle que souvent elle me sème dans ses cheminements : la pensée. Par essence, la pensée est libre. Je sais qu’il y a des bémols à mettre à cette affirmation, mais heureusement Albert le grand a mis son grain de sel, avec la relativité, dans la machine à certitudes. Même si on a tendance, moi comprise, à mettre ce sel à toutes les sauces. Et à en abuser. Ce qui peut nuire à la santé. Mentale en particulier.
J’en étais dans mes égarements à questionner mon aptitude à juger justement : “Notre jugement, me disais-je, n’est-il pas systématiquement pipé par notre ego, notre intérêt, notre humeur ou notre culpabilité ? Ne trouvons-nous pas toujours, car nous sommes ingénieux, les arguments qui nous servent, nous permettent de sortir tête haute des conflits moraux ? Est-il possible, vraiment, de distinguer le bien du mal, surtout la nuit, quand tous les chats sont gris ?” Quand je suis retournée aux deux mots qui m’avaient déclenchée : “handicap ou infirmité”.
Mais pourquoi ces deux mots ?
Tout a commencé par une image. J’étais sur mon tapis de course. J’avais déjà mon compte, quand sur le tapis d’à côté est montée une jeune femme que j’avais plusieurs fois aperçue sans la voir. Ou plus exactement, que j’avais vue sans le vouloir. Ou mieux encore, que je n’avais pas voulu voir. Que j’avais voulu effacer de ma vue, de ma conscience.
Alors qu’avec ses cheveux blonds, ses traits gracieux, tout en rondeurs, son visage illuminé par un sourire franc, sans réserve, et son air toujours ébloui, elle aurait dû, normalement – quel mot dans ce contexte ! –, attirer ma sympathie, je me crispais en la croisant. Ne pas détourner les yeux d’elle. Mais combien de temps la regarder ? Lui sourire ? Sympathie ou pitié ? Mieux valait éviter. La saluer ? Je continuais impassible, déconnectant mon esprit, mes sens, de la réalité, de sa réalité, la seule que je remarquais : sa silhouette torturée, ses jambes trop petites, tordues, sa raideur, sa fragilité, sa difficulté à marcher malgré son déambulateur.
Mais ce matin, depuis mon tapis de course, mon système de défense affaibli par l’effort, je l’ai vue, le regard tendu vers le ciel, parce que son corps le veut ainsi et j’ai senti mon cœur se nouer. Par la tendresse et la culpabilité. La voix claire, le ton enjoué, elle discutait avec son coach. Elle parlait. Elle pensait. Argumentait. Et moi, je l’avais réduite à son infirmité !
Moi, l’invisible, je ne pouvais pas la voir. Aveuglée par sa souffrance, je l’avais effacée.
Alors, finalement, handicap ou infirmité ?
Vous l’avez constaté, j’ai préféré ici choisir “infirmité” qui établit seulement un fait, lorsque le “handicap” présume de ses conséquences. La discussion n’est pas close pour autant. Ni en moi, ni sur les scènes médiatique, politique, académique où l’on débat surtout du mot pour les personnes et non leur affection : handicapées, infirmes, en situation de handicap… Je vous propose, quant à moi, pour parler de cette femme courage qui chaque jour, en salle de sport, affronte ses difficultés – dont le (non-) regard des autres –, le terme employé au Québec : “Personne exceptionnelle”.
© Judith Bat-Or
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