Je suis aujourd’hui, à une heure très tardive (ou bien trop avancée), un professeur malheureux.
Notez bien, s’il vous plaît, que je fus quelque trente-huit années durant un professeur heureux, enthousiaste, généreux et aimant (on ne peut pas enseigner sans aimer ceux que l’on instruits !) Je donnais à mes élèves au moins autant que je recevais de leurs cœurs assoiffés. Il y avait dans ma main une baguette magique ; dans mon œil, une étincelle – comme dans le leur – en forme de point d’interrogation d’abord, d’exclamation ensuite. Ma voix était à eux et la leur devenait mienne, comme leur regard sourcilleux.
Aujourd’hui, en pleine nuit, je donne encore beaucoup et ne reçois presque rien : quelques miettes tout au plus, qui s’envolent dès que s’ouvrent les portes et parfois les fenêtres à force de moiteur. Je sue.
Il n’y a plus rien dans les regards sinon la lassitude d’être là, chez moi. Je ramasse au mieux quelques sourires éteints, une simple remarque, un commentaire succinct, dans le meilleur des cas une belle intention verbale assortie d’un sourire éclairé. Je juge tous les signes à l’aune de mes normes idéales désormais affaiblies, toutes utiles à la conduite éphémère de mon vain discours.
Je suis un professeur, alors écoutez-moi ! Ne faites pas fi de la souffrance et de l’effort de celui qui veut encore transmettre ; de celui qui, lorsqu’il existait encore, voulait émerveiller et lui-même et les autres !
Aujourd’hui, je me morfonds et me confonds dans des pensées et des lectures qui sont trop solitaires. Je suis un professeur qui pense mais qui ne parvient plus à dire.
Il faut pourtant que je partage mes trésors. Dans ma salle de classe où traînent mes deux pieds et ma tête (mon univers à moi, sans rideaux aux fenêtres), je croise quelques regards fuyants, quelques bouches qui bâillent, des esprits sans cervelle. Je croise l’ennui et l’absence. Debout, tout seul, devant une foule incertaine d’elle-même, je me vois enseigner comme un phare qui s’éteint.
Je suis un professeur. J’y tiens et je tiens bon, tant bien que mal, contre les vents et les marées qui veulent détruire les phares, qui soufflent et engloutissent ces lumières érigées qui bouchent cet horizon brumeux que l’on dit d’excellence.
J’enseigne ce que je sais (ou crois savoir), ce dont je doute ou que je ne sais pas encore, que je ne saurai jamais, peut-être. C’est le paradoxe de vouloir dire, tout en risquant l’absence insupportable du moindre écho ; le risque de lancer le boomerang d’un dialogue ou d’une conversation qui ne reviendra pas.
Je parle à mes élèves dans une langue ordinaire. Je leur dis – aux sérieux, aux curieux, aux vrais, hélas fort peu nombreux – que le savoir est en nous tous, à condition que chacun lui fasse bon accueil et entende bien écouter. Les autres se sont endormis dans leur âme hermétique, satisfaits et repus du compliment qui leur fut fait à l’entrée.
Le texte est court mais la pensée profonde. Je tiens à ma liberté de penser et de dire les choses comme je les enseigne, les bras et le doigt levé vers mon tableau et le sourire aux lèvres, quand je peux. Ces quelques lignes sont mon seul manifeste.
Je voudrais redevenir un professeur heureux. Hélas l‘heure de la retraite sonne ; je n’aurai plus l’heur de dire et d’être entendu.
© Hugues Karres
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