Dans la campagne française, sans tapis de marche pour rêver ou pour me défouler, je marinais ces derniers jours dans des pensées obscures. Comment et où trouver l’énergie de sourire quand du bas de mon troisième âge, de mon peu de sagesse encore, je regarde vers le haut, encore une dernière petite marche, et découvre son monde à lui. Celui de la grande vieillesse. Ses dérives. Ses affres. Sa cruauté. Un océan d’impuissance. Lorsque je le vois, lui, mon héros, réduit à zéro, par la désertion progressive des cellules de son cerveau. Que j’aperçois son inquiétude devant la vie qui se retire. Lentement mais sûrement. La vie qu’il aime tant. Sa vie. Et sa tristesse ! Elle me déchire. Certains vieillards pestent, crient, insultent. Manière de résistance. Je préfère cette colère à la résignation. Lui non. Il sait “se tenir”.
Heureusement, demeure l’humour. Envers et contre tous ces lâcheurs de neurones. Tout n’est donc pas perdu. D’où vient-il d’ailleurs, celui-là ? D’un autre coin du cerveau ? Je me réjouis de son esprit, de ses traits acérés, des jeux de mots dont il émaille les conversations vaines, qui ne l’intéressent plus. Il les décoche, surpris lui-même, un sourire de victoire aux lèvres. Et moi, je ris. Plus fort encore que d’habitude, ce qui sans me vanter constitue un exploit.
Quelques jours ont passé depuis mon arrivée. Mon humeur pique du nez. Je le constate à la table du petit déjeuner. Derrière la baie vitrée, les champs de colza étalent leur jaune joyeux, éclatant. Et le ciel au-dessus d’eux. Grandiose. Immuable. Il a ses humeurs aussi. Levé du bon pied ce matin. Alors qu’hier ! Fallait le voir. La gueule toute la journée.
Puis, il y a les oiseaux. Si légers. Parce qu’ils sont de plume ? Ils arrivent en voletant, sautillent, picorent. J’ai jeté des miettes de pain et des graines pour les attirer. Qu’ils attendrissent mon cœur troublé. Je les regarde sans bouger. Aux aguets, ils s’en vont, au moindre de mes mouvements. Quelques coups d’ailes, et disparaissent. Dans leur arbre. Dans leur nid ? Ont-ils une famille aussi à qui raconter leur frayeur ? En rajoutent-ils pour frimer ? Un prédateur géant – moi-même – les aurait menacés. À peine le temps de s’échapper.
Les voilà qui reviennent. Cédant à la tentation. Ils n’ont pas peur de l’aventure. Une graine après l’autre, ils emportent leurs provisions. Sous les encouragements pépiés de leurs frères restés à l’abri sur leur branche.
Les champs sont labourés les usines rayonnent
Et le blé fait son nid dans une houle énorme
La moisson, la vendange ont des témoins sans nombre
Rien n’est simple ni singulier…
Sa voix a retenti, forte et fière. Elle remplit la véranda de ce poème ressurgi du fond de sa mémoire.
… Les routes toujours se croisent.
Les hommes sont faits pour s’entendre
Pour se comprendre pour s’aimer
Il déclame. Ces vers et leur beauté lui ont rendu courage. Car, bien sûr, il a oublié ce qu’il a mangé au dîner, mais la poésie, non. La poésie est en lui.
… des enfants sans feu ni lieu
Qui réinventeront les hommes
Et la nature et leur patrie
Celle de tous les hommes
Celle de tous les temps.
Oui, la nature est belle ! Et lui, si plein d’amour. Je me redresse enfin. La vieillesse, c’est encore la vie.
© Judith Bat-Or
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