La Colonne de Judith Bat-Or. Journal d’une invisible -14- « Carnet de voyage »

Judith Bat-Or

Je suis partie pour quelques jours. Rendre visite à mes parents. D’abord à ma mère. Au cimetière. Trente jours déjà. Le temps guérit, on m’a dit. Mais combien ? On ne le dit pas.

Encore une de ces formules ! ai-je râlé en moi-même. Je déteste les formules. Même au resto. Le tout fait, tout prêt. Me sentant à deux doigts de la mauvaise humeur, au milieu du terminal 3 de l’aéroport Ben Gourion, j’ai braqué toute dans mes pensées. Le cerveau, c’est comme la radio, il faut savoir zapper.

Pour changer de fréquence, j’ai commencé par un tour du magasin hors taxe. Mon porte-monnaie n’est jamais à l’abri d’une bonne affaire. J’ai entendu au passage la promesse que recélait l’expression « Duty free ». Libre de charges, de devoirs. Léger quoi…  C’est mieux pour monter dans l’avion. Une dizaine de minutes et un coup de canif dans mon budget plus tard, j’ai décidé de manger. Sans faim.

J’ai erré dans le terminal en mode chasseuse cueilleuse. Je peinais à choisir tant il y avait de choix. C’est ça l’idée de l’arbre qui cache la forêt ? Dans le doute, j’ai préféré abandonner cette réflexion. Il est des endroits plus propices à la philosophie. Des gens plus doués aussi. Finalement, j’ai acheté un sandwich, un café, et suis partie à la recherche d’un coin où me poser. Pas une table disponible. Autour de moi, les restaurants pourtant nombreux étaient blindés. Tout le monde mangeait. Partout.

Enfin, j’ai aperçu de loin un couple qui se levait, chacun tirant une valise à roulettes derrière lui. Tenant de l’autre main ses emplettes du duty free et sa carte d’embarquement. Je me suis précipitée, comme une hyène – oui, j’en rajoute –, sur leurs chaises encore chaudes. J’ai installé près de moi ma valise à roulettes et mon sac duty free, et vérifié une énième fois que je n’avais pas égaré mon boarding pass et mon passeport, avant de déballer mon sandwich et le grignoter. Sans appétit ni plaisir. 

Mais pourquoi donc, me suis-je dis, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, mangeons-nous toujours dans les gares et aéroports ? Puis dans les trains et les avions ? Dans les stations essence… 

Je me suis arrêtée là, souriant en moi-même à des souvenirs d’enfance, quand mes grands-parents m’emmenaient, chez mon oncle et ma tante, surtout mes cousins cousines, pour des vacances à Chalon. On arrivait gare de Lyon à une heure du départ au plus tard. On n’attendait pas à l’époque les vingt dernières minutes pour indiquer le quai de départ. On montait donc dans le wagon, divisé en compartiments de huit personnes seulement. On déposait les valises sur les grilles en hauteur. Les messieurs aidaient les madames. Et on s’installait à nos places. À peine assis, on attrapait le sac à provisions. Caverne d’Ali Baba portable. De quoi tenir un siège. Rien de plus normal pour nous, Juifs qui, fidèles à notre légende, transformons toute circonstance en occasion de ripailler. Sauf que nos voisins de voyage eux aussi faisaient bombance. Le train n’avait pas démarré qu’on avait déjà liquidé la moitié des réserves. Encore 340 kilomètres.

Embarquement immédiat. J’ai failli rater mon avion. J’ai couru. On s’est envolés. J’ai vu les lumières s’éloigner. J’ai traversé le cimetière jusqu’à l’étoile de ma mère. Heureuse de constater qu’elle était moins seule maintenant sur ce lopin de terre qu’au jour de son enterrement.

Les jours ont passé et soudain, en observant les mésanges, à la campagne, chez mon père, j’ai eu la révélation. Enfin, juste une idée. Rien de prouvé. De scientifique. Nous autres humains serions comme nos amis oiseaux. Comme eux, nous nous gavons, avant les migrations. C’est un instinct. On n’y peut rien. 

Cette hypothèse me plaît. Et je me sentirai désormais moins coupable en avalant n’importe quoi avant de décoller.

© Judith Bat-Or

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