Alexis Potschke. À la dame qui m’a filmé dans le bus tout à l’heure

Vous pensiez sûrement que je faisais trop de bruit – c’est vrai que j’en faisais beaucoup et que je parlais fort – ; vous pensiez peut-être que mon groupe était bruyant – et c’est vrai que nous l’étions : d’ailleurs, il y avait 63 élèves, dans ce petit bus de ville, mais nous n’avions pas vraiment le choix : ça coûte un bras de réserver un car. 

Le parc de loisir nous avait déjà coûté de l’argent. Parce qu’on venait du parc de loisir, où on avait fait du trampoline pendant une heure : avec quatre collègues et deux parents, nous avons réussi à y emmener 63 gamins. Oui, pendant nos vacances, parce qu’on voulait rendre les leurs un peu plus jolies – ça s’appelle « l’École ouverte ». Dans le tas des élèves qu’on accueille, il y en a qui ne partent pas ou presque jamais en vacances. C’est pour ça qu’on fait de notre mieux pour les emmener un peu partout. Pour que ça leur donne la sensation des vacances. Il y en a pour qui « les vacances », ce sont juste les quelques jours avec nous. Le reste, c’est de l’attente.

Ce matin, au collège, vous savez, on a fait des exercices de théâtre, un loup-garou, des mathématiques et du ping-pong. Hier aussi. Hier, on a même fait une gamelle. C’est fou : les règles sont floues, le chercheur perd toujours, la plupart des gamins restent juste planqués et pourtant ils se font des stratégies comme si c’était la Grande Guerre, ils adorent, et nous, les adultes, on regarde ça un peu perplexes. On se dit que ça leur fait des souvenirs, que ça modifie leur perception de l’espace scolaire – et c’est toujours une bonne chose qu’ils se l’approprient. Ils vivent beaucoup de choses en quelques heures, passent par un nombre infini d’émotions, parce qu’après ça : ils ne se verront plus – et ne nous verront plus – jusqu’à la prochaine petite rentrée.

C’est vrai qu’on faisait du bruit dans ce bus, on en a même fait au Louvre, c’est dire ! Oui, parce qu’on les a emmenés au Louvre, ce lundi. On ne fait pas que du bruit, on se cultive, aussi. La plupart des élèves n’y avait jamais mis les pieds. C’est normal, ce sont des enfants. On leur a montré le département des antiquités égyptiennes ; la salle des Arts de l’Islam ; la galerie d’Apollon ; la Victoire de Samothrace, la Grande Galerie : les fresques de Boticelli, Les Noces de Cana, la Joconde, Le Sacre de Napoléon, Le Radeau de la Méduse, enfin, entre autres choses. Ce n’était pas parfait et j’ai dû les gronder plus souvent qu’à mon tour, mais on a réussi à montrer le Louvre à une soixantaine de gamins et, à la fin, ils avaient appris des choses. Ça vous rendrait pas fière, vous, une chose pareille ?

Parce que, oui, j’ai dû gronder ! Je n’en donnais peut-être pas l’impression, dans ce bus, quand vous me filmiez, mais je sais gronder, et surtout je sais une chose encore plus importante : je sais quand gronder. Et je sais quand ne pas le faire ; quand on peut, au contraire, les fatiguer un bon coup, les enfants : leur demander de faire du bruit, d’imiter les animaux de la ferme – mes élèves savent que je maîtrise parfaitement le cancan –, ou de faire le klaxon avec le nez. Ah, ça, c’est vrai que ça fait du bruit ! Ça, ça n’était pas dans le bus, c’était sur la route. Si vous aviez été là ! 

Souvent, les gens sont étonnés. Il y en a que ça amuse, qui viennent faire du bruit avec les gamins. Eux, on les aime bien. Les enfants se répercutent en murmure le souvenir de cette dame qui les avait laissé caresser son chien aux Buttes-Chaumont ou celui de ce vendeur à la sauvette qui avait offert un petit porte-clé à une élève sous la Tour Eiffel, c’est fou comme la bienveillance les touche.

Il y en a que je déteste, ne le prenez pas pour vous : ce sont ceux qui engueulent nos élèves. Ça m’agace parce qu’ils ne les connaissent pas. Vous ne les connaissez pas. Ils ne sont pas toujours faciles à gérer, nos élèves ; nos standards ne sont pas les mêmes. Nous les connaissons en classe, pas vous ; nous savons lorsqu’ils font des efforts infinis pour ne pas faire de grosses bêtises, parce qu’ils sont reconnaissants, et lors ils essaient de se réconcilier avec l’école ; vous voyez dans leurs écarts de langage des tragédies apocalyptiques : foutez-leur la paix. Si vous voulez pouvoir les gronder comme des enseignants : devenez-le ou, à tout le moins, essayez au moins une fois d’emmener des gamins en sortie. On vous aura volé dix minutes de tranquillité ; ils prennent votre bus ou votre rame trois fois par an, et pour eux, c’est un monde, c’est 1492. Ça fait du bruit, la découverte, c’est normal.

Vous savez, une sortie scolaire, ça commence devant le collège, et ça se termine devant le collège. Le bus de ville, ce n’est pas la fin de la sortie, c’est sa dernière partie. Pour vous, ça n’est rien qu’un peu d’emmerdement, qu’un agacement passager ; pour eux, c’est le dernier moment de se faire des souvenirs. 

J’ai fait le deuil de mon image en même temps qu’un choix : celui de mes élèves. Alors dans le bus, au retour, je leur fais la blague de l’omelette au vomi et de la croute au beurre, je parle fort et je suis fort ridicule pour qui n’est pas mon élève. Mais il faut – c’est une nécessité, un impératif, c’est pas possible autrement – qu’ils profitent de tout le temps dont on dispose : pas de temps inutile et morne, pas de temps mort, c’est l’enfance, et son envie de vivre vite et fort entre des tranches d’ennui.

Ce groupe-là n’était pas forcément simple et, pourtant, ils m’ont dit que vous me filmiez, et ils étaient outrés. Quand ils vous ont dit que je n’avais « pas donné l’autorisation à l’image, c’est illégal, madame », j’étais fier d’eux, et un peu de moi aussi : ils avaient retenu ça, ils disaient « madame », et en plus : ils me défendaient. Ça m’a donné le tournis, c’était le monde à l’envers. Vous leur avez semblé injuste. Vous l’étiez. Vous étiez plus ridicule que moi. 

Vous n’aviez pas le contexte. Eux, ils l’avaient : ils savaient que si je parle fort, c’est pour eux. 

En sortant du bus, quand j’en ai parlé à mon collègue, quand je lui ai dit que vous m’aviez filmé et que déjà mon anxiété me sautait à la gorge, il m’a justement dit que vous ne l’aviez pas, le contexte, puis il a dit : « sur la vidéo, on verra quoi ? des gamins qui ont le sourire jusqu’aux oreilles d’avoir fait une belle sortie avec nous ».

En fait, en vérité, vous l’aviez, le contexte. Vous avez juste oublié ce que c’est que d’être un enfant.

Moi, je me suis juré, un jour que je l’étais encore, de toujours m’en souvenir.

Depuis que j’ai commencé à écrire ce petit texte plein de colère qu’il me faut sortir pour n’avoir plus que de la joie, j’ai reçu des messages de parents ravis – tous me disent que leurs enfants dorment déjà ! – ; tout à l’heure, j’ai croisé trois anciens élèves au parc, ils sont grands maintenant, ils y travaillent : ils se souvenaient de mes collègues et de moi, je crois même qu’ils étaient contents de nous voir. Je me souvenais d’eux, et eux de moi.

On avait 63 élèves aujourd’hui, et dans 63 têtes il y a maintenant de beaux souvenirs qui sont de partout et même du bus.

On avait 63 élèves, et 63 gamins dormiront bien ce soir en se disant que le collège, c’est aussi ça : des enseignants qui se plient en quatre et rient fort dans le bus.

On a été utiles 63 fois aujourd’hui.

On a fait 63 heureux.

Désolé pour le bruit, j’espère que la vidéo est bien.

Je suis sûr que nos souvenirs sont mieux.

© Alexis Potschke

Professeur, Alexis Potschke est auteur aux Editions du Seuil

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Rappeler les enfants. Alexis Potschke. Seuil. 2019

Sylvie Tanette Les Inrocks
« Il construit un récit intimiste, profondément empathique, qui attrape chaque larme ravalée et chaque sourire esquissé. »

L’Express
« Plutôt qu’un énième témoignage du haut de l’estrade, Rappeler les enfants marque un joli pas de côté littéraire. Autant pour dire son amour du métier que pour restituer avec une grande justesse les mots et les maux des minots. »

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1 Comment

  1. Le spectacle d’un prof hirsute et débraillé qui tient davantage du mono de colonie de vacances gueuler sur sa troupe attilesque est en effet déconcertant quand on est tout à fait extérieur à l’Éducation nationale. Le dévouement de M. Potschke est admirable mais les citoyens ont bien le droit de porter un regard sévère et catastrophé sur ce qu’est devenue l’école.

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