ENTRETIEN – Dans un essai majeur qui vient de paraître, L’Abolition de l’âme(Éditions du Cerf), le philosophe* se questionne sur ce qu’est l’âme et pourquoi le mot et l’idée ont disparu du langage courant comme des ouvrages philosophiques.
LE FIGARO. – Vous publiez L’Abolition de l’âme (Éditions du Cerf), un essai stimulant dans lequel vous déplorez l’effacement de l’âme dans notre culture. Mais qu’est-ce que l’âme? Comment la définir?
Robert REDEKER. – Partageons avec Simone Weil cette idée: l’intuition de l’âme est universelle. Cette intuition de soi comme être spirituel, qui navigue du vague au très précis, selon les personnes etles sociétés, distingue l’homme des autres animaux. Ce type de sentiment de soi – sentiment spirituel de soi – est la vraie différence assurant la frontière entre l’homme et les bêtes. Signalant sa bipolarité, il est chez l’homme la trace de son appartenance à un autre monde que le seul monde terrestre.
L’âme est une présence que découvre notre vie intérieure. Elle se révèle à nous dans le mouvement d’approfondissement de cette vie intérieure. De ce fait, elle est la part la plus intime de nous-mêmes. Elle est l’intimité par excellence, taillée dans une autre étoffe que la matière. L’homme est la compénétration de trois réalités, le corps, l’esprit, l’âme ; par suite, il vit trois vies, corporelle, intellectuelle, et spirituelle, qui se compénètrent également. Cette présence déchire le ciel, ouvrantl’horizon: «L’âme est un ciel, quand Dieu l’habite», a dit sainte Catherine de Sienne.
L’âme est la réalité intime dernière contre laquelle butent toute déconstruction et destruction. Résistance irréductible, elle se manifeste aux extrêmes, quand tout va très mal. Au plus fort de la détresse, et de la déréliction, sous la torture ou dans la souffrance, quand tout semble perdu, l’invincible vient à paraître, proclamant à son bourreau: tu ne peux me tuer, tu ne peux me détruire. Tu peux anéantir mon corps, mais tu n’as aucun pouvoir sur mon âme. Ainsi Jeanne d’Arc. Ainsi Soljenitsyne. Ainsi sainte Blandine. Ainsi les martyrs. Elle se manifeste en ces occurrences comme uneentité d’une autre nature que physique: comme un réel que la mort ne peut atteindre. En ces heures de péril, elle offre par ce biais la révélation de son immortalité.
L’âme est la réalité spirituelle qui se découvre à l’homme dès qu’il brise la carapace de l’ego. «Dans l’enfer, il n’y a pas d’autre pronom que “moi”», écrivit Donoso Cortés.
Infernal, changeant le monde en enfer quand on laisse libre cours à sa dictature, le moi est haïssableparce qu’il dresse le barrage empêchant l’homme d’accéder à son âme. C’est qu’il identifie en elle sarivale, la promesse de sa destitution: quand le moi ramène tout à lui, l’âme culmine dans l’abandon de soi. Le principe du moi est l’égoïsme, la gonflette psychique ; celui de l’âme, appuyé sur l’humilité, estl’abandon.
«Le souci de l’âme s’est éclipsé», écrivez-vous en préambule de votre livre. À quoi jugez-vous cela?
Le soin, le souci et la cure de l’âme sur la base de la philosophie furent, selon Jan Patocka, lamarque de la civilisation européenne. Comme dans L’Angélus de Millet, même le plus humble paysanavait souci du salut de son âme. La culture et la vie matérielle du XXe siècle se sont à l’inverse acharnées à éjecter cette âme de la vie collective.
Ouvrez un livre récent de philosophie: le mot « âme », qui fut l’un des plus fréquents chez les philosophes jusqu’à hier matin, a disparu, ou bien n’est plus objet que d’histoire érudite. Il n’est pluspris au sérieux. Écoutez les conversations dans la rue, dans les familles, les débats à la télévision: on nes’y s’affaire plus autour du salut de l’âme. On traduit «S.O.S.», qui signifie «sauvez nos âmes», par«sauvez nos vies»! Sur le mode du refoulement, nous avons effacé le mot pour abolir la réalité quil’habitait. Les freudiens politiques s’égarent: ce n’est pas le sexe qui est le refoulé de notrecivilisation, c’est l’âme. Quand Dieu est le grand refoulé de la politique française des derniers siècles,l’âme est celui de la culture.
Bernanos écrivait, dans La France contre les robots: « La modernité est un complot contre toute forme de vie intérieure ». L’âme fut une évidence, elle ne l’est plus. Quel a été le moment de rupture?
Le déclin de l’âme est passé par l’émergence de substituts, œuvrant tour à tour à son élimination: le cogito, le moi, la conscience, le sujet, l’inconscient, récemment le cerveau. La seconde partie du XXesiècle a radicalisé cette tendance pour des raisons politiques. Elle voulut achever l’âme! Elle réputa l’âme et l’intériorité complices du monde bourgeois, qu’il fallait abattre. Elle couvrit de sarcasmes renvoyant à la réaction et à la bêtise les rares intellectuels qui affirmaient encore son existence. La philosophie devint une répudiation de la vérité.
Comme tout être vivant, l’âme ne peut respirer que dans un biotope formé par l’existence des essences et la vérité. Ce biotope, qui soutenait la présence de l’âme dans la culture, a été méticuleusement asséché, désertifiant la vie spirituelle. Une agressive philosophie de la terre brûlée ravagea la culture dansl’après-guerre, privant l’âme de son atmosphère. L’anti-essentialisme – jamais démontré – devint le préjugé obligatoire des philosophes. ll s’accoupla avec le discrédit de la vérité qui remontait à Nietzsche pourconstituer le déconstructivisme des années 1970, dont le wokisme est un rejeton tératologique.
N’est-ce pas vain de parler de l’âme si l’on ne peut prouver son existence, mais seulement la postuler?
Évidence immédiate, la certitude de l’existence de l’âme est plus assurée que celle du corps, nécessairement médiate. Au moins une preuve de l’existence de l’âme est à notre disposition. Dans un très grand livre paru en 2013, Dieu existe, occulté parce qu’il se travaille plus qu’il ne se lit et qu’il exige des efforts herculéens de son lecteur, le philosophe Frédéric Guillaud détruit un à un les obstacles posés par Kant devant l’entreprise métaphysique de prouver l’existence de Dieu, avant, au moyen d’une rigueur intellectuelle implacable, d’apporter lui-même les preuves de cette existence. Si Dieu existe, l’intuition que nous éprouvons de notre âme est véridique, Dieu ne pouvant être trompeur. Or, établit Guillaud, Dieu existe. Complétons: donc l’âme aussi. Nous retournons ainsi à Descartes, chez qui Dieu garantit l’âme, pour lui donner raison contre Kant.
Faut-il réhabiliter l’âme?
Rien de plus urgent. Nietzsche s’est voulu médecin de la civilisation. Mon livre est celui d’un urgentiste du spirituel. Pourquoi? Pour renouer avec la part de nous-mêmes amputée par le siècle précédent. Pour cesser de vivre dans le monde en orphelins du ciel.
© Aziliz Le Corre © Robert Redeker
*Auteur de nombreux livres, Robert Redeker a notamment publié Le Soldat impossible (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014), L’Éclipse de la mort (Éditions Desclée de Brouwer, 2017), Les Sentinelles d’humanité. Philosophie de l’héroïsme et de la sainteté (Desclée de Brouwer, 2020) et Sport, je t’aime moi non plus (Éditions Robert Laffont, coll. «Homo ludens», 112 p., 10 €).
L’Abolition de l’âme, Robert Redeker, éditions du Cerf, 352 p., 24€. Editions du Cerf
Poster un Commentaire