Tribune Juive

Daniel Sarfati. Apollinaire, faut-il qu’il m’en souvienne

« Guillaume Apollinaire avait la tête d’un empereur romain tardif », se souvient Gertrude Stein qui aimait le recevoir rue de Tournon. 

« Un éclat d’obus avait emporté une partie de son crâne. Le pansement lui faisait comme une couronne de lauriers ».

Rue de Tournon, d’autres poètes, d’autres artistes étaient conviés, Apollinaire était à part. 

Très attirant et brillant, il était difficile d’avoir le dessus avec lui, dans une conversation.

Il était à lui tout seul l’avant-garde artistique et littéraire de ce début de vingtième siècle. 

Il écrit de la poésie mais aussi de la littérature érotique. 

Aujourd’hui encore, « Les Onze Mille Verges » me font rougir jusqu’aux oreilles. 

« Quel que fût le sujet abordé, qu’il y connût quelque chose ou non, il voyait vite tout le sens de la chose en élaborant son sujet selon son esprit et son imagination, en allant beaucoup plus loin que tout le monde ».

Sauf quand il était saoul, affirmait Gertrude Stein qui tenait mieux l’alcool qu’Apollinaire. 

Guillaume Apollinaire n’était sans doute pas juif.

Mais aux yeux des antisémites, cela ne faisait aucun doute. 

Une mère polonaise, née en Lituanie, un père inconnu peut-être italien, un nom de métèque, (Kostrowisky).

Sa fréquentation des peintres juifs de l’avant-garde artistique à Montparnasse le rendait suspect aux yeux des anti-dreyfusards.

Un cosmopolite qui maniait trop bien la langue française. 

Apollinaire s’en amusait et ne faisait aucun effort pour les détromper, plutôt fier d’être pris pour un juif. 

Il était à la fois, fasciné par « l’étrangeté mystérieuse » des Juifs orthodoxes qui avaient traversé les siècles et les persécutions, sans rien altérer de leur foi, mais également par leurs coreligionnaires qui abandonnaient la religion pour féconder au mieux la culture de leur pays d’accueil.

Dans une de ses rares nouvelles, « Le Passant de Prague », Apollinaire écrivit :

« Je ne demeure nulle part et ainsi ne souffre pas d’être juif. Car tous les Juifs souffrent partout un mépris immérité. Voyez de Daniel à Dreyfus, que n’ont-ils pas souffert dans les pays que leur sagesse honorait ? »

Apollinaire, tout juste naturalisé français, n’était pas obligé de se porter volontaire pour aller se battre pendant la Grande Guerre. Il aurait pu continuer à mener une vie de bohème dans le milieu artistique et profiter des plaisirs de la table plutôt que de patauger dans la boue des tranchées. 

Il dédaigne l’artillerie pour l’infanterie où il peut se porter plus directement contre l’ennemi. 

Il sera grièvement blessé à la tête lors d’un assaut. 

Il portera ce pansement à la tête comme une décoration, comme la couronne de lauriers d’un empereur romain.

Deux jours avant l’armistice, en novembre 1918, il dîne chez les Picasso. 

Il a très chaud, mal à la tête et demande à ce que l’on ouvre la fenêtre.  Sa respiration est saccadée. 

Il ne le sait pas, il souffre de la grippe espagnole. 

Dehors, la foule scande des slogans contre l’empereur allemand Guillaume II :

« A bas Guillaume ! »

Apollinaire se tourne vers Picasso, les yeux brillants, le front brûlant et lui demande avec désespoir :

« Mais, que leur aurais-je donc fait ? »

Il décèdera quelques heures plus tard.

Sous le Pont Mirabeau coule la Seine. 

Apollinaire, faut-il qu’il m’en souvienne

Vienne la nuit sonne l’heure 

Les jours s’en vont 

Ta poésie demeure

© Daniel Sarfati

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