Un jour j’arrêterai de prendre des vols de nuits pour débarquer dans un pays inconnu
3h du matin, entre deux chansons orientales et une chanson traditionnelle géorgienne (pro lioubof), mon taxi me demande si je viens chercher un mari, zigzaguant entre les lignes blanches pour faire le mec. “Non, non… Je suis mariée (pieu mensonge sans x) – il vous faut un mari géorgien”
Tbilissi défile devant mes yeux des quartiers populaires et excentrés jusqu’à son centre. Mon chauffeur est trapu et massif. Extrêmement jovial. J’ai toujours considéré que les géorgiens étaient les Corses du Caucase. Il me parle russe et m’explique un peu ce que je vois. Devant moi les caractères écrits sur les vitrines sont en anglais ou en géorgien.
Arrivée à l’hôtel deux jeunes femmes me coupent la parole à la réception avant que j’aie fini de dire bonjour. « Здравствуйте » « Can you speak in English? »
Je suis blême de fatigue et me gave de vidéos en russe depuis 48h, terrorisée d’avoir oublié comment parler ma langue de coeur. Mais les luttes linguistiques en pleine guerre ne s’arrêtent pas la nuit. Mon cerveau engourdi repasse en anglais alors que Maryam m’explique les conditions de Check out: « I am leaving next week… Can we speak about that later ? » Good morning Tbilissi. I go to sleep.
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Mes deux premières rencontres locales résument à elles seules un an et demi de migration et de guerre. Une russe qui a fui son pays m’expliquant avec flamme son amour de la démocratie et sa colère face à la guerre. Une nigériane venue finir ses études de médecine en Georgie après avoir quitté l’Ukraine par la Pologne dans des conditions rocambolesques. La russe renchérit: « Les polonais n’aiment pas les russes, ils n’aiment pas les Ne***, ils n’aiment personne ». Que répondre ? Je ne suis pas là pour donner des leçons de morale aux réfugiés politiques.
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– Please I need a taxi to go to 38 Abashidze street
– Abashidze Street. What number?
– 38.
– What
– 38 (en russe comme le reste de la conversation)
– Ah ok ! Tu viens d où ?
– France. Paris
– J’aime tellement la France, me dit-il avec des yeux énamourés.
C’est un jeune homme au crâne rasé et aux ongles peints en noir. Je l’imagine parfaitement dans l’underground parisien à l’époque où il était cool.
Je suis dans le temple des hipsters du Caucase, la Fabrika. Certains disent que des russes sont venus ici pour donner des informations au FSB sur l’évolution des mouvements pro ukrainiens. Que dire des hipsters de Tbilissi ? Ils ne sont pas exactement slaves, ils ne sont pas wokes, leurs goûts musicaux dépassent de très loin les bouillies auditives que je m’étais farcies à Moscou et en Ukraine. Font-ils tous semblant de ne pas parler russe ? Non. Une grande partie d’entre eux ne le parlent plus du tout. Cela dépend de la ville d’origine et du milieu social. Tout comme le niveau d’anglais.
Ici, comme en Russie ou en Ukraine quand j’y étais, la France bénéficie d’une image très positive. « Les gens âgés sont beaux dans les rues de Paris ». On oublie trop souvent que l’élégance des vieux est due au niveau de vie global d’un pays. Ils veulent apprendre le français mais peinent avec une grammaire compliquée. Le géorgien n’a pas de système de genre aussi rigide que le français ou le russe. Ils sont touchants et extrêmement sympathiques.
Bref. Je rejoins donc Jean Michel Cosnaud au 38 Abashidze street dans son nouveau restaurant. Je peux aller n’importe où dans le monde, je finis toujours par tomber sur ex 68 ard qui a bien tourné. En général ils s’entendent maintenant très bien avec les anti mai 68 et les anticommunistes d’extrême droite : des libertariens de gauche et de droite unis mains dans la mains. Lucide et adolescent dans l’énergie, il m’est agréable de parler de tout avec un homme cultivé et intelligent non englué dans le maniérisme français. Je n’arrive pas à lire dans son regard, ce qui est très perturbant, et me souviens que Tesson l’avait comparé à un iguane. Il fait honneur à la cuisine française et à l’hospitalité géorgienne. La sole est délicieuse. Le vin est doux. L’ambiance ressemble au personnage. Plus tout à fait français, plus tout à fait russe. Résolument rock. Je le laisse. Le restaurant a souffert du manque de fréquentation pendant le carême. « C’est pas les russes… Ici le carême c’est pas de la blague ». Bigoterie et chiffre d’affaire ne vont ensemble que chez les protestants.
En 1980, Alain Resnais sortait son film « Mon oncle d’Amérique ». Cosnuaud pourrait être l’oncle de Moscou. Oncle Vania comme ils disaient dans les milieux littéraires. Je repars avec son livre en copie sur son évasion de Moscou et son procès pour espionnage et atteinte à la sécurité de l’Etat de Poutine.
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Sans la guerre, le temps aurait continué à être figé à l’Est. Je suis derrière l’Eglise de Sion. Un jeune guitariste joue « Stairway to heaven » puis « Babe I am gonna leave you » face à un portrait noir et blanc de Franck Sinatra entre deux kiosques. Cela donne aux ex pays soviétique un charme romantique un peu suranné. Led Zeppelin is not dead. Derrière, entre deux marchands ambulants de jus de grenades, un drapeau ukrainien s’affiche fièrement comme un peu partout dans la ville et aux balcons. Des tag insultent Poutine, d’autres soutiennent l’Ukraine. Toute la ville est marquée par ce conflit jusqu’aux tickets de caisse en anglais pour les étrangers, rappelant que 20% de la Géorgie est occupée par la Russie.
Église de Bethléem. Je remets sur la tête un foulard bordeaux acheté pour 2.50€ à l’entrée de l’Eglise de Sion toute peinte de bleu marial. Une jeune femme blonde au fichu mal ajusté va d’icône en icône déposant chaque fois un cierge et récitant dans ses lèvres la prière qui lui est dédiée. Son téléphone Apple sonne et la tire de sa dévotion. Tous les téléphones ici sonnent de cette manière. Elle répond brièvement à l’intérieur avant de sortir passant au bruit de sa doudoune sous une immense croix rouge et blanche. L’Église de Géorgie n’a rien à voir avec l’Église de Moscou. C est ce que je comprends en lisant le roman national de Robakidze, « La mue du serpent ». La croix de Tbilissi est garnie de vigne florissante. C’est une croix de vie pour se distinguer des autres orthodoxes et des catholiques. Qui eût cru d’ailleurs que Zweig avait préfacé un livre Nietzschéen et nationaliste Georgien. Pas moi. J’en parlerai quand je l’aurai fini. Spoiler : l’exaltation des racines d un homme cherchant à échapper à sa généalogie ne plaira pas à BHL.
Les églises orthodoxes sont éclairées en plein jour avec des chandeliers électriques assez faibles. Les fenêtres étroites comme des meurtrières ou des jalousies laissent peu filtrer le jour. L’oeil se perd entre la douceur blanchâtre des quelques rayons perdus du ciel et le jaune étouffant des ampoules poussiéreuses et des cierges. A l’est, on a compris que le mystère de dieu luit d’autant mieux que la pénombre rapproche des ténèbres.
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La rue de Bambi Rigi est sinueuses et embaumées de l’odeur de Chicha aux parfums fruités. La Chicha est l’encens des villes dans tous les pays que baigne la Mer noire. La musique dans ces bars devient plus contemporaine. De la mauvaise pop, de techno de boîte de nuit. Des employés racolent à l’entrée pour vous inviter à vous asseoir. Passé le quartier de nuit, les restaurants ont parfois des pianos. « Tbilisso », chanson populaire géorgienne est jouée abondamment. Des tubes plus occidentaux aussi comme « L’Ave Maria » de Schubert. Et entre les notes de musique, ces putain de sonneries d’Iphone, ça fait tâche.
Je remonte Place de la Liberté. En haut d’un immense socle trône une statut de San Mikhail tuant le dragon. La liberté par l’iconographie religieuse… Je me demande vaguement ce que le Conseil d’État en penserait, le sourire aux lèvres, et me dirige vers l’Opéra. Des étoiles sont au sol comme sur Hollywood Boulevard. C’est écrit en Géorgien et je ne comprends rien. J’attends le retour d’une amie chanteuse géorgienne actuellement à Rome pour lui poser des questions. En face un chien noir aux yeux orange abandonné regardant tristement une mauvaise violoniste jouer le thème de « La Liste de Schindler ». Mon oeil accroche tout ce qu’il voit, comme pour polir la réalité dans laquelle je me trouve.
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23h. Je suis épuisée de changer de langues à chaque coin de rue et j’ai mangé trop de fromage. Je me démaquille. La musique de fond dans la salle de bain joue une reprise par Get a Room de « Chez les yéyé » de Gainsbourg. Les éclairages sont rouges et tamisés, comme pour ne pas vexer les filles cernées en fin de soirées par l’alcool et le manque de sommeil. Ce pays a tout compris aux lumières. Comprendre le clair obscur est un signe subtil de civilisation. C est ce que me disait un ami cher désormais décédé. Et je crois qu’il avait raison.
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Jour 2 -Les femmes obéissantes deviennent néo-féministes, les autres vont chez Oncle Vania à Tbilissi
« Je te le dis pour te mettre à l’aise : on fait ce qu’on veut de la soirée, de toutes façons, ici, tu ne pourras pas nous coûter cher ».
Il existe encore des pays au monde où les hommes invitent les femmes au restaurant pour compenser l’argent qu’elles dépensent pour être belles lorsqu’elles y sont invitées. Ça s’appelle l’égalité réelle. Je suis légèrement ivre après qu’un patron de bar m’ait offert à jeun en plein après-midi un shot de Tchatcha (vodka locale). Cosnuaud me présente son meilleur ami sur place, Jacques Von Polier, interdit de séjour en Russie pour trente ans sans trop qu’il sache pourquoi. Pour avoir critiqué l’Église orthodoxe russe en privé ? Pour espionage ? Pour le spoiler de Petrodvorets, entreprise qu’il avait remise sur les rails ? Personne ne sait. Il a une tête d’inventeur fou franchement sympathique. Le tandem Cosnuaud -Von Polier est assez savoureux à observer. Je sirote une coupe de champagne en regardant le soir se coucher sur les toits d’or de la cathédrale de Tbilissi. L’appartement est de style oriental. Je me sens en sécurité avec ces deux « repris de la justice russe » ou plutôt de ce qui reste de justice en Russie. Ils ont vu passer chez eux tout ce que Moscou a charrié de politiciens français et de mannequins russes. Je peux être moi-même sans que cela ne choque personne. Les repris de justice russes sont très cultivés, beaucoup plus que les gauchistes bobo de Saint Germain des Prés. Leurs femmes sont actuellement en Russie. « Elle lui dit au revoir », lance Von Polier. Les échanges sont épurés de tout ce qui pourrait s’apparenter à de la contrainte. La Russie me manque, je suis simplement ravie de pouvoir en parler.
⁃ Tu crois qu’on pourra retourner en Russie un jour ? demandé-je rêveuse autour de Xotchapuri et d’une forme d’aligot géorgien garni de champignons et de grains de grenade.
⁃ Oui… Pas de suite. une fois qu’ils se seront pris une bonne raclée… Mais bon. Ce ne sera plus jamais pareil.
⁃ J’ai l’impression d’être une exilée. D’être déracinée.
⁃ Encore faudrait-il avoir des racines, me répond Cosnuaud. On m’a proposé de reprendre un club restaurant à Moscou . Les russes savent qu’il y a des périodes où il ne faut pas rentrer. Le nombre de russes que ça a tués de retourner là bas dans les périodes sombres… Tvetaieva… Akhmatova… Ils ont tous cru qu’ils pouvaient rentrer au pays.
Tout ça s’est fini autour d’un joint et de chansons tsiganes tandis que je les écoutais parler d’histoires d’espionnages moscovites et de mallettes de billets improbables. Si je n’ai que mépris pour ce vieux con de Cohn Bendit, Cosnuaud est, lui, allé au bout d’un idéal sans emmerder personne.
Avoir 20 ans dans les années 70, partir en Russie dans les années 90, terminer à Tbilissi en 2020. Kerouac et Tvetaieva. Led Zeppelin et Michka Yapontchik. J’appartiens vraiment à une génération qui ne sait pas vivre.
Arrivée à l’hôtel, je lis la moitié du livre de Cosnuaud. Ça promet d’être explosif. Je m’endors en me demandant s’il a prévu de vivre encore longtemps après avoir publié un témoignage pareil.
© Laurine Martinez
Laurine Martinez est chanteuse lyrique, diplômée de sciences pipo Paris, russophone.
Prochaines dates
- Temple protestant de Toulon – 5 mai
- Salle Cortot – Récital de concertiste : « Les nuits et les amours d une femme » – 18 mai à 11h
« Une fois qu’ils se seront pris une bonne raclée »…Qui ? Les Russes ou les Ukrainiens ? Et des Français sont actuellement installés en Russie. Ils n’y ont aucun problème et le pessimisme de la fin de l’art de l’article me semble tout à fait injustifié. Mais la partir qui précède dépeint assez bien le charme des pays de l’Est désormais beaucoup plus civilisés que ceux de l’ouest. Les rapports hommes femmes y sont d’ailleurs bien plus sains et moins conflictuels, il n’y a pas cette hystérie nauséabonde du « féminisme » (autoproclamé) ou néo féminisme et c’est déjà un bon indicateur. Mais ce que je trouve très triste c’est de voir que beaucoup de Russes et d’Européens de l’Est continuent de croire que les pays de l’ouest sont des modèles de démocratie, de liberté et de civilisation alors qu’aujourd’hui c’est tout l’inverse.