Gérard Kleczewski. « Le Nageur » de Pierre Assouline, l’incroyable parcours d’Alfred Nakache revisité  

En décembre 2022, j’avais écrit dans ces colonnes sur « Le Nageur d’Auschwitz », roman de Renaud Leblond qui relate l’incroyable parcours d’Alfred Nakache, immense champion de natation avant-guerre, dénoncé, déporté, survivant de la Shoah avant de « renaitre » à la vie et au sport à son retour en France(1).

Dans cet article, je n’ai pas tari d’éloges sur ce roman, émouvant et si bien écrit. Dans la foulée j’ai évoqué la pièce mise en scène par Steve Suissa, avec un bouleversant Amir Haddad seul en scène. J’ai fait aussi un lien avec ma compagne, une Nakache, dont le père était l’un des nombreux petits cousins d’Alfred – je crois que j’ignorais encore à l’époque le lien de famille plus étroit encore d’Alfred Nakache avec Yonathan Arfi, l’actuel président du CRIF (c’était son grand-oncle).   

Et puis, tout récemment, j’ai appris que le romancier, biographe et journaliste Pierre Assouline, de l’Académie Goncourt, venait de consacrer à son tour un livre à Alfred Nakache. Son titre : « Le nageur ». Il semble qu’Assouline n’a pas eu connaissance du livre de Leblond, ni même du projet de pièce qui s’est jouée d’abord au théâtre Edouard VII, puis a repris quelques mois plus tard au Petit Marigny. 

Ce livre est un récit (il n’est pas écrit « roman » sous le titre). Il a démarré il y a au moins deux ans par la fascination d’Assouline, natif de Casablanca, et dont une partie de l’œuvre tourne autour du judaïsme en général, des séfarades en particulier (2), pour le parcours incroyable et la tragédie vécue par le natif de Constantine, décédé à Cerbère il y a tout juste quarante ans. 

Une vengeance empêchée  

Le livre de Pierre Assouline démarre sur une vengeance possible (« Si je le revois je le tue »). Celle d’Alfred Nakache ciblant Jacques Cartonnet, quelques mois seulement après que celui qu’on surnomme Artem soit revenu de l’enfer. Sans sa femme Paule et leur fille Annie. 

Mais une vengeance muette qui le restera jusqu’à la fin du récit. Jusqu’à la fin de sa vie. Quand bien même le sort lui tend une perche, peu après la guerre, à l’issue d’un rassemblement de natation à Rome auquel lui, le nageur prodige qui reprend timidement goût à la vie, est venu participer. 

Pour qui n’a pu assister à la bouleversante pièce « Sélectionné » et n’a pas lu il y a quelques mois le roman de Renaud Leblond, Cartonnet c’est celui qui « sans doute » a livré à la Gestapo Alfred, Paule venus se réfugier à Toulouse, et leur toute petite fille Annie. Celui qui les a condamnés au plus terrible des voyages aux confins de la Silésie. Cartonnet, ce nageur concurrent jaloux de Nakache qui se révèle meilleur que lui sur son propre terrain, devenu un collaborateur zélé de l’occupant nazi. Un milicien sans foi ni loi…  

Au début du livre, Cartonnet qui a échappé à la Justice des hommes, avec la complicité trouble de l’église et d’une partie des juges, se terre puis revit tranquillement en Italie. Arrêté à deux reprises, il s’en est sorti à chaque fois, dans des conditions rocambolesques. Peut-on dire douteuses ?  

Bref, le livre n’est pas sur Cartonnet, mais sur Nakache. Même si on ne peut rien comprendre du drame qui va venir visiter la vie du second sans les agissements du premier. 

De l’antisémitisme… 

Moins émouvant et lyrique que le livre de Leblond, celui d’Assouline joue la carte de la richesse documentaire (impressionnante bibliographie) et de la contextualisation. Cette histoire n’a en effet été possible que parce que des hommes avaient décidé de retrancher violemment de l’humanité d’autres hommes… 

L’antisémitisme est le fil rouge du récit. Et il n’est pas l’apanage de Cartonnet, comme on le voit par exemple à la fin du livre, avec un Nakache dont les nombreux actes de résistance ne sont pas reconnus par une république Gaullienne pas totalement débarrassée de ses oripeaux antisémites ; les hommes comme les idées.  

Avant-guerre, Nakache, même quand il nage et fait obtenir à la France des titres prestigieux, est renvoyé sans cesse à son statut d’Algérien (bien que l’Algérie soit alors française) et de Juif (en dépit du décret Crémieux, abrogé par Vichy). Dans l’atmosphère empuantie de la fin des années 30, Nakache ne peut pas être, pour beaucoup de français, un héros. En dépit de son corps d’Apollon, de sa puissance et de sa résistance au mal. Page 51, il est ainsi écrit : « Quand un athlète juif gagne, il se murmure qu’il a triché car il ne peut en être autrement étant donné ce qu »ils’ sont ». 

Et le sportif Nakache n’est pas une exception. Pierre Assouline montre notamment comment, au cours des JO de 1936 à Berlin, les Juifs de tous les pays sont jugés persona non grata : « On dit que les Juifs ne seront pas autorisés à participer. Dans l’équipe allemande, cela va de soi ; mais dans les autres ? Il paraît qu’il n’y aura pas de problème. Mais que vaut la parole des organisateurs dans un pays dont tant de valeurs, de principes, d’actions, foulent aux pieds aussi bien la lettre que l’esprit de la Charte Olympique »? 

Même au sein de l’équipe américaine, sous l’influence du funeste Brunderage, l’antisémitisme est omniprésent. Les sprinteurs Marty Glickman et Sam Stoller, seuls Juifs de la délégation américaine, sont ainsi priés de se retirer de la course, histoire de ne pas contrevenir aux lois nazies. On les remplace in extremis par Ralph Metcalfe et un certain… Jesse Owens ! 

Un style, une construction

Le livre d’Assouline c’est un style. Peu de lyrisme donc, mais une authenticité assise sur une grande recherche documentaire. Je pensais bien connaitre cette histoire mais j’ai tout de même appris de nombreux éléments que j’ignorais. J’ai en revanche un peu pesté devant quelques incohérences, redites et erreurs factuelles (non, Victor Young Perez n’est pas mort d’épuisement au cours de la « Marche de la Mort » comme l’écrit l’auteur, mais bien d’une balle allemande, à moins qu’on m’ait menti jusqu’ici). 

Ce qui reste le plus intéressant chez Pierre Assouline c’est la construction du récit qui n’est que partiellement chronologique. Les onze chapitres correspondent à onze villes ou lieux, de Rome à Cerbère en passant par Paris, Toulouse, Auschwitz et Buchenwald. A chaque ville ou chaque lieu son histoire, dans l’Histoire. Un épisode singulier d’un parcours inimaginable mais cohérent. Dramatiquement cohérent…

Et donc le style, comme toujours maitrisé chez Assouline. Des phrases aiguisées, des mots toujours justes et précis. Page 93 par exemple, on peut lire : « Artem a enfin trouvé sa propre écriture, sa musique intérieure, sa couleur. Sans tout donner et sans se désunir. On le reconnaît à sa manière d’évoluer dans l’eau davantage et plus sûrement que lorsqu’il crawlait. On l’admirait alors moins pour son style que pour son courage, on louait sa volonté, on ovationnait la combativité qu’il déployait pour l’emporter à l’arraché dans les derniers mètres. Désormais, on se déplace pour voir le phénomène papillonner en alliant la grâce à la puissance. Les plus grands défis s’offrent à lui. A se tirer vers le haut et recevoir l’enseignement d’un maître, on finit toujours par récolter un peu de sa poussière d’or ».  

Un destin juif

Tout enfin dans le récit de Pierre Assouline renvoie au judaïsme. On serait tenté de dire, au destin juif d’Alfred Nakache, quand bien même celui-ci, au retour de la déportation (comme bien d’autres) a un peu tourné le dos à la pratique religieuse, voire à la croyance en Dieu. 

Assouline écrit page 216 : « Son entourage craint qu’il ne soit hanté par le suicide, même si l’on n’en sait rien car il se tait autant qu’il se taire. Nul ne sait comment on refait sa vie après ‘ça’. Il est vrai que d’autres, dans sa situation, tente d’échapper au malheur des jours par la mort volontaire. Le judaïsme a tout prévu pour ne pas laisser l’endeuillé totalement seul dans son chagrin : celui-ci doit en effet prononcer le kaddish, une prière composée essentiellement en araméen afin de glorifier, de sanctifier le nom divin. 3 fois par jour durant 11 mois pour un parent ou un mois pour une épouse ou un enfant, mais toujours en présence de 10 hommes juifs au moins. Sauf que les événements ont mis à rude épreuve l’héritage religieux qu’Alfred a reçu de son père. Un vendredi soir lors de son bref retour à Constantine, à l’issue de la prière du chabbat, il se retire de la salle à manger pour s’isoler un instant. Le père de famille envoie l’un de ses fils pour le ramener à table. Lorsque celui-ci le retrouve il est prostré sur le balcon du salon, la tête dans les mains, le corps secoué dans un long sanglot, le visage baigné de larmes. Comme il tente de le consoler avec l’aide du Tout-Puissant, Alfred réagit d’une question pleine de violence contenue : ‘mais il était où votre Dieu lorsque nous pourrissions à Auschwitz ?’ Un proverbe hongrois prétend que l’homme qui ne pleure pas est un lâche. Alfred pleure ce jour-là, comme il pleurera le jour de longtemps de l’enterrement de son père à Givat Shaul, le grand cimetière de Jérusalem… « 

Mais, à l’issue d’un parcours digne d’une tragédie grecque, ou de certains passages bien connus de la Torah, Nakache va revenir vers la fin de l’ouvrage au judaïsme pratiquant. Pierre Assouline écrit : « Lui qui, depuis le retour de la guerre, se montrait réticent à se coiffer d’une kippa à la table familiale les soirs de fête, alors qu’il connaissait parfaitement les prières au point de reprendre l’un de ses frères en cas d’erreur, le voilà qui se replonge dans les écritures, le judaïsme, le sacré. Ce qui n’avait plus été le cas depuis ses jeunes années bien qu’il n’ait jamais cessé de se sentir profondément juif. Tout homme a trois vies : sa vie publique, sa vie privée, sa vie secrète. De celle-ci, la religion aura fait partie. Alfred est une figure de Job. Comme le juste souffrant, il perd tout puis récupère tout. Une femme, mais une autre que la sienne. Et il n’aura plus d’enfant ». 

En conclusion

Faut-il lire « Le nageur » de Pierre Assouline ? Assurément ! 
Même si, comme moi, vous connaissez « l’histoire » au cœur de l’Histoire. Même si, comme moi, vous avez lu Leblond et vu Amir avec passion et émotion. A fortiori, si vous ne connaissez pas… 

Cette traversée du siècle, quelques jours après Pessah, vous offrira un récit brillant, émouvant, érudit, enrichissant. Le récit de l’excellence et du dépassement de soi. 
Elle vous offrira surtout une leçon de vie ; celle que nous a léguée Alfred Nakache : savoir, en toutes circonstances, tenir et résister… En dépit de tout. En dépit de la cruauté des hommes.

© Gérard Kleczewski 

  • « Le Nageur de Pierre Assouline », de l’Académie Goncourt. Editions Gallimard – NRF. 256 pages. ISBN : 2072985390 

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