Retour vers le futur
“Je suis partie de loin pour mieux te revenir. Ma révolution, c’est le tour complet que j’ai fait sur moi-même“
Voici un livre proprement révolutionnaire.
Avec “Réveiller ma mère”, Nathalie Ohana nous raconte d’une écriture sensible en même temps que pudique la révolution identitaire que les derniers instants vécus auprès de sa mère mourante lui ont permis d’achever. “Écrire a été le seul remède à la hauteur du manque“.
La force du récit vient précisément de cette prise de conscience qui met en parallèle les derniers moments d’une relation mère/fille et la reconstitution d’un itinéraire zigzaguant éclairé d’un jour nouveau, lumineux quoique crépusculaire.
Au centre du récit, les rapports à la fois fusionnels et heurtés entre une mère trop aimante et sa fille sur laquelle fut greffée une secrète espérance : la voir réussir là où elle-même avait eu le sentiment d’échouer : jeunesse tunisienne déracinée, déconvenue sentimentale, difficultés insurmontables pour s’intégrer dans un pays qui, bien qu’elle en comprît la langue, lui demeurait comme étranger. La fille en explique les raisons : “Les traumatismes des générations précédentes avaient fait des ravages en baignant dans le jus du secret. En les refoulant, tes ancêtres les avaient fait grandir (…) les complexes hérités de tes aïeuls avaient eu raison de toi“.
Nathalie, “enfant arrivée sur le tard, comme une dernière chance” , fut donc missionnée pour redresser la barre ! La mère allait tout faire pour que sa fille rompe avec sa généalogie fragilisée par le sort. Elle s’annulerait elle-même, s’il le fallait, pour élever son enfant au-dessus des déterminismes familiaux : “La seule vérité que tu voulais me livrer, c’était que la force de ton amour pour moi compensait tout ce que l’on ne t’avait pas donné“.
Mais cette abnégation n’allait pas jusqu’à faire prendre de risque à la valeureuse jeune fille que l’on jetait pourtant dans un combat titanesque. Nathalie ne devait pas prendre de coups. On la surprotégeait : “Toujours tu voulais prendre les coups à ma place (…) m’éviter les uppercuts de la vie“. Les injonctions étaient contradictoires. Sortir mais rester protégée. Prendre le large tout en demeurant chez soi. Nathalie vivra longtemps avec cette sensation de ballotement qui lui fera ressentir en toutes occasions qu’une fois ici on était (sans doute) mieux là-bas, ou que la chose qu’elle tenait en main ne valait (peut-être) pas celle qu’elle venait d’abandonner.
Nathalie fit de cette oscillation un atout, comme les oiseaux migrateurs arrêtent leur course pour profiter des courants ascendants. A la force du poignet et en mobilisant sa grande intelligence sensible, elle parvint à remplir à merveille la première partie de la mission : s’extraire de son milieu pour s’élever socialement. C’est ainsi qu’elle fut soudain projetée des ruelles odorantes du quartier du Belvédère à Tunis dans une classe d’Hypokhâgne d’un grand lycée parisien à plancher sur une pensée d’Althusser. Elle en fit un rêve qu’elle raconte au chevet de sa mère : “J’étais sur un gros bateau (la classe de lycée) au milieu d’une mer agitée (cet agité d’Althusser qui voulait se hisser au niveau de l’intelligence historique des événements et qui finit par tuer sa femme) ; sur le pont il y avait tes parents, tes grands-parents et tous les autres habillés en tenue d’époque et ridés (le vieux monde, jusqu’à Moïse sans doute). J’étais dans une toge blanche (comme Ulysse qui fit un long voyage) et je naviguais vers la cote (le grand monde) en les rassurant ; tout irait bien, je les mènerais à bon port”.
Voilà pour le rêve. Dans la réalité, l’embarcation ne pouvait contenir tout le monde. Elle le confesse ouvertement à sa mère pour la première et la dernière fois : “La petitesse de votre univers mental me faisait presque regretter la méchanceté de mes professeurs. Et ce fut au milieu de ces études-là, pour nager définitivement vers l’autre rive, sans me retourner, que je me mis à t’abandonner émotionnellement“.
Nathalie fit donc seule la traversée à la nage voyant s’éloigner progressivement la côte qu’elle abandonnait : “Le monde qui peuplait ma tête s’éloignait du tien jour après jour. Pour réussir, je devais me transformer (…) Je sentis que je devais lâcher ta main“. Un aveu fait alors qu’elle serrait la sienne si fort dans les derniers instants sur son lit d’hôpital.
Quelques années plus tard elle arriva effectivement à bon port sur une plage non loin de Tel Aviv où elle entama sa deuxième vie. Un nouveau choc qui l’entraîna dans un second demi-tour. Le retour sur la terre de ses grands-ancêtres fut l’occasion d’un dépassement. Oui, elle avait réussi à partir au loin et même au-delà, vers l’ailleurs. Oui, elle était parvenue à mettre une mère à distance et la mer entre elle et son milieu d’origine. Mais cet éloignement, plutôt que d’effacer les traces, faisait, comme par miracle, revenir le passé ; non comme un fantôme traînant son boulet mais comme une charge émotionnelle qui soudain allégeait sa conscience : “Un matin, en sentant l’odeur de la fleur d’oranger dans mon jardin, je sus que je ne t’avais pas quittée. Je te revis débarquant en France dans les années soixante, sachant déjà que plus jamais tu ne reverrais les ruelles de ton enfance… Et moi, j’avais enregistré ce mouvement dans mon corps, si bien que j’émigrais à mon tour mais sans que l’histoire ne me le demande (…) En pensant écrire ma propre histoire, je continuais d’écrire la tienne“.
La révolution s’achevait. Nathalie sortait de la spirale par le haut. Elle pouvait s’autoriser une renaissance sans abandon. La mutation exemplaire qu’elle finissait d’accomplir lui permettait de retrouver ses origines sans perdre aucun des bénéfices du grand mouvement circulaire qu’elle venait de parcourir. Ce tour complet sur elle-même n’eut pas seulement pour conséquence de la réconcilier avec son ascendance mais il la propulsa dans une vie nouvelle où les contradictions se dépassent et où les allées-venues d’un parcours prennent sens.
En sombrant dans un coma définitif, la mère de Nathalie a réveillé sa fille, comme pour lui donner un cœur nouveau au moment où le sien s’arrêtait de battre. Et nous, nous y gagnons un livre qui nous va droit au cœur et nous fait rêver à d’autres vies possibles.
“Réveiller ma mère”. Nathalie Ohana. Éditions Frison-Roche
© Antoine Mercier
Antoine Mercier, ancien journaliste à la rédaction de “France Culture” et présentateur du journal de 12h30, mène régulièrement des séries d’entretiens autour de la crise et de l’actualité avec des intellectuels. Il est l’auteur du documentaire “De Juifs à Hébreux” réalisé en 2019.
https://www.fnac.com/a17135203/Nathalie-Ohana-Reveiller-ma-mere
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