Acteur, réalisateur et humoriste, Michel Boujenah a plusieurs casquettes. Franco-tunisien et juif, il place la question de l’identité au cœur de sa vie, marquée par un départ précipité de la Tunisie, enfant, et par l’antisémitisme. Invité par Manu Katché dans son émission « La Face Katché », il revient sur son parcours et son questionnement autour du judaïsme.
À 70 ans, Michel Boujenah a une carrière bien remplie. À 15 ans, il décide de réaliser son rêve d’enfant et de devenir acteur. Il fait ses débuts très jeune et fonde sa propre compagnie de théâtre en 1972. Il joue pour les enfants et se produit dans des cafés-théâtres pendant six ans. Il écrit ensuite plusieurs spectacles solo. En 1980, le premier, « Albert », séduit le public. Il y incarne son propre personnage, et y évoque la vie des juifs immigrés en France.
Actuellement sur scène (jusqu’au 16 avril) au théâtre de la Madeleine pour « Adieu les Magnifiques », qui traite de la même thématique, Michel Boujenah continue de brûler les planches, fort de son succès. Une belle revanche pour celui qui a été mis de côté dès l’enfance. Né à Tunis, à la fois arabe et juif, victime d’antisémitisme, Michel Boujenah en a toujours gardé des séquelles. De plus, avant lui, l’acteur a vu son père lui-même être discriminé pour son origine et sa religion. Face à Manu Katché, il évoque le judaïsme, son rapport à son identité et se souvient plus particulièrement d’un moment qui a changé sa vie, alors qu’il vivait, enfant, en Tunisie.
« Tu es juif avant d’être tunisien »
« Mon père est devenu médecin parce qu’il a eu un petit frère qui est mort de la tuberculose. Quand il a perdu son petit frère, il a dit à son père : ‘Je serai médecin et j’arrêterai la tuberculose en Tunisie’. Il est devenu médecin, il était spécialiste des poumons et il a travaillé avec d’autres médecins sur l’éradication de la tuberculose qui faisait des massacres. Tout ça se passait très bien », commence Michel Boujenah.
Jusqu’au jour où une réflexion blesse son père, à tel point que la famille Boujenah décide de quitter la Tunisie.
« Un jour, il y a eu une réunion avec le ministère de la Santé », poursuit-il. « Il y a un des copains qui a dit à mon père : ‘Tu sais, Joseph, c’est mieux que tu ne parles pas au début’. Il dit : ‘Pourquoi ?’. Il lui dit : ‘Non parce que tu sais, pour certains, tu es juif avant d’être tunisien’. Il est rentré, le soir, et il a dit à ma mère : ‘On quitte la Tunisie’. Pour mon père, ça a été un drame terrible parce que c’était tout ce qui ne pouvait pas arriver pour lui. Il n’avait rien contre Israël mais il n’avait rien pour Israël. Son pays, c’était la Tunisie. Son peuple, c’était le peuple juif, mais son pays, c’était la Tunisie. Il ne pouvait pas dissocier sa vie de la Tunisie. »
Pour le comédien, cette situation est une véritable « injustice », qui l’a influencé dans son parcours artistique : « C’est pour ça, aussi, je pense, que dans mon écriture et dans mon travail, j’ai voulu réinventer une Tunisie qu’on m’avait enlevée. Et celle-là, on ne peut pas me l’enlever. Mais en même temps, je leur en ai voulu beaucoup et pendant longtemps par rapport à mon père. Moi j’ai pu me réparer, mon père non. »
« Je me faisais traiter de sale juif, de sale arabe, de sale musulman… Il y avait un amalgame »
L’acteur n’est pas au bout de ses peines lorsqu’à 11 ans, il débarque en France, dans la cité de la Croix d’Arcueil, à Bagneux, en région parisienne : « Je le vis très mal, j’arrête de manger je tombe malade, je me suis bousillé physiquement à ce moment-là, c’était très grave. Les séquelles de cette période-là, je les ai payées pendant des années. Je vais à l’école. C’est une horreur », décrit-il. D’autant plus qu’il connaît, alors, lui aussi, l’antisémitisme, qui se matérialisera sous différentes formes tout au long de sa vie.
« La première école où j’ai été, je me faisais traiter de sale juif, de sale arabe, de sale musulman… Il y avait un amalgame, parce que moi, je suis arabe ! Arabe, ce n’est pas une religion. Il y a 12 millions d’arabes chrétiens en Égypte, ce sont des arabes, chrétiens. Moi je suis un arabe juif », se souvient-il, assurant qu’il n’avait pas peur de sortir les poings, vexé, pour se défendre. « Quand je me bagarrais, j’étais un monstre. Je ne savais pas me battre, mais quand on me traitait de sale juif ou de sale arabe… J’en ai envoyé un à l’hôpital, il était plus grand que moi. Je devenais fou. Mais c’est la seule fois de ma vie où je me suis battu. »
Il garde un très mauvais souvenir de ses années d’écolier, ainsi qu’une certaine rancune, avec laquelle il a dû composer : « Je n’ai jamais oublié, j’en veux encore au monde entier. J’en veux à tout le monde, de m’avoir enlevé ça. Il y a des choses qui ne partent pas, il n’y a rien de pire que l’oubli. Pire que l’oubli, il y a la volonté d’oublier. Ça ce n’est pas possible, on ne peut pas se construire. Donc je me suis construit avec ça ».
« Les juifs sont toujours au noeud d’un conflit »
Selon Michel Boujenah, la discrimination à l’égard des juifs n’a malheureusement jamais cessé de se réinventer : « J’ai vécu l’antisémitisme à des niveaux différents. Au début beaucoup dans la violence, ensuite j’ai vécu cet antisémitisme genre « gentil ». Du genre : ‘Tu sais, moi, je n’ai rien contre les juifs, d’ailleurs regarde, je suis copain avec toi’. Après il y a eu l’antisémitisme lié au conflit au Moyen-Orient, qui est l’antisémitisme contemporain, qui peut être extrêmement violent, je ne peux pas l’accepter. C’est un cancer. Les juifs sont toujours, dans le monde dit « judéo-chrétien », au nœud d’un conflit. Toujours, depuis la nuit des temps, j’ai l’impression qu’à chaque fois qu’il y a un problème, on est dans le coup. Ou alors on nous a mis dans le coup. »
« C’est un antisémitisme qui selon les époques se transforme, mute, comme un virus, comme un cancer. On a l’impression que la société en a besoin pour se sentir exister ou pour justifier son incapacité à résoudre les problèmes. On est définis par les autres comme juifs, c’est ça, l’antisémitisme. »
Michel Boujenah est souvent rattrapé par son histoire, ses origines, au-delà de la religion, admettant même être « obsédé » par la question de l’identité. Il estime que le judaïsme et sa philosophie l’aident au quotidien dans la quête de soi. « Il y a aussi, dans le judaïsme, une chose très importante : c’est qu’il n’y a pas que la religion, il y a la philosophie. Le Talmud, c’est un livre qui interprète la bible. Donc des mecs, depuis toujours, ils ont des discussions sur ‘d’après toi, est-ce que Dieu existe ?’ (…) À la fin, ils disent : ‘Peut-être qu’on a tort’, mais pendant le temps qu’ils veulent, ils discutent de tout. C’est une réflexion formidable sur les Hommes, sur la vie, sur la mort, sur les croyances… Il y a une phrase dans le Talmud qui dit : ‘Jette ton bâton en l’air, il retombe toujours à la même place’. Tu ne peux pas éviter qui tu es. Si tu évites qui tu es, si tu oublies ce que tu es, d’où tu viens, quelle que soit ta destinée et quel que soit l’enrichissement que ta destinée t’a apporté (…), tu restes qui tu es. Ça m’obsède, cette histoire identitaire. Mais je n’essaie pas de l’écrire par rapport à la religion. J’essaie de l’écrire par rapport à la condition sociale ».
« Le drame, ce n’est pas la religion, le drame ce sont les Hommes »
Dans sa quête identitaire et spirituelle, l’humoriste explique s’entretenir régulièrement avec des religieux, avec qui il questionne la foi. « J’ai beaucoup de relations avec des rabbins. Il y en avait un, il était rabbin mais surtout professeur de pensée juive. » Les croyants ont-ils « raison » de croire ?, se demande l’acteur.
À ce propos, Michel Boujenah s’est remémoré une discussion en particulier avec ce religieux : « ‘Tu sais ce que c’est, croire en Dieu ?, il me dit, c’est croire. On n’est pas sûr, si tu es sûr que Dieu existe, tu ne dis pas : ‘Je crois en Dieu’. C’est comme si tu grimpes une dune et qu’on te dit que derrière la dune, il y a la mer. Mais on grimpe cette dune depuis la nuit des temps et personne n’a été en haut pour voir s’il y avait la mer de l’autre côté. Or, on grimpe cette dune en étant sûrs qu’il y a la mer de l’autre côté. En croyant qu’il y a la mer de l’autre côté de la dune. (…) Mais si le fait de grimper cette dune ça nous rend meilleurs, est-ce qu’on a tord de la grimper ?' »
L’acteur, à moitié convaincu par ce discours, rapporte qu’il a alors évoqué les guerres de religion dans la conversation. « Quand même, dans l’histoire des Hommes, la religion a été un outil d’oppression et de meurtres incroyables », aurait-il lancé au rabbin. Ce dernier lui aurait répondu avec beaucoup de sagesse : « Peut-être, finalement, que ce n’est pas l’œuvre de Dieu, c’est l’œuvre des Hommes, le meurtre. Si l’on n’avait pas cette dune, si l’on n’avait pas cette croyance, est-ce que tu penses que les Hommes n’inventeraient pas quelque chose quand même pour s’entre-tuer ? Les Hommes peuvent se servir de tout pour massacrer. Maintenant, s’il y a des pensées, qui peuvent éviter, par moments, l’idée du massacre, alors ces pensées valent le coup. Le drame, ce n’est pas la religion, le drame, ce sont les Hommes. »
Article : Maïlis Rey-Bethbeder
Interview : Manu Katché
https://fr.news.yahoo.com/michel-boujenah-face-katche-juif-arabe-religion-202244888.html
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