Si j’avais les talents artistiques des dessinateurs doués, j’aurais peint ma grand-mère pour la restituer comme je la voyais, toujours en pleurs, de joie dès qu’elle nous apercevait et de peine lorsque l’on partait.
Le créateur avait utilisé de nombreuses couleurs pour la dessiner, elle avait la peau blanche et nacrée dont ma mère a héritée, des yeux verts, brillants et lumineux qui gardèrent tout l’éclat de leur jeunesse même quand celle-ci s’en est allée. En réalité, sa jeunesse s’était réfugiée dans ses yeux.
Avec sa carnation très claire, ses joues rosissaient à la moindre émotion. Pour tous ses petits-enfants, elle était une grand-mère en couleurs ! le rose et le vert dominaient, mais par-dessus tout, ce qui la caractérisait c’etait son immense capacité d’aimer et au-delà, son humour et sa joie de vivre.
Pourtant, avec elle le malheur ne s’était pas reposé, pendant longtemps il était resté en activité.
Pour la décrire, les mots du malheur côtoient ceux du bonheur, cependant, le sourire qui nous vient aux lèvres lorsque nous l’évoquons reste le plus bel hommage que nous lui rendons. Quel pied de nez à la disparition et à l’absence !
Pour qui n’a pas entendu grand-mère nous chanter « sabez bou plonter li choux, et allonzenfants dè la patriiiiiie you ! », n’a jamais rien entendu d’aussi comique!
Allez, Imma chante encore ce que t’ont appris les français la supplions-nous quand nous voulions rire. Franchement avec son accent et l’application qu’elle mettait à restituer ce qu’elle entendait, nous étions pliés de rire à chaque fois qu’elle entonnait de sa voix tremblotante ce qu’elle prenait pour du français.
Son amabilité la portait naturellement vers toutes les personnes, même les objets, elle leur portait de l’amour, car après les avoir égarés, lorsqu’elle les retrouvait, pour manifester sa joie, elle les embrassait. Tout chez elle prenait de grandes proportions que ce soit dans la douleur mais également dans la félicité.
Elle nous disait souvent : » mes enfants, mon coeur est en papier, il menace d’éclater s’il est malmené » cette expression est depuis restée dans la famille !
Fille de Samuël Benaroch, notable de Meknès, elle passa son enfance au mellah qui fut le quartier exclusivement juif de la ville. Les mariages, les décès, et les fêtes religieuses rythmaient alors la vie. Tous ces événements se passaient dans l’enceinte du mellah aux ruelles étroites et ombragées.
Les constructions s’imbriquaient les unes aux autres pour empêcher le soleil de pénétrer, c’était un système astucieux qui permettait de lutter contre les canicules qui sévissaient au Maroc. Elles débutaient juste après Pessah et commençaient à déclirer pendant les fêtes de Tichré (nouvel an hébraïque).
Toutes les maisons possédaient des cours intérieures, les plus prestigieuses appartenant aux familles aisées étaient agrémentées d’une fontaine de zelliges multicolores, au centre de laquelle l’eau fraîche jaillissait.
Des orangers, des grenadiers, abritaient de leurs ombres les jardinières de menthe, de thin et de romarin qui embaumaient toute la cour et la rafraîchissaient.
Pierre Loti au cours des récits qu’il fit de ses voyages en Afrique du Nord a décrit le mellah de Meknes et son étonnement face aux enfants juifs au teint très pâle. Ces derniers fréquentant très tôt la yéchiva, ils restaient enfermés à étudier les textes sacrés. Les chauds rayons du soleil d’Afrique du nord ne pouvaient pas dorer leur teint laiteux.
Ma grand-mère admirait la beauté sous toutes ses formes, elle se réjouissait de voir une belle femme passer, et elle n’était pas en reste pour remarquer les hommes aux traits réguliers et à l’allure distinguée.
Elle nous racontait sans oublier les détails, sa première déception amoureuse et le début de l’emballement de son coeur en papier. Nous apercevions alors, bien qu’ayant dépassée l’âge des amourettes, des étoiles dans ses yeux.
Elle fut promise alors qu’elle n’avait que 12 ans à son cousin. Il était fort beau et elle en était éperdument amoureuse. Lui, il la regardait à peine, elle ne l’intéressait pas du tout, habitué sûrement aux silhouettes engageantes de certaines maisons où il se rendait pour gratter de la mandoline. Il était le fils unique de sa tante , outrageusement gâté par toute la famille. Il faut dire qu’avoir un seul enfant dans ce temps-là et dans ce milieu, était considéré comme un malheur, face aux familles dont les plus modestes en comptaient 10. Tout le système social reposait sur les descendants qui pérennisent à la fois le nom, les affaires quand il y en avait, assurant au passage les vieux jours des parents, mais le plus important, reste la récitation du Kaddish au décès de ces derniers. Cette récitation incombe aux garçons. Les filles faisant partie de leur famille d’adoption par le biais du mariage.
Son jeune époux passait son temps à jouer à la mandoline en forçant un peu sur la mahia. L’oie blanche qui lui était destinée ne lui convenait pas du tout. Imma Simha s’était mariée alors qu’elle n’était pas encore pubère, elle dormait dans les bras de sa belle mère en attendant de se blottir contre ceux de son jeune mari qu’elle aimait par-dessus tout. Lui ne l’entendait pas de la même oreille et attendait l’occasion de se débarrasser de la cousine qu’on lui avait imposée.
La seule fois où elle pouvait l’embrasser c’était le samedi après l’office religieux, lorsque les hommes de retour de la synagogue souhaitaient « chabatt chalom » à toute la maisonnée. Elle attendait parfumée et soigneusement vêtue ce moment, même s’il se réduisait à deux chastes baisers sur les joues.
Ce chabatt-là, il ajouta après l’avoir à peine frôlé « Simha, après ta visite aujourd’hui à tes parents, il est inutile que tu reviennes ici, tu peux rester chez eux » ! elle avait compris le message, elle était répudiée alors que le mariage n’était même pas consommé ! son histoire d’amour s’était terminée alors qu’elle n’avait même pas commencée. Elle courut se réfugier en pleurs chez ses parents qui ne tardèrent pas à lui trouver quelque temps après, un nouveau mari en la personne de mon grand père.
Mon grand père vendait en gros, du sucre et du thé aux échoppes qui l’écoulaient en le conditionnant en petite quantité. Ils se marièrent et eurent 4 enfants. Grand-mère ne s’attardait jamais sur le père de ses enfants, elle nous parlait surtout de son premier amoureux, des battements de son coeur en papier et des tremblements qui la saisissaient lorsqu’elle l’apercevait. Autant notre aïeule était intarissable pour nous compter avec force détails son premier échec amoureux, autant elle était silencieuse s’agissant de son second mari. Les belles histoires sont peut-être silencieuses !
Elle côtoya très tôt le malheur, cependant il ne parvint pas à entamer sa bonne humeur et sa joie de vivre. Tout le long de sa vie, elle dût faire face à l’adversité et à la combattre alors que rien ne l’y avait préparé. Sa fille Robida quitta ce monde dans les circonstances tragiques que j’ai racontées, suivie de très près par son époux, terrassé par une crise cardiaque alors qu’il avait à peine 36 ans.
Imma Simha assuma seule les 3 enfants qui lui restaient . Mon oncle Samuel avait 18 ans, mon oncle Charles 15 ans, et ma mère une enfant d’à peine 2 ans.
Son aîné reprit les affaires de son père, il les fit fructifier et fut très vite rejoint par son frère : mon oncle Charles. Ils mirent en commun leur jeunesse et leur fougue pour développer et agrandir ce qui n’était au début qu’un simple commerce de thé et de sucre. Ils devinrent rapidement les fournisseurs de l’Armée Française installée au Maroc qu’elle maintenait sous le joug du protectorat.
Mes deux oncles se marièrent très tôt et tout ce petit monde cohabitait dans la même maison sous la houlette de grand-mère qui régissait l’intendance et la bonne tenue des fêtes qui s’y donnaient. Quant à ma mère, elle grandissait sous la protection de ses frères mais surtout de l’oncle Samuel qu’elle considérait comme son père.
Les affaires de mes oncles prenant le pas sur leur famille, ils étaient souvent à l’étranger, dès leur retour, il fallait qu’ils aient une vie mondaine pour recevoir tous les gradés de l’armée qui leur assuraient les marchés.
Dans les années 50 le Maroc était sous protectorat Français, les colons qui y demeuraient formaient un clan dans lequel il était très difficile de pénétrer. Il fallait toute la finesse et l’intelligence de mes oncles qui ne tardèrent pas à se faire accepter et à commercer avec eux.
Ma grand-mère voyait arriver à la maison des couples aux bonnes manières, le mari tirait la chaise à son épouse avant de s’asseoir, se précipitait pour lui allumer la cigarette qu’elle maintenait dans un long fume cigare. Tout cela lui semblait le comble du raffinement. Elle adorait la France et les Français, elle avait même inventé un proverbe qu’elle nous citait chaque fois : » celui qui n’a pas côtoyé les Français, sa vie était gâchée ».
Cet amour qu’elle vouait à la France était dicté par la paix revenue au mellah au temps du protectorat, et surtout la fin de l’arbitraire et de l’injustice par la présence Française au Maghreb.
Auparavant, quiconque voulait se débarrasser de son créancier juif inventait une futilité ou l’accusait d’avoir outragé le Coran. Le malheureux incriminé s’il n’était pas lynché se retrouvait emprisonné arbitrairement pour longtemps !
La première fois qu’elle vit un de leurs convives faire le baise-main à ma tante Mazal, elle fut définitivement conquise ! Ainsi tous les Français baisent la main des dames pour les saluer ? Nous, nous ne le faisions qu’aux rabbins les plus érudits pour marquer notre déférence et le respect que leur savoir nous inspirait. Hé bien, en France, toutes les femmes inspiraient ce respect !
Elle n’avait pas tort ma petite grand-mère, l’égalité commence par les petits signes avant coureurs. Les femmes qu’elle recevait, fumaient, donnaient leur avis sur tout, elles étaient respectées, c’est le début de l’égalité.
Mes oncles voulaient bien recevoir leurs invités, pour cela ils achetaient les mets les plus raffinés auxquels grand-mère ne comprenait rien. Des langoustes, les huîtres et du caviar. Imma Simha devait préparer tous ces plats dont elle ignorait l’existence. Elle n’avait jamais vu de fruits de mer de sa vie. Les crustacés n’étant pas « cacher » ils étaient cuisinés dans une pièce à part avec des ustensiles qui ne servaient qu’à cet usage. Pour elle, les huîtres ressemblaient à des yeux, elle se lamentait se demandant comment pouvait-on servir à des invités aussi prestigieux des yeux dans leur jus ? Quant aux langoustes c’étaient des bêtes à cornes servies tel quel dans les assiettes !
Pauvre grand-mère, elle qui cuisinait comme personne les pigeons farcis et les légumes rôtis, ils étaient tellement beaux qu’ils semblaient vernis. Toutes ses variétés de gâteux aux amandes étaient parfumées à la fleur d’oranger et à la rose.
Imma Simha préparait comme le chef le plus étoilé le « routil o tivoi » (le rôti aux petits pois), elle décorait mieux que personne la « bête mongée » (la pièce montée). Elle avait un charabia à elle qu’elle utilisait en pensant parler français. Nous avons fini par adopter son langage, ainsi nous la faisons revivre à chaque fois que nous décidons d’un menu lors de rassemblements familiaux : et si c’était le « routil aux tivoi » suivi d’une « bête mongée » disons nous le sourire aux lèvres ?
Lorsqu’elle voulait évoquer le voyage de noce d’un jeune couple elle disait « le voyageur » tant et si bien que pour nous tous, et pour les jeunes gens de la famille après leur mariage nous demandons en riant : et où partent ils pour le « voyageur » ?
Si elle pouvait m’entendre, je lui dirais que ses invités se seraient plus régalés avec son agneau rôti qu’elle laissait mariner avec des herbes de sa spécialité, elle l’enfournait à feu vif pour lui donner une peau croustillante et réduisait l’intensité pour obtenir une chair fondante. Son méchoui qui croque et qui fond aurait donné des émotions plus que ses bêtes à cornes et ses yeux vitreux dans leur jus ! pff ! Quelle banalité lorsque l’on savait comme elle mariner et mijoter tout ce qu’elle préparait.
Si elle pouvait m’entendre, je lui dirais que l’amour qu’elle vouait à tous les Européens ne valait pas celui que nous lui portions, les personnes âgées chez eux meurent de solitude dans leur maison. Elles meurent aussi de soif lorsqu’il fait chaud et que personne ne vient les visiter.
Nous, nous étions tous autour d’elle à la fin de sa vie. Le matin où elle est partie, je lui tendais un bol de lait chaud parfumé à la cannelle, elle but à peine une gorgée et pencha sa tête de côté, c’était fini, elle nous avait laissé. C’était le jour du jeûne de la reine Esther, la veille de Pourim.
Depuis, à chaque jeûne d’Esther, nous sommes en pleine communion avec elle.
Annie Khachauda-Toledano
Quel emouvant recit
Puisse le souvenir de votre grand-mére etre une source de benedictions .
Merci d avoir partagé avec nous ces souvenirs .
Paule Farhi
Ça intéresse qui?
Ceux qui ont eu une grand-mère qu’ils aimaient, par exemple.
Merci de ce témoignage plein d’amour mais aussi de mémoire ; combien nous pouvons nous identifier à vous et identifier telle de nos grand-mères à des traits qu’elle a en commun avec la vôtre! J’ai lu votre texte avec un grand plaisir jusqu’au bout en me disant qu’il ferait un beau préambule à un livre entièrement consacré à Imma Simha (la joie) si bien nommée !
Quel magnifique hommage pour cette grand-mère haute en couleurs que nous découvrons ! Un vrai régal cette lecture ! Un récit qui donne le sourire et ouvre l’appétit . Quelle chance d’avoir vécu avec Imma Simha et savouré ses mots et ses mets .