En arabe « Kswa Kébira » veut dire « la grande tenue »; j’avais 5 ans et j’étais subjuguée de voir ainsi habillée la tante de ma mère, « ma sœur Nahla » comme elle l’appelait. C’était sa tenue de tous les jours, lointain souvenir de nos ancêtres andalous, contraints de s’exiler, certains au Maroc proche de la péninsule et d’autres à travers le monde.
Il était impensable de voir un autre accoutrement sur elle puisqu’elle était ainsi vêtue quelle que fût la saison. Les jours de fêtes ses jupes en velours paraissaient plus neuves et les dorures de son boléro et de sa coiffe brillaient encore plus, elle en possédait plusieurs et les couleurs se déclinaient du vert profond au rouge écarlate et au mauve du plus bel effet.
Je m’étonnais de la voir porter des superpositions de jupes alors que les journées d’été étaient caniculaires: comment pouvait-elle supporter l’épaisseur du velours, le poids des plastrons brodés et tout cet attirail qui obéissait à un ordre d’habillage très précis : un premier jupon en lin pour commencer mais surtout il servait à amortir les frottements pour ne pas blesser la peau car les broderies au fil d’or étaient serrées et coupantes et cet habit était porté toute la journée. Un second en dentelle qu’elle laissait dépasser en élégante doublure ajourée, et par-dessus, la dernière couche constituée d’un pan en velours qu’elle nouait autour de la taille, retenu par une large ceinture dont les broderies reprenaient les motifs d’oiseaux et de fleurs qu’elle avait sur tout son habit. Cette ceinture servait à affiner la taille des jeunes femmes et plus tard, dissimulait le poids des nombreuses grossesses
Ma tante Nahla faisait des petits pas: il n’était sûrement pas aisé de marcher avec le serbil brodé de fils d’or imitant une babouche car le cuir devait être épais et il fallait de longues années de marche pour qu’il s’assouplisse sans la blesser.
Sur la poitrine un plastron de mousseline brodé, maintenu par un boléro en velours largement échancré pour laisser voir la finesse du plastron. Le boléro en velours richement orné de motifs reprenant ceux de la jupe et du serbil s’attachait sur le côté par de fin rubans croisés comme un corset.
Je me souviens lui avoir emprunté ses souliers brodés alors qu’elle se reposait; je les avais emportés doucement dans le jardin pendant qu’elle dormait. De son accoutrement c’était le seul objet que je pouvais enfiler, le reste étant sur elle toute la journée. Je me souviens avoir eu très mal et n’avoir pu marcher que quelques mètres, les rebords me blessant à chaque pas entamé. Pieds nus et à pas de loup je les remettais au pied de son lit, elle me faisait très peur car endormie, elle ressemblait aux gisants des musées, Elle dormait sur le dos, ses jupes dépliées pour ne pas se froisser, et sa coiffe sur la tête telle une reine couronnée.
De toutes les couleurs de la « Kswa Kébira », celle que je préfère est la grenat, la couleur rouge sang de pigeon, tel le plus beau rubis de Birmanie, s’accordait à merveille avec l’or des broderies. Parfois on retrouvait des lions cabrés brodés sur la jupe, ces mêmes lions que l’on apposaient sur les rouleaux de la thora entre les fleurs et les feuilles. Le plus souvent le même artisan exerçait son art sur les grandes robes et sur les « Mapa » des sepher Thora.
La coiffe qui complétait la tenue devait rappeler le rang de celle qui la portait mais elle obéissait aussi au commandement biblique pour les femmes mariées d’avoir la tête couverte.
La tante Nahla était la doyenne de la famille et avait tout le long de sa vie conservé ses habitudes vestimentaires quand les autres les avaient abandonnées. Sa grand-mère, sa mère ainsi que toutes les femmes de son entourage étaient ainsi vêtues.
Depuis, toutes les jeunes filles de la famille mettent cet habit le soir du mikvé (bain rituel de la mariée): cette tenue est transmise de mère en fille, ainsi nous continuons à tricoter « le fil de l’errance », perpétuant la façon de se vêtir de nos ancêtres de Cordoue et de Séville.
© Annie Toledano Khachauda
La Kiswa l’kbira est, littéralement, « la grande robe » tenue que portaient nos aïeules, lointain héritage de notre passé à Séville et à Cordoue.
Tres émouvantes histoires de nos ancêtres “tissant le fil de l’errance “ .
Ce fil, qui, les soirs de shabbat, assis face à l’horizon de la mer, le doux murmure du vent de l’histoire nous raconte cette errance avec un étrange mélange de peine, de nostalgie et d’espoir …
Puisse la mémoire de ces filles d’israël soit benie …