Myriam Anissimov. « Sauver la dignité humaine »: la révolte du ghetto de Varsovie (1943)

Ghetto de Varsovie. Carnets retrouvés. Marek Edelman. Traduction Zofia Lipecka. Odile Jacob. 2022

A l’occasion du quatre-vingtième anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie et de la publication de plusieurs mémoires d’insurgés, Myriam Anissimov revient sur cet épisode.

Aleksander, le fils de Marek Edelman, commandant en second de l’Organisation Juive de Combat dans le Ghetto de Varsovie, publie les Carnets retrouvés au fond d’une armoire à Lodz, le 2 octobre 2009, quelques heures après son enterrement.

Bundiste et résistant 

Marek Edelman, qui affronta avec des moyens dérisoires les nazis pendant trois semaines, au mois d’avril 1943, dans le Ghetto de Varsovie en flammes, a publié ses Mémoires, rédigés en polonais. Le livre fut d’abord édité en Pologne par le Comité Central du Bund, en 1945. Plusieurs éditions ont ensuite paru en France, la dernière chez Liana Levi, en 2002, préfacée par Pierre Vidal-Naquet.

Au côté d’Edelman, combattait Mordechai Anielewicz, le chef militaire de l’Insurrection, découvert par les SS dans son bunker, au 18 de la rue Mila. Anielewicz se suicida avec ses camarades, le 8 mai 1943, après avoir tué sa compagne.

Marek Edelman fut l’un des deux survivants des cinq membres dirigeants de l’Organisation Juive de Combat, qui regroupait tous les courants politiques de gauche. Son camarade Itzhak Cukierman, (alias Antek), gagna la Palestine mandataire au lendemain de la guerre, où il fonda le kibboutz des survivants des ghettos, Beit Lohamei Hagetaot, qui est également un musée.

Arie Wilner (alias Jurek), un des combatants, avait écrit : « Nous ne voulons pas sauver notre vie. Personne ne sortira vivant d’ici. Nous voulons sauver la dignité humaine. »

Au lendemain de la guerre, Marek Edelman demeura dans la ville de Lodz. Il ne se résolut pas à abandonner les cendres de son peuple, et était hanté par le souvenir de ses camarades tombés au combat, et par celui des quelques survivants, traqués par les SS et les Polonais dans les forêts où ils s’étaient réfugiés, après la destruction totale du Ghetto.

Dans le Ghetto, Marek Edelman avait représenté le Bund, le parti socialiste juif, fondé à Wilno en 1897. Le Bund militait pour l’autonomie des Juifs au sein de l’URSS. Or, Staline persécutait toutes les minorités, mais était plus hostile encore aux Juifs, et surtout aux bundistes, en qui il voyait des traîtres. Il ordonna l’arrestation et l’exécution de ses deux chefs, Victor Alter et Henryk (Wolf Hersh) Ehrlich, ainsi que le relate Henri Minczeles (1926-2017) dans son Histoire générale du Bund, rééditée récemment.

Les Mémoires d’Edelman, intitulées Le Ghetto lutte est un compte rendu militaire, rédigé en polonais au mois de novembre 1945, et adressé au Comité central du Bund. La première version française parut en France en 1983. Elle fut rééditée ensuite en 1993, puis en 2002. Un dialogue, enregistré en 1977 avec Hanna Krall, fut traduit et publié en France sous le titre Prendre le bon Dieu de vitesse, également en 1983.

Après la guerre, Edelman était devenu cardiologue à l’hôpital de Lodz, site du deuxième ghetto de Pologne, appelé Litzmannstadt, dont les 163 777 habitants s’entassaient sur une superficie de 4 km². Entre janvier et mai 1942, 86 000 Juifs de Lodz furent assassinés dans les camions à gaz de Chelmno (Kulmhof en allemand).

Edelman avait vécu les étapes de la liquidation du ghetto : les rafles quotidiennes de milliers de Juifs vers l’Umschlagplatz, où les wagons à bestiaux les engloutissaient et les transbordaient au camp d’extermination de Treblinka. Ils étaient immédiatement conduits nus, au pas de course, sous les coups de fouet des Ukrainiens vers les chambres à gaz qui fonctionnaient au moyen d’un moteur de tank diesel. L’asphyxie au monoxyde de carbone durait plus d’une demi-heure. Les corps, provisoirement ensevelis dans d’immenses fosses, furent ensuite exhumés au moyen de tractopelles, et brûlés, au printemps 1943. C’est en ce lieu que fut exterminée la majorité des Juifs du ghetto de Varsovie.

Deux trains, manœuvrés par des cheminots allemands quittaient chaque jour Varsovie, sous la surveillance des SS, raconte le survivant Bernard Goldstein dans L’Ultime combat. 

Goldstein et ses camarades savaient que les Juifs étaient conduits à la mort, mais ignoraient où et comment. Ils désignèrent Zalman Frydrych (alias Zygmunt), un jeune résistant qui avait « le type aryen » pour découvrir la vérité. Un cheminot polonais, membre du PPS (Parti socialiste polonais) qui effectuait le même parcours que les trains transportant les Juifs connaissait leur destination. Il suffisait d’aller jusqu’à l’embranchement de Sokolow qui accédait au village de Treblinka. Les SS y avaient construit un vaste camp, divisé en deux, l’un pour les Polonais, l’autre pour les Juifs. A Sokolow, Frydrych rencontra un vieux bundiste, nommé Azriel Wallach, blessé et en haillons qui, arrivé à Treblinka, avait réussi à fuir. Il lui raconta que tous les Juifs y étaient immédiatement asphyxiés.

Le Bund publia aussitôt un communiqué dans son Journal clandestin L’Assaut.

« Ne vous laissez pas leurrer, écartez toutes illusions ! Ils vous mènent à la mort, à l’extermination ! Ne vous laissez pas abattre comme des chiens, ne vous rendez pas de plein gré entre les mains de vos bourreaux… »

La découverte des mémoires de Marek Edelman

Début octobre 2009, Ania, la sœur d’Aleksander Edelman l’avertit que l’état de santé de leur père s’est aggravé.

Le 2 octobre, à 9 heures du soir, Aleksander Edelman, médecin comme son père, prend à Beauvais le dernier vol pour Varsovie. Le commandant en second du Ghetto de Varsovie est mort depuis trois heures. Dans sa chambre Aleksander découvre « son visage très maigre, calme, presque méconnaissable. »

Les funérailles officielles se déroulent à Varsovie. Le cercueil, recouvert du drapeau du Bund, apporté de Paris, est transporté au cimetière juif.

L’appartement d’Edelman à Lodz est presque vide. Quelques livres, une table, un vieux fauteuil. Mais, le jour-même de son enterrement, une amie qui accompagne Aleksander, trouve au fond d’un tiroir, parmi des papiers épars, trois carnets à petits carreaux, dans lesquels ce dernier reconnaît l’écriture de son père. Un Carnet intitulé Ulica Chłodna (rue Choldna) : des souvenirs du Ghetto, rédigés durant l’automne 1960.

En 1967, la campagne antisémite organisée par le général Moczar, ministre de l’Intérieur battait son plein. Le texte a non seulement été refusé par tous les éditeurs, mais aussi par l’hebdomadaire politico-culturel Polytika et par la Revue Kultura, proche du pouvoir.

Déjà en 1946, Hersz Smolar, directeur du Journal Folks Shtime, était allé prévenir Marek et son épouse qui séjournaient dans un sanatorium où l’on traitait leur tuberculose, contractée pendant la guerre. Ils devaient quitter la Pologne, car ils risquaient d’être assassinés. Marek n’avait nullement été impressionné. Il savait qu’il y avait eu au moins deux tentatives de l’éliminer.

En 1967, pendant la campagne antisémite menée par Gomulka au lendemain de la Guerre des Six jours, Edelman perdit son travail à l’hôpital de l’Académie de médecine. Le mot « sioniste » remplaça le mot « Juif ». Tout Juif était qualifié de « sioniste, de traitre et de membre de la cinquième colonne ».

Les Juifs devaient décider subitement de quitter du jour au lendemain la Pologne, sans rien emporter. En larmes, ils venaient consulter l’ancien commandant de l’Insurrection du ghetto de Varsovie, lui-même bien décidé à rester. A son épouse qui choisit de partir, il déclara : « Aucun gouvernement ne décidera à ma place où je dois vivre. »

Aleksander Edelman, biologiste et réalisateur de films documentaires, a conservé les notes de son père, au caractère très personnel, pendant plus de dix ans. Constance Pâris de la Bollardière qui étudie l’histoire du Bund, l’a convaincu de les publier.

Marcel Reich-Ranicki, secrétaire du président d’un Judenrat

Si les Mémoires du Ghetto de Varsovie sont les plus connues, d’autres témoignages publiés par ses camarades de combat du Bund qui ont participé à l’action clandestine et à l’Insurrection, nous permettent de mieux apprendre au jour le jour ce qui se passait dans le ghetto jusqu’à son anéantissement.

L’ouvrage le plus inattendu est l’autobiographie intitulée Ma Vie, du grand critique littéraire Marcel Reich-Ranicki, qui fut déporté de Berlin à Varsovie en 1938, et dut sa survie, entre autres circonstances, au fait qu’il était un brillant germaniste. Il occupa le poste de secrétaire auprès du président du Judenrat, Adam Czerniakow dans ses relations avec les SS. Le 22 juillet 1940, il sténographia la réunion tragique au cours de laquelle fut signifiée au président la liquidation programmée du Ghetto de Varsovie, et le « transfert de ses habitants vers l’Est ».

Quinze SS et des officiers supérieurs montèrent jusqu’au bureau du président Czerniakow. Tous les membres du bureau et les chefs de services reçurent l’ordre de s’y rendre sans délai. Reich-Ranicki se précipita avec un bloc-notes et deux crayons. Le président était assis face à la Section Reinhardt, rattachée au chef des SS et de la police. Il présenta Marcel au Sturmbannführer Höfle : « Voici mon meilleur rédacteur, mon meilleur traducteur ». Höfle demanda s’il savait sténographier. Il ne savait pas, mais était capable de se charger du procès-verbal de la réunion. On apporta une machine à écrire à Reich.

Devant l’immeuble du Judenrat, les SS qui attendaient Höfle dans leurs limousines, avaient apporté un phonographe et écoutaient des valses de Strauss, le Beau Danube bleu et une autre valse, « Aimer, boire et chanter », tandis que Höfle ordonnait à Czerniakow de lui livrer les Juifs du Ghetto :

« Aujourd’hui débute le transfert de la population juive de Varsovie. Vous n’ignorez pas que les Juifs sont ici en trop grand nombre. Je vous charge, en tant que « Conseil des Juifs », de mener à bien cette opération. Si elle se déroule parfaitement, des otages seront libérés ; sinon, vous serez tous pendus, là-bas. » Il désigna l’aire de jeux qui se trouvait de l’autre côté de la rue.

Tous les Juifs, quel que soit leur âge et leur sexe, seraient « transférés à l’Est ». Six catégories de personnes « utiles » au bon déroulement des opérations, échappaient momentanément à la déportation. Les « transférés » auraient le droit d’emporter quinze kilos de bagage, ainsi que « tout objet de valeur, argent bijoux, or, etc. » Toute personne s’opposant d’une manière ou d’une autre au transfert, ou tentant de s’y soustraire, serait abattue. Quand Czerniakow demanda si les « transférés » seraient autorisés à donner de leurs nouvelles en envoyant des cartes postales, Höfle refusa sèchement.

Le lendemain, deux SS informèrent Czerniakow que le nombre de Juifs devant se rendre à l’Umschlagplatz (la place de transbordement où attendaient les trains de marchandises) devrait atteindre dix mille, puis sept mille par jour. Après leur départ, Czerniakow demanda à une employée de lui apporter un verre d’eau. Un peu plus tard, le caissier du Judenrat passant devant son bureau, entendit le téléphone sonner longuement, sans que personne ne décroche. Il ouvrit la porte et vit le corps affaissé du président, un flacon de cyanure vide et un verre d’eau, à moitié plein. Sur le bureau, Czerniakow avait laissé deux lettres. La première était adressée à sa femme : « Ils exigent de moi que je tue de mes mains les enfants de mon peuple. Il ne me reste qu’à mourir. » La seconde était destinée au Judenrat :

« J’ai décidé de partir. Ne considérez pas cela comme un acte de lâcheté, ou comme une fuite. Je suis impuissant ; mon cœur se brise de tristesse et de pitié, je ne puis supporter cela plus longtemps. Mon geste fera discerner la vérité à tous et peut-être les mettra sur le chemin d’une action judicieuse. »   

L’Organisation Juive de Combat

C’est précisément cette décision que prirent les très jeunes militants du Bund et d’autres organisations clandestines en fondant l’Organisation Juive de Combat. Depuis les premiers jours du transfert des Juifs de Varsovie, ils publiaient des bulletins et des journaux clandestins que des messagers audacieux réussissaient à acheminer au péril de leur vie jusqu’à Wilno et dans d’autres ghettos, comme celui de Radom.

Ces jeunes filles et garçons résolurent aussi de combattre les nazis lorsqu’une grande partie du Ghetto, dont la surface avait été réduite et vidée de sa population, au cours d’opérations d’une brutalité inouïe, auxquelles les membres de la police juive participaient. Le 29 octobre 1942, les jeunes combattants réglèrent son compte à Jacob Lejkin, commandant de la police juive, qui collaborait avec la Gestapo.

Le Bund constitua quatre groupes casernés et des groupes armés, formés par les Juifs qui travaillaient dans les usines du ghetto. La plupart avaient reçu une formation paramilitaire au parti et au sein des syndicats professionnels.

« Après de longs pourparlers avec les dirigeants de l’Armia Krajowa (Armée de l’Intérieur), nous réussîmes à obtenir d’eux plusieurs dizaines de pistolets et des grenades. De la part du PPS (Parti socialiste polonais), nous reçûmes de la poudre et d’autres matériaux explosifs. La fabrication de grenades à main rudimentaires se fit selon un procédé indiqué par les artilleurs de l’AK. », écrit David Kiln.

Bernard Goldstein se souvient :

« Le 19 avril 1943, à deux heures du matin, lorsque des postes de garde composés de soldats allemands, de policiers, de SS, de policiers polonais, de troupes ukrainiennes et lettones, furent disposés tous les vingt pas à l’extérieur de l’enceinte du ghetto, longue de plusieurs kilomètres. Toute évasion devenait impossible. A cinq heures, quand les premières personnes munies de sauf-conduits se présentèrent aux portes, elles ne furent pas autorisées à sortir. Toute circulation entre les deux zones fut pratiquement bloquée dans les deux sens. »

… « Dès l’entrée des Allemands, les guetteurs de l’OJC alertèrent les postes de combat. Les Allemands essuyèrent le feu des groupes embusqués au n°29 et 39 de la rue Zamenhof. Ils furent arrosés par une pluie de grenades et de bouteilles incendiaires et laissèrent de nombreux morts. Deux tanks flambèrent avec leurs équipages. Nos hommes, lors de ce premier contact, ne subirent aucune perte. »

Les jeunes héros qui survécurent miraculeusement au soulèvement d’avril 1943, qui dura trois semaines dans le Ghetto en feu, s’appelaient Marek Edelman, Yitskhok Cukierman (alias Antek), Bernard Goldstein, Yankev Celemenski, David Klin.

Trois d’entre eux ont publié leur témoignage. Si bien qu’en les lisant, ainsi que les Mémoires d’Edelman, on peut se figurer quelle était la vie des Juifs dans le Ghetto, jusqu’au dernier jour de son existence. Et de quelle manière ceux qui résolurent de résister, organisèrent le combat avec des moyens dérisoires par rapport à ceux dont disposaient les SS pour les annihiler.

Un témoin des derniers jours du ghetto

Bernard Goldstein appartenait au Bund. Trop connu pour pouvoir militer à visage découvert, il fut exfiltré vers la zone « aryenne » avec la mission de coordonner la jonction avec la Résistance polonaise. Dans l’immédiat après-guerre, il émigra aux États-Unis où il rédigea le récit des événements, depuis l’invasion de la Pologne en 1939, l’Occupation, l’instauration des mesures antisémites, la construction du mur du Ghetto, la vie quotidienne à l’intérieur de ses murs, les rafles, les grandes déportations, ainsi qu’il l’écrit dans L’Ultime Combat, publié d’abord en yiddish, avec un avant-propos de Marek Edelman, puis traduit en français en 2008.

Edelman écrit : « En 1940, Goldstein avait organisé les portefaix de la rue Ptasia, qui savaient manier les barres de leurs chariots à marchandises pour faire le coup de poing… »

« Lors de la Pâque de 1940, un pogrom est organisé qui dure plusieurs jours. Des aviateurs allemands engagent des voyous polonais à 4 zlotys la journée. Durant quatre jours, les voyous se déchaînent impunément. Le quatrième jour, la milice du Bund organise des opérations de représailles. Cela donne lieu à quatre grandes batailles de rue : la première rue Solna – marché Mirowska ; la deuxième, rue Krochmalna – place Grzybowiski ; la troisième rue Karmelicka – rue Nowolipie – et la quatrième, rue Niska – rue Zamenhof. Le camarade Bernard Goldstein dirige les opérations depuis sa planque. »

Goldstein vécut les derniers jours du ghetto avec ses camarades, couverts de vermine, dans des caves d’immeubles incendiés et des « bunkers ». Une nuit, il s’enfuit complètement nu, vers un hypothétique refuge.

Goldstein était recherché par les Allemands dans le ghetto et, après la guerre, les communistes le traquèrent à leur tour. Quand il fut arrêté, il fut sauvé par un homme qui le connaissait pour avoir aidé les autres.

David Klin, infiltré en zone « aryenne »

Les Mémoires de David Klin, A cache-cache avec la mort, traduites du yiddish par Bernard Vaisbrot, est un des documents les plus riches écrit par un militant qui appartenait aux cercles dirigeants de son organisation. Il réussit à faire paraître le journal du Bund, la Naye Folks Tsaytung jusqu’à la capitulation de la Pologne. Dans le Ghetto de Varsovie, le Bund parvint à diffuser cinq publications, trois en yiddish, deux en polonais.

David Kiln évoque ses compagnons de lutte dont Szmuel Zygielbojm, qui se suicida le 12 mai 1943, à Londres, après avoir vainement tenté d’alerter le monde sur l’extermination des Juifs d’Europe.

Parce qu’il pouvait passer pour un non-Juif, David Klin qui parlait couramment l’allemand, comprenait bien le polonais, et connaissait parfaitement l’administration polonaise, se cacha en zone « aryenne », où il entretenait le lien avec le Parti socialiste polonais. A Varsovie, il était connu sous le nom de Pan Bronislaw. Maintes fois, il fut sur le point d’être démasqué et assassiné, mais son sang-froid, son intelligence, et parfois la chance lui permirent de survivre jusqu’à la chute de l’Allemagne nazie. Il a appartenu au Groupe des Vengeurs, au sein du Bund, qui pourchassaient et exécutaient les collaborateurs. Il participa notamment à la traque des membres du groupe 13, le Draytsentl, qui avait constitué une police parallèle à celle du Judenrat.

Après la destruction totale du Ghetto, Kiln participa aux combats de l’insurrection de Varsovie, en 1944. Il réussit même à capturer des SS. Il écrit : « On ne gardait pas prisonniers les Ukrainiens, les Lettons, les Lituaniens, ni le SS. » Il s’émerveille : « Avoir descendu de mes propres mains un hitlérien ! Une main juive l’avait abattu. »

Après la guerre, Klin projetait de rejoindre son épouse et son fils, qu’il avait envoyés en France en 1947, par mesure de sécurité. Mais avec l’arrivée des communistes au pouvoir, il fut arrêté et passa six ans dans les geôles de la Pologne populaire (1950-1956). Libéré en 1956, il se rendit d’abord Israël, puis rejoignit la France pour retrouver sa famille qu’il n’avait pas revue depuis près de dix ans.

Son témoignage parut en Israël en 1968. Il mourut à Paris le 18 novembre 1973.

Coupés du monde : un livre d’histoire immédiate

Nul doute que le témoignage le plus précis, le plus documenté est celui de Yankev Celemenski, Coupés du monde. Ce livre n’est pas seulement un témoignage, mais un véritable ouvrage historique, richement illustré par des cartes, des fac-similés et des photos. L’édition originale parut en yiddish, sous la direction d’Avrom Shulman et Yankev Hertz à New York en 1963.

Yankev Celemenski est né dans une famille hassidique, originaire de Varsovie. Il fut mandaté par le Bund en tant qu’agent de liaison de la lutte contre les nazis parce qu’il avait des « traits aryens » et qu’il parlait le polonais sans accent. Il écrit :

« « Dis-moi, lui demandai-je, est-ce que j’ai l’air d’un jeune Polonais ? » Il comprend tout de suite ce que je veux dire. Il me jette un regard assez trouble et me dit : « Non seulement tu ressembles à un jeune Polonais, mais tu as même l’air d’un antisémite. » »

En 1939, il était tailleur pour dames, membre actif du syndicat des ouvriers du textile.

Délégué clandestin du Bund, il se rendit dans les villes et les sthetlekh de la Pologne occupée, apportant de l’aide matérielle et de la presse interdite jusque dans les ghettos, les camps de concentration. Il secourait les Juifs qui se cachaient en ville, du côté aryen. Au lendemain de l’Insurrection et de la liquidation du Ghetto, il alla dans les forêts où tentaient de survivre dans des trous creusés dans la terre et recouverts de branchages, les partisans traqués par les Allemands et les Polonais.

Celemenski voyageait souvent en train, parfois en première classe, pour se rendre à Cracovie et retourner à Varsovie ; il s’habillait comme un Polonais, portait un cartable en cuir, et des vêtements de bonne facture, se tenait à l’écart et restait avant tout silencieux. Lorsqu’il devait remplir une mission, tout aussi clandestine, dans le Ghetto, il remettait le brassard bleu et blanc, avec l’étoile de David, sur son bras pour franchir les portes gardées, par des soldats allemands, et la police juive.

Il lui arriva de se faire arrêter en traversant clandestinement une frontière du Gouvernement général de Pologne. Il se retrouva libre, après avoir passé vingt jours en prison. Au cours de ses missions, il rencontrait Bernard Goldstein au Comité central du Bund, au 7 de la rue Nowolipie. Il décrit ainsi le Ghetto : 

« Le quartier juif est épouvantablement surpeuplé ; des Juifs venant de toute la ville sont contraints de vivre dans un minuscule périmètre muré. Des habitants arrivent aussi d’autres villes des alentours qui ont été vidées de le leur population juive. Ils sont jetés dans le Ghetto et ne peuvent espérer que la miséricorde de Dieu. 

Les Juifs déportés de province subissent un destin pire encore. Obligés de se regrouper dans de misérables maisons improvisées ou dans des locaux abandonnés, ils souffrent doublement, d’abord par le déracinement et la misère, mais aussi en raison d’un dénuement total ».

« L’espace du Ghetto de Varsovie devient un monde à part, avec l’émergence d’une nouvelle classe de dirigeants, de policiers juifs et de leurs acolytes, issue essentiellement des classes privilégiées ou de l’intelligentsia professionnelle et bureaucratique. »   

Le livre de Celemenski est le plus complet parce qu’il jouissait d’une vue d’ensemble sur ce qui se passait dans le Ghetto et hors de ses murs. Il négociait avec les mouvements clandestins polonais pour faire entrer des vivres et des armes dans le Ghetto. Il se déplaçait avec de fortes sommes d’argent qu’il avait pour mission de distribuer, ou d’utiliser pour acheter des fusils et des pistolets.

A la fin de la guerre, il fut arrêté et amené en train et sous forte garde de SS et d’Ukrainiens au camp de Pruszkow. Se retrouvant dans un convoi en direction d’Auschwitz, il s’interrogea : « Suis-je sur le même chemin que celui emprunté par ma famille, mes camarades, mon peuple ? »

Il fut évacué à Mauthausen, puis à Schönberg où, comme Primo Levi, il assista à la pendaison de deux jeunes Russes. « Quand le bourreau leur met les nœuds coulants autour du cou, l’un d’eux crie du haut de l’échafaud : « Tovarishtshi (Camarades) souvenez-vous, nous nous appelons Ivan et Volodya. Dites à nos femmes et à nos enfants que vous nous avez connus. Souvenez-vous de nos noms ! » »

« Cela me brise le cœur. Ce sont les mêmes mots que de nombreux Juifs ont prononcés en allant à leur mort. « Écris mon nom, disaient-ils tous. »»

Le 1er mai 1945, Celemenski vit de loin arriver les premiers tanks américains. Il était libre.

Il émigra en 1948 à New York, où il reprit son métier de tailleur. Il resta dévoué au Bund jusqu’à sa mort en 1986.

Liste des ouvrages évoqués :

  • Marek Edelman, Ghetto de Varsovie. Carnets retrouvés, traduits du polonais par Zofia Lipecka, Odile Jacob, 197p.
  • Marek Edelman, Mémoires du Ghetto de Varsovie, Liana Levi piccolo, 125 p.
  • Bernard Goldstein, L’Ultime Combat, La Découverte, 266 p.
  • Yankev Celemenski, Coupés du monde, Éditions Le Manuscrit, collection Témoignages de la Shoah, 460 p.
  • David Klin, À cache-cache avec la mort. Un résistant juif à Varsovie de 1939 à 1945, Éditions Le Manuscrit, 400 p.
  • Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, Éditions L’Échappée, 474 p.

© Myriam Anissimov

https://www.nonfiction.fr/article-11642-sauver-la-dignite-humaine-la-revolte-du-ghetto-de-varsovie-1943.htm

Myriam Anissimov est l’auteur de plusieurs biographies de référence (Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossman et Daniel Barenboim) et de plusieurs romans, parmi lesquels »La Soie et les Cendres », « Sa Majesté la Mort » et »Jours nocturnes ». Elle a également été critique littéraire et artistique pour « Le Monde de la Musique » et de nombreux titres de la presse nationale. Elle préfacé et a grandement favorisé la réédition de « Suite française » d’Irène Némirovski et celle du « Pianiste » de Wladislaw Szpielman, adapté au cinéma par Roman Polanski. Son roman, « Les Yeux bordés de reconnaissance », a reçu lePrix Roland-de-Jouvenel de l’Académie Française en 2018. En 2021, elle a publié « Oublie-moi cinq minutes ! » (Seuil).

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1 Comment

  1. c’est remarquable ,il faut lire ces deux ouvrages, ce que je vais faire. Ne jamais oublier le courage et la souffrance endurés par nos frères juifs du ghetto de Varsovie et sa destruction en 1944. Ils ne se sont pas battus pour rien . J’ai chez moi ,de Henri Minczeles, « Histoire générale du BUND » un mouvement révolutionnaire juif. avec les photos de ses héros . Editions Austral Paris 1995.

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