Michel Gad Wolkowicz.  Hommage à mon copain.  « Michaël Bar Zvi »

Michaël Bar Zvi

                                 

  « Les pierres importent moins que les souvenirs des pères », cette phrase de Haim Yosef Yerushalmy conviendrait à Michaël. car c’est aussi dans l’entre-deux phrases de son père qu’il s’est construit, entre « Tu ne peux pas comprendre » et « La guerre pour les juifs, a commencé le 8 mai 1945 ». 

C’est ainsi que je pense à mon copain du lycée Turgot, Michel Herschlikowicz, puis à mon ami et compagnon de pensée et de travail, Michaël Bar Zvi. Cet entre-deux du nom, de la transmission, dont il a décliné les processus et l’éthique, s’entend dans cette phrase : 

        « Transmettre c’est donner du sens, mais comment fait-on pour donner du sens à ce qui n’en a pas ? Comment déceler ou reconnaître ce qui est à transmettre et ce qui ne l’est pas, car même si le sens est caché ou absent, l’acte du passage possède en lui une force. Il ne s’agit pas seulement d’être des passeurs, mais d’avoir la puissance de bâtir un pont sur de solides pilotis. Sans ce pouvoir, les passerelles s’effondrent avec ceux qui les empruntent ». (Michaël Bar Zvi)

   Il m’avait rejoint au colloque de Schibboleth-Actualité de Freud, « Présence de la Shoah et d’Israël dans la pensée contemporaine », que j’avais organisé à l’université de Tel Aviv, prolongé à Paris à Copernic sous le titre « Shoah/Israël, Nom sacré/nom maudit ». Dès lors il m’a accompagné dans la création en Israël de L’Institut Inter-Universitaire polydisciplinaire Schibboleth – Présence of Freud dont il a été le vice-président. Nous avons organisé ensemble « Si c’était Jérusalem » au Centre Begin à Jerusalem, en hommage à mon cher Raphaël Draï qui l’avait conçu avec moi, et à Benno Gross, dont un ouvrage éponyme fut publié chez In Press Et, triste ironie, le colloque suivant « La transmission en question(s) », se tint en son hommage:

   Raphaël Draï et Michaël Bar Zvi, mes amis irremplaçables, ces guides, ces princes de la transmission, des penseurs puissants, des intellectuels rigoureux et créatifs, mais aussi de Grands Hommes, des Mann, chevillés à une éthique de vérité, d’élévation intellectuelle, d’une responsabilité individuelle et collective, de pensée et d’action, des Mensch, au courage, moral et physique, débattaient avec fermeté, en même temps qu’avec ouverture d’esprit et respect pour leurs adversaires tant que ceux-ci étaient respectables… Ils avaient le souci, tout en assumant leur singularité, du collectif, avec un amour d’Israël, un amour de leur peuple, énorme, le peuple Juif qui leur rendait bien. 

   L’héritage de Michaël Bar Zvi, l’un des grands penseurs juifs contemporains, consiste en une pensée philosophique et politique dense, riche, une réflexion sur les problématiques fondamentales, liant tradition et modernité, confrontant la pensée juive dans sa diversité, le sionisme et les diverses filiations de pensée, particulièrement Lévinas, Jankelevitch, Jabotinski, dont la formule de Freud, reprise de Goethe, atteste: « Ce dont tu hérites de tes pères, acquiers-le pour mieux te l’approprier. Ce qui sera laissé de côté sera d’un poids lourd », écrit Freud dans le Moïse, reprenant Goethe. 

   Rendre hommage à Michaël Bar Zvi, c’est ainsi rendre compte de l’apport très important de sa pensée et de son œuvre à la compréhension de l’état de la pensée et du politique en Occident aujourd’hui et des enjeux du rapport de celui-ci avec Israël, et aussi entre la nation juive et l’État, incarnant cet être-en-présence transcendant l’idéologie, assumant une liberté responsable, enseignant exigeant de philosophie, et d’Histoire, et commentateur politique alliant rigueur et précision dans la pensée, à l’humour autant décapant et signifiant que pudique, qui tendait à contenir son extrême et féconde sensibilité. C’est ainsi qu’il définissait l’être-Juif, l’être-sioniste, nouant la tradition à la modernité, le nouveau à l’ancien, non pas s’excluant, mais l’un étant l’approfondissement de l’autre, advenant du travail de culture, la transmission en en étant le paradigme comme processus dialectique et décision politique, un entre-deux toujours vivant, un reste indéfini ouvert à l’inconnu, à la réflexion, à l’étude, à la métamorphose.   

   Le sionisme n’aura jamais été pour lui tant une idéologie ou une doctrine, qu’une façon d’être Juif, une façon d’être et de penser dans ce monde, tout en étant une question centrale de la pensée politique contemporaine. Le sionisme est une uchronie, le lien à la terre, à la Loi et à la nation, se conjuguant au futur, un rejet de l’inappartenance. Il nous invitait à écouter la parole d’Israël, la fable de notre temps, et à aimer sa poésie comme sa moralité : Le sionisme, un mode d’être qui transcende les idéologies, une politique, une éthique de l’être. L’acte de transmission est respect de l’Alliance, une triple alliance: un Dieu, un peuple, une terre, le Législateur n’étant pas le représentant de la Loi mais le garant d’un Inconscient sur lequel s’était la Loi. 
   La prière du Kaddish que l’on récite en mémoire de nos chers défunts, est pour Michaël le signe le plus fort de la transmission: Ce n’est pas une plainte relative à la disparition de nos chers, mais à la fois une sanctuation du Nom de l’éternel, et une bénédiction de la vie. pour les enfants. Elle me paraît en résonance avec le commandement: « Et tu choisiras la vie, pour toi et tes descendants », si bien repris et commenté par Raphaël Draï et Benno Gross, et que j’ai pu développer dans un discours à l’UNESCO à partir de l’échange Einstein-Freud « Pourquoi la guerre? ». Ce que Michaël problématisera ainsi: « Transmettre c’est donner du sens, mais comment fait-on pour donner un sens à ce qui n’en a pas ? » Il a décliné le temps architecte, de la transmission que Levinas décline en Le temps et l’autre. La transmission, processus dialectique, c’est justement ce qui reste dans l’entre-deux, entre l’Histoire et la tradition. Le peuple élutel chaque peuple, se pose nécessairement comme un reste, comme un non-tout: le plus d’être-possible. Le Juif ne serait plus désormais un luftmensch, un homme qui brasse du vent, mais un bâtisseur

  Michaël Bar Zvi interroge la position nécessaire d’otage du témoin, de passeur, confronté à la déliquescence du langage, à l’ambivalence du monde à l’égard du Juif et d’Israël: l’antisémite qui veut le détruire, le démocrate qui nie sa spécificité, tout en en ayant besoin en tant que tels, fidèles à leur passé et à leurs valeurs. Et pour lui, nul besoin d’avoir recours au concept de laïcité pour dessiner les limites entre le temporel et l’intemporel. Selon Michaël, Israël est le révélateur des enjeux politiques culturels de l’Europe, des crises identitaires de l’Occident, le miroir inversé, également le témoin insupportable. Il analyse le rétablissement d’une souveraineté nationale par un peuple, et le poids symbolique d’Israël, immense mais en disproportion entre sa réalité et son impact, abyssal. Il questionne autant l’illusion dangereuse du pacifisme, que la vaillante résistance de l’existant Juif face aux persécutions permanentes et au fantasme de substitution dont il est l’objet exclusif. Il questionne la complaisance européenne à l’égard du terrorisme, associée au rejet à la fois de la dette symbolique et de la dette de sang à l’égard du peuple Juif. Israël est devenu le paradigme des crises du monde actuel.

   Dans son Éloge de la guerre, il écrit: « Pour les juifs la guerre a commencé après 1945« , que la nation juive devait retrouver les deux choses qui lui ont inexorablement manqué, la terre et la guerre. Son père qui était bottier, mes parents qui confectionnaient des chemises dans l’atelier dans lequel j’ai dormi et où j’ai étudié ma médecine, ont été déportés, rescapés des camps, et n’ont pensé qu’à travailler autant qu’il y avait du travail, qu’à ce que leurs enfants ne manquent de rien, étudient et deviennent des hommes bien, libres et responsables, tout en restant, entre l’appétit de vivre et l’angoisse toujours, dans l’entre-deux du « Plus jamais ça » et du « Si ça revient? » Et nous, on les vengeait en se battant contre les fascistes d’Occident et pour Israël dont ils ont toujours rêvé, dont ils nous ont transmis l’amour, avec l’amour de la vie, l’amour du peuple Juif. Pour eux, la culture et l’histoire juives ne se réduisaient pas à la Shoah.[1] La sacralisation de la Shoah garantit l’Europe d’être protégée des atteintes du réel, sans pour autant nier totalement celle-ci, exile le Juif de lui-même et participe de l’occultation du peuple Juif et du sens originaire du sionisme à assumer son destin collectif. Le devoir de mémoire ne reconnait dans le Juif que la victime. La Shoah révèle l’abîme inconscient sur lequel la modernité européenne s’est construite. L’Holocauste est la seule façon que l’Occident a de penser la Shoah, et le sionisme mis en rapport avec la croix de la Shoah ne peut être qu’un scandale car il se propose d’apporter une issue politique rejetant la condition victimaire sous le signe du péché originel. Mais après la Shoah, plus question d’être « peuple-hôte » comme chez Max Weber ou d’être dans une «condition d’otage» selon l’expression de Lévinas, dérivée par Derrida vers être « l’otage de l’autre ». En quoi l’existant-Israël serait-il à ce point irreprésentable, l’altérité qu’il porte à ce point menaçante. Ainsi une manipulation symbolique construit l’innocence en miroir de la déshumanité d’Israël. L’antijuif a besoin d’un manque maniable qui symbolise son manque-à-être, sa faille existentielle et identitaire qu’il pourrait maîtriser; 

   « Le sionisme, c’était renverser une équation en faisant de la judéité un passeport pour une expérience positive. Il est la continuité du Judaïsme en ce que la nation juive est un appel à reconstruire sa vie intérieure et morale par la guerre et la politique ». Une source de fierté en ce qu’une armée d’ombres et de fantômes réussissait le miracle de la résurrection d’une nation après deux mille ans et cela: on ne lui pardonnerait pas, à celle-ci. Après 1945, le peuple devait se battre pour retrouver l’humanité de la guerre que la Shoah avait détruite. Car la shoah ce n’était pas la guerre, mais son déni radical. Le sionisme était au cœur de cette pensée: qu’est-ce qui fait d’une nation un sujet politique? L’être sioniste transcendait l’idéologie. Une façon d’être présent au monde, dont l’investissement sur la transmission en était le paradigme. L’histoire du sionisme marque l’intrication du politique et de la geystigkeyt (intellectualité/spiritualité). Cette notion d’éthique politique de la transmission est au cœur de la pensée de Michaël, une manière d’assumer l’élection comme le suggère Levinas dans Difficile liberté: « La conscience d’être une nation implique la conscience d’un destin exceptionnel. Toute nation digne de ce nom est élue ». Le sionisme est la voie royale de cette construction pour celui qui s’en est fait le penseur, l’historien et le pédagogue.

   « Nachleben » / Vivre après. Comme si pour être réellement vivant et ne pas devenir objet d’Histoire, il fallait savoir transmettre ou « donner du sens ». Pas qu’une religion, plutôt une civilisation, le Judaïsme repose sur des fondements civilisationnels, une loi fondamentale transhistorique et une histoire qui débute avec Moïse et se poursuit à travers l’application de cette loi; ce projet: maintenir la survie spirituelle et physique du peuple Juif, chercher à l’élever sur sa terre, dont on doit être digne, que l’on doit mériter. Toutes les civilisations occidentales se trouvent face à une crise de la transmission, notamment, selon Michaël, parce qu’on se concentre presque exclusivement sur les valeurs à transmettre. Or le Judaïsme enseigne, comme la psychanalyse met au travail, que l’important c’est la transmission elle-même, le contenant plus que le contenu, un processus: la transmission de la transmission; le désir plus que le narcissisme de reproduction du même. Plus l’Occident fait face à une crise de la transmission, plus Israël est détesté, C’est ce qui fait penser Raphaël Draï à paraphraser la formule de Freud qualifiant le travail de culture, la Kulture arbeit: « Wo Es war, Soll Ich werdan » (Là où est ÇaJe dois advenir): « Wo Canaan ist, Soll Israël werden ». 

   Le Judaïsme n’est pas tant une identité qu’une altérité. C’est toute la grandeur du texte visionnaire de Herzl qui rétablit la noblesse juive en imaginant une terre qui a vocation d’accueillir tous les juifs, quelles que puissent être leurs sensibilités politique, religieuse ou culturelle; d’abord un lieu, avec un texte ouvert, non dogmatique et sacré, et des lois fondamentales d’Israël, qui fait de l’identité une construction infinie, et non une identité mortifiée. Être Juif est ainsi davantage une question d’identification et d’appartenance. Être Juif, c’est la capacité de vivre autrement que pour soi-même, pour un pays pas comme les autres, dans le sens où Israël est d’abord un autre qui est aussi un État.

   Michaêl écrit: « L’archet prime apparemment sur l’archive pour rebâtir l’arche de l’alliance (…) Relier le populaire au génial, telle était la mission de mon père ». Rire avec les larmes: l’âme juive. Éclats de rire, de lire, comme le dit Marc Alain Ouaknin / La musique et l’humour étaient les seuls agents adhésifs qu’il connaissait. Sa musique n’avait rien de sentimental, même si elle pouvait émouvoir. Elle essayait de réparer le monde et d’éviter le pire. Comme Imre Kertesz, je préfère voir l’Étoile de David sur un char de Tsahal ou sur un F16 survolant le camp d’Auschwitz-Birkenau lors de la marche des vivants, plutôt que sur la poitrine d’un enfant. Dans l’expression « défi à relever » qui m’est venue en évoquant cette lointaine époque, ce n’est pas le défi qui aujourd’hui retient mon attention, mais le terme « relever ». Comment survit-on psychiquement à la destructivité à la désobjectalisation radicale?

  « Cet ouvrage, L’éloge de la guerre après la Shoah, écrit-il dans un post-scriptum, n’est pas un tombeau en l’honneur ou à la mémoire de mon père, mais un livre d’éveil et d’espoir, que je dédie à mes descendants ». Michaël aimait souligner la parenté en hébreu entre le mot ben, le fils, et le verbe construire, libnot, qui ont la même origine. C’est ainsi que je me suis raconté, en lisant ce livre, l’histoire d’une transmission d’un impossible à transmettre, transmission réussie d’un projet de vie et non de mémoire, de ce père-là, telle que son fils Michaël Bar Zvi l’a reçue et nous l’a fait partager. 

     « Le chant du violon n’est pas seulement de la musique mais l’organisation d’un monde… La puissance politique du violoniste se trouve justement dans sa capacité à nous faire comprendre qu’à partir d’un instrument qui n’a pas de touche, de signaux lisibles, on peut construire un monde ordonné, grâce à un équilibre des pouvoirs et des libertés. Tout cela nous devions l’intérioriser alors que mon père ne l’a jamais formulé… L’archet prime apparemment sur l’archive pour rebâtir l’arche de l’alliance ».  

   Je l’aimais et je l’admirais, mon copain. Que sa mémoire soit bénie!, Que son nom  soit sanctifié.  

© Michel Gad Wolkowicz,

Psychanalyste, Prof. Psychopathologie, Ass. Paris-Sud, Tel Aviv, Glasgow

Président de l’Association Internationale Inter-Universitaire schibboleth – Actualité de Freud

Michel Gad Wolkowicz

[1] Michaël y avançait l’idée que « la distinction entre la volonté de donner du sens et la capacité à reconnaître les signes demeure la clé de la transmission d’un père à ses enfants ». Pour aucun rescapé des camps, la libération n’a représenté une fin, au sens d’une vérité simple, mais au contraire le début d’un long combat pour être de nouveau et retrouver l’existant ou, selon la formule de Kafka rappelée par Michaël, « être au milieu de la vie »: retrouver ses repères, son centre et sa périphérie —  se souvenir de son futur, selon  une tradition juive ancestrale.


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1 Comment

  1. Merci pour cette belle évocation, M BarZvi était aussi impliqué dans le travail de découverte du pays d Israël pour nos jeunes,un travail discret mais irremplaçable.

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