Kamel Bencheikh. Chronique de l’écrivain rentré au pays natal

Tahar Djaout. Assassiné le 26 mai 1993
par des terroristes islamistes
Youssef Sebti. Égorgé le 27 décembre 1993

​Il y a un quart de siècle, le peuple algérien était sous la lame islamiste et le monde entier s’interrogeait en se posant l’abjecte question du « qui tue qui ? ». C’était l’Aïd el Kébir tous les jours puisque vieillards et enfants étaient sacrifiés par égorgement, le visage paniqué tourné vers l’Orient, devant les leurs, pendant que les femmes étaient d’abord violées, éventrées si elles étaient enceintes, et prises en otage si elles étaient jeunes et belles pour passer de mains râpeuses en mains encore remplies de sang des “hashashins” aux yeux hérissés de haine.

​Les années 1990 resteront gravées dans la mémoire collective algérienne comme un traumatisme indélébile. La barbarie a atteint des limites insoupçonnées. Qui aurait pensé un jour, sauf dans les romans gores les plus sanglants, pouvoir imaginer que l’on pouvait mettre un bébé vivant dans un four brûlant et le laisser cuire devant les yeux hallucinés de ses parents ? Comment ensuite survivre à une telle scène ? Comment des êtres humains pouvaient-ils aller aussi loin dans la barbarie la plus abjecte à l’égale de celle, aussi sordide et aussi nauséabonde, des nazis ? 

​Un quart de siècle plus tard, ces ébranlements et ces commotions sont toujours présents dans la société algérienne. Il faut deux ou trois générations pour dépasser cette immense tourmente et mettre ces événements horribles sur le dos des convulsions de l’Histoire.

​Je suis en Algérie, mon pays natal, où je ne suis pas venu depuis un bail. Les Afghans sont toujours là. Ils ont pris possession du pays sans faire de bruit. On les remarque par petits groupes sirotant leur thé dans les cafés. Ils attendent leur heure pour s’imposer définitivement. Ils circulent en qamis et pantacourts. La barbe hirsute est toujours le signe de ralliement de ces troglodytes perdus au XXIème siècle. Ils possèdent voitures vrombissantes, téléphones portables dernier cri, ordinateurs importés de chez les “kouffars” et baskets américaines contrefaites. 

​En plein centre-ville de Sétif, entre le lycée Kérouani et le siège de la wilaya, je me suis rendu compte de la présence de ces revenants d’un autre âge qui n’ont plus de poignard entre les dents mais dont je devine toujours l’exaltation et la rancœur qu’ils nourrissent envers les femmes libres aux longs cheveux flottant au vent. Pour les progressistes qui osent se promener en tenant la main de leur amoureuse et pour les laïques qui n’hésitent pas à soutenir que la religion n’a pas sa place dans la cité mais doit se cantonner à l’univers privé. Puis m’étant adressé en français à l’ami qui m’accompagnait, j’ai vu dans les yeux du barbu qui me dévisageait comme une haine recuite, une haine envers le supposé renégat qui « vient chez nous parler la langue des odieux “kouffars” si abhorrés ».

​J’ai soutenu avec force et sérénité ce regard méprisant. Et l’espace d’un instant qui a duré une éternité, je me suis senti défaillir. Derrière cette barbe qui symbolise pour moi la pire ignominie islamiste, j’ai cru reconnaître dans les yeux de cette survivance barbare le regard de quelqu’un que je fréquentais lors de ma dernière période au lycée, juste avant le bac. Derrière ces vêtements supposés représenter « l’âge d’or » de l’islam conquérant, j’ai reconnu le regard d’un ancien ami avec lequel je passais des soirées à parler des Fleurs du mal de Baudelaire, du Tropique du Capricorne et de La crucifixion en rose d’Henry Miller et des Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez. Je me souviens que nous passions des heures à parler de Jean Sénac que je connaissais et que ce copain m’enviait parce que je fréquentais l’auteur de Matinale de mon peuple.

​Tout d’abord, je n’étais pas très sûr qu’il se soit rappelé de moi. Je suis parti très vite pour qu’il ne me reconnaisse pas, qu’il ne m’appelle pas et qu’il ne me prenne pas dans ses bras. La vie et ma longue expérience m’ont appris qu’il ne faut jamais échanger avec des esprits aussi décadents qui n’ont comme seul leitmotiv que la protection de l’honneur d’Allah, puisque, c’est bien connu, ces gens possèdent dans leurs tiroirs des actes notariés prouvant qu’Allah est leur propriété exclusive. Qui plus est, Allah a besoin de ces millions d’officiers de sécurité qui ont pour seule vocation de le protéger contre les mécréants de mon espèce.

​Je n’ai pas eu le temps de tourner les talons lorsque j’ai entendu mon prénom. J’ai senti comme un frisson qui me parcourait la peau du dos. Le temps de me retourner, et me voilà face à l’image la plus rétrograde qu’il me soit donné de voir. J’ai très vite joué l’homme surpris, reconnu malgré lui et qui n’avait pas envie de pratiquer la fameuse « étreinte à l’algérienne ». Voyant que je n’arrivais pas à mettre un nom sur son visage de troglodyte venant du fond des âges, il me rappela qui il était. Mis devant le fait accompli, je tendis instinctivement mon bras pour que ma main aille le plus loin possible vers lui et qu’il n’ait pas l’idée saugrenue de m’embrasser.

​— « J’ai lu ton texte dans La révolution du sourire, me dit-il, le livre collectif auquel tu as participé. Je trouve que tu as mal tourné. Tu parles de sexe hors mariage, de mère célibataire et même de laïcité », me dit-il. « J’espère que tu es marié et que tu es un bon père de famille, que ta femme et tes filles sont pudiques et que tes garçons sont de bons musulmans ».

« La Révolution du sourire »,
Ouvrage collectif dirigé par Kamel Bencheikh avec une introduction de Sarah Slimani et une post-face de Kamel Bencheikh,
est le premier livre sur le Mouvement populaire en Algérie
Editions Frantz Fanon. 2019

N’étant pas suicidaire et ayant promis à une amie de me laisser guider à travers Bruxelles pour bien connaître la capitale de l’Europe, je tiens à tout prix à tenir parole et à vivre encore jusqu’à l’âge avancé de quatre-vingt-treize ans. J’ai regardé le propriétaire de l’esprit fossilisé qui était en face de moi et lui ai dit gentiment :

“Je vois que ta fougue juvénile a disparu depuis quatorze siècles et que tu es retourné, suivant les préceptes de tes guides, à l’état de larve que tu n’aurais jamais dû quitter. Je me rappelle quand tu mangeais en cachette, en ma compagnie, lors des journées sans fin du ramadan. Je me souviens des crachats que tu lançais en direction de l’imam de la mosquée Bilal lorsqu’il venait nous reprocher de ne pas faire la prière. J’ai toujours en tête les images de toi buvant une bière chaude à même le goulot.

​Je vois que ces moments de révolte contre les attardés sectaires sont derrière toi et que tu fais désormais partie de ceux-là même que tu raillais, tu as dû aller en Arabie saoudite pour lapider par trois fois avec sept pierres différentes le pauvre Satan du côté de Mina, que tu as pratiqué la circumambulation autour d’une simple pierre noire. Je suis persuadé que tu as donné l’équivalent de quelques milliers d’euros aux potentats saoudiens, déjà très riches, pour pouvoir effectuer ton hajj alors que des milliers d’enfants meurent de faim chaque jour sous tes yeux ici-même en Algérie ! Je suppose que tu n’écoutes plus Léonard Cohen parce que c’est doublement interdit : la musique est illicite dans ta religion, et surtout qu’il n’est pas pensable d’écouter un Juif. Tu n’es plus le lycéen sensé qui parlait de raison critique et qui citait Voltaire, Diderot, Spinoza, Montesquieu et toutes ces lumières des Lumières. Tu ne sais plus ce qu’est la raison, critique ou pas. Tu as remplacé cette notion par un dogme éculé… Tu n’as pas rejoint l’islam comme tu sembles le croire, tu es devenu ce que l’on appelle un islamiste, tu es devenu un automate entre les mains de ces dégénérés qui ont mis deux balles dans la tête de mon ami Tahar Djaout et égorgé mon ami Youssef Sebti, le plus doux des poètes. Tu n’es plus un être humain mais un instrument obscène entre les mains assassines de ceux qui se croient mandatés pour venger ton prophète pour de simples caricatures.

​Nous ne sommes plus du même monde, toi et moi. Tu me méprises parce que je suis toujours resté fidèle à moi-même, parce que je mets la raison au-dessus de toute croyance. Tu as pris une bifurcation vers la Kaaba et moi je suis allé en pèlerinage vers le parc des Buttes-Chaumont. J’ai toujours été sceptique et dubitatif envers tout ce qu’on me raconte, j’ai toujours douté de tout, je me pose beaucoup de questions sur l’existence des planètes qui sont invisibles pour les yeux. Je lis René Char et Yannis Rítsos comme s’ils étaient mes messies. Je rêve d’amour et de paix entre tous les êtres humains. J’ai des amis athées, apostats, des juifs, des homosexuels, ceux qui aiment Bob Dylan ou qui le détestent, des Africains noirs, des amis de toute obédience politique. Toi, tu n’as aucun doute, l’islam est la seule religion révélée par un dieu qui t’a d’ailleurs choisi pour être son avocat. Je suis sûr que le seul livre que tu as dû toucher depuis des lustres est Le Livre. Tu dois détester comme jamais Boualem Sansal et Kateb Yacine. Tu ne fréquentes plus que des barbus comme toi, accoutrés de gandouras sales que les femmes doivent laver de temps en temps puisque c’est à elles de s’occuper du ménage, du repassage, de la cuisine et des enfants pendant que toi et tes semblables, vous passez des heures à faire semblant de prier à la mosquée. Tu es fier de ces milliers d’heures perdues à te fracasser le front contre des tapis crasseux – la preuve, c’est que tu as une zabiba au milieu du front, cette marque infâme que tu exhibes comme un trophée, qui est le label de qualité que les dépravés dans ton genre mettent en avant, l’empreinte, l’estampille de l’oblitération divine.

​Je te trouve triste, prisonnier d’un dogme haineux qui étend ses tentacules partout, y compris à Paris, ma capitale des Lumières. Je ne te sers pas la main parce que je n’ai pas envie de regretter d’avoir touché un être aussi abject que toi, le complice des monstres qui ont pour visage celui des humains. Je ne te connais pas, je ne t’ai jamais connu, je n’ai jamais su qui tu étais, je remonte vers une géographie où le respect des autres est la seule condition qui m’importe. J’ai décidé de ne pas te serrer la main pour pouvoir respirer un air non vicié, je suis le frère de tous les hommes et de toutes les femmes empathiques qui connaissent la valeur de la vie et de la diversité, je suis l’ami de tous ceux qui refusent de s’enfermer dans une mystique de violence et de mort, et je te combattrai parce que j’aime la vie, parce que j’aime l’humanité, parce que je veux que l’amour soit notre seul viatique ». 

© Kamel Bencheikh

Kamel Bencheikh est poète et écrivain. Né à Sétif en Algérie, il vit à Paris. Il est chroniqueur au Matin d’Algérie. Il a publié plusieurs livres, dont Là où tu me désaltères, recueil de poèmes (éditions Frantz-Fanon 2022), L’Impasse, son dernier roman (éditions Frantz-Fanon, 2020), La Reddition de l’hiver, recueil de Nouvelles (éditions Frantz-Fanon, 2019) ; également des ouvrages de poésie : Préludes à l’espoir (Éditions Naaman, Coll. « Création », Canada, 1984), Jeune poésie algérienne. Anthologie de la poésie algérienne de langue française, introduction et choix par Kamel Bencheikh (Revue Traces), Poètes algériens d’expression française (Magasin Général Éditeur). Il a aussi contribué aux ouvrages collectifs La Révolution du sourire (Éditions Frantz Fanon, 2019) qui rassemble dix auteurs et journalistes algériens et Les années Boum (Éditions Chihab, 2016), réalisé sous la direction de Mohamed Kacimi, organisé autour de textes personnels d’auteurs ayant vécu la période Boumediene.

Kamel Bencheikh est à l’initiative d’un appel pour la laïcité en Algérie.

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3 Comments

  1. Bon sang, quel souffle et quel esprit libre ! Les valeurs universalistes à la française seront-ils sauvées par des vigies pareilles qui ont, outre le talent d’écrire, le courage de s’élever plus haut que les montagnes pour nous rappeler que ce sont ceux qui ont une loupe qui voient tous les défauts des gens qui se sont affadis et qui se laissent mettre à genoux. Ce sont des écrivains de cette trempe qui nous mettent en garde contre l’évolution dégradante du monde.
    Kamel Bencheikh est une voix qui porte.

  2. Kamel Bencheikh est mon ami et je soutiens son engagement pour la liberté, la laïcité, admire son franc parler et son et partage ses convictions humanistes et antifascistes.

  3. Je viens de lire cette magnifique envolée construite sur le lyrisme et la colère. Je connaissais le courage de Kamel Bencheikh et ses yeux ouverts sur un monde qui dévisse. Je connais le talent de cet écrivain universaliste et ses prises de position qui font de lui un lanceur d’alerte hors pair, une vigie qui nous oblige à rester debout. J’aimerais dire que l’universalisme à la française, s’il est en danger de mort, ne sera sauvé que par des êtres aussi indomptables et aussi héroïques. Et Kamel Bencheikh, à l’instar de Boualemn Sansal, honore le fait d’être debout. Merci à ces deux baroudeurs aussi déterminés dans leur combat pour la dignité humaine.

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