Gérard Biard. « La faute à Charlie »

Une catastrophe frappe un pays ? Un avion explose en plein vol ? Un djihadiste égorge un professeur d’histoire ? Un petit enfant syrien se noie en Méditerranée et termine son voyage vers l’Europe échoué sur une plage ? Un dictateur russe envahit un pays voisin ? Un humoriste cocaïné improvise un remake de Crash en Seine-et-Marne ? Prononcez la phrase magique « Charlie Hebdo va trop loin », et votre douleur face aux terribles-malheurs-qui-frappent-des-innocents-mon-Dieu-les-pov-gens sera soulagée, vos larmes séchées, votre conscience apaisée. C’est le remède miracle.

Des milliers de personnes l’ont essayé, et ils en sont visiblement satisfaits, puisqu’ils recommencent à chaque fois que l’actualité est endeuillée d’une manière ou d’une autre. Oui, même la façon dont nous avons traité l’accident provoqué par Pierre Palmade a donné matière à tweets et à commentaires édifiants et édifiés. D’ailleurs, dès le 15 février, Gala avertissait : « La « Une » au vitriol de « Charlie Hebdo » va forcément faire parler… »

Incontestablement, les « Unes » mais aussi les autres dessins publiés dans « Charlie » ou sur son site font parler. Majoritairement des gens qui n’ont rien à dire ou qui préfèrent ne pas dépasser le stade de l’indignation de rigueur – par paresse, par idéologie, par choix stratégique ou par peur, selon les cas et les événements – et voient dans le dessin de presse et la satire des cibles confortables pour faire diversion. Pourtant, à chaque fois, il y a largement de quoi débattre.

Pour prendre un exemple récent et retentissant, dans le cas du tremblement de terre en Turquie – comme dans celui d’Amatrice, en Italie, d’ailleurs, qui nous valut la même volée de protestations –, le cœur du problème n’est pas le bon ou le mauvais goût de tel ou tel dessinateur, mais la corruption et l’indigence des autorités. Alors pourquoi la question qui prévaut d’emblée n’est-elle pas celle-ci ? Elle n’apparaît en général que dans un second temps – parce que la plupart des journalistes font quand même leur travail –, une fois que le « sujet » Charlie a produit son effet focalisateur.

Bien sûr, il y a l’émotion. Elle a souvent bon dos. Après chaque fusillade de masse aux États-Unis, tous les élus, républicains comme démocrates, se précipitent pour « prier pour les victimes ». Ce qui permet à ceux que ça arrange – et ils sont nombreux – de ne pas parler du fond : le culte des armes à feu et le poids politique de la National Rifle Association. De la même manière, commenter un dessin de presse censément outrageant permet de ne pas s’interroger sur l’événement lui-même. Pour quelle raison le journaliste Georges Malbrunot, par exemple, préfère-t-il d’abord dire que, en publiant des caricatures de l’ayatollah Khamenei, « Charlie » met en danger des Français otages en Iran, plutôt que de concentrer son attention et ses – éventuelles – critiques sur la dictature religieuse qui les retient prisonniers ? Que n’a-t-il pas envie de dire sur le régime des mollahs ?

La bonne excuse

Offensés et pleureuses de profession, donneurs de leçon de maintien journalistique de tout bord qui accusez régulièrement « Charlie » de mettre de l’huile sur tous les feux, vous devriez au contraire le remercier : il vous sert d’excuse pour ne pas parler de l’origine des feux. Et pour ne pas nommer les coupables.
Quand Cavanna fonda « Charlie Hebdo », il y a plus de cinquante ans, en posant le saint principe que, pour le rire et la satire, il n’y a rien de sacré – et surtout pas la mort –, se doutait-il que son journal servirait un jour de paravent à des milliers de faux-culs et d’escrocs de la rhétorique ? À l’époque, on se souciait surtout de la censure gaullienne. Un demi-siècle plus tard, les tartufes du Général ont engendré plein de petits avortons plus ou moins accomplis qui donnent désormais libre cours à leur hypocrisie sur les réseaux sociaux. Et maintenant, pleurons.

© Gérard Biard

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2 Comments

  1. Si l’ on parle plus des dessins de Charlie que des problèmes de fond, c’ est que les dessins de Charlie empêchent de se polariser sur ces problèmes de fond.
    Charlie est un obstacle. Il dessert la liberté d’ expression.

    • Lol, t’as raison mon gars, ils ont réussi à faire ça tout seul, à empêcher à se polariser sur les problèmes de fond. L’article le démontre bien, les gens comme vous préférent se concentrer sur un gribouillis de soxaint-huitard échevelé que sur les vrais causes des probléles. Parce que s’indigner sur Internet a propos de choses inutiles, c’est plus simple que de se bouger le derche

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