Marina Rafenberg. En Grèce, la série « Les Bracelets du feu » évoque enfin le sort des Juifs de Thessalonique

Sur le plateau de tournage de la série grecque « Le Bracelet du feu »,
réalisée par Giorgos Gikapeppas. ERT

« Le Bracelet du feu », qui retrace le destin d’une famille juive de Thessalonique au XXᵉ siècle, est sorti le 4 février sur la chaîne de télévision publique ERT. C’est la première fiction, en Grèce, à aborder ce pan de l’histoire du pays. 

Au début du XXe siècle, à Thessalonique, deuxième ville de Grèce, plus d’un tiers de la population est juive. La métropole cosmopolite et commerçante est alors surnommée la « Jérusalem des Balkans ». La série Le Bracelet du feu, réalisée par Giorgos Gikapeppas, qui est sorti le 4 février sur la chaîne de télévision publique ERT et dès le 25 janvier sur la plate-forme du groupe Ertflix, retrace pour la première fois l’histoire d’une famille juive de Thessalonique à travers les événements les plus sombres du XXe siècle.

La fiction est tirée du livre de Béatrice Saias-Magrizou (2006, non traduit) qui raconte l’histoire de sa propre famille. En 1917, un terrible incendie ravage le centre-ville, habité principalement par la communauté juive. Son grand-père, le chef d’entreprise Moïse Cohen, perd tout. Il est obligé de se réfugier avec sa femme dans un camp de Tziganes où naît Joseph, son père. Joseph fait face au pogrom de Campbell les 29 et 30 juin 1931, lorsque des milices fascistes grecques s’en prennent aux juifs relogés dans un quartier de Thessalonique au bord de la mer, mais aussi à la faillite de l’entreprise paternelle et à la fugue de sa sœur, tombée amoureuse d’un chrétien. Mais la vraie épreuve pour Joseph restera sa déportation en 1943.

« Le Bracelet du feu » s’inspire de l’histoire familiale de l’autrice Béatrice Saias-Magrizou. (ERT)

« Il a tout juste 16 ans quand il arrive à Auschwitz, et le docteur Mengele le choisit pour faire des expérimentations médicales sur lui. Il voit à côté de lui d’autres enfants mourir… Il a mis du temps à se livrer, à partager son histoire, mais un jour il a senti le besoin de tout me raconter, quelques mois avant sa mort, développe Béatrice Saias-Magrizou. Il me disait alors : “Je suis la preuve vivante de ce que le nazisme a fait et pourtant il y a encore des négationnistes. Que se passera-t-il quand les survivants auront tous disparu ?” Cela l’inquiétait beaucoup, et il me répétait : “Il ne faut pas oublier !” »

« Combattre les stéréotypes »

Avec cette série adaptée de son livre, Béatrice Saias-Magrizou espère que « l’histoire des juifs de Thessalonique, longtemps restée taboue en Grèce, va toucher un public plus large et combattre les stéréotypes qui persistent encore sur cette communauté ». L’écrivaine s’étonne toujours des questions qu’on lui pose sur ses origines : « On me demande par exemple souvent si je suis israélienne, et je suis obligée d’expliquer que les juifs sont aussi grecs, qu’ils sont présents dans le pays depuis l’Antiquité ! » En 2019, une enquête du Centre de recherche Pew montrait que 38 % des Grecs avaient une opinion négative des juifs, un des pourcentages les plus élevés d’avis défavorables parmi les pays européens. Aujourd’hui, quelque 5 000 juifs vivent en Grèce, principalement à Athènes.

Environ 60 000 juifs grecs ont péri dans les camps de la mort nazis, 83 % de leur communauté d’avant-guerre, selon les estimations. Mais à Thessalonique, c’est près de 98 % de la population juive totale de la ville qui a disparu pendant la seconde guerre mondiale.

« Depuis la seconde guerre mondiale, la Grèce a traversé une guerre civile (1946-1949), des années d’instabilité politique, une dictature militaire (1967-1974), une crise économique… La mémoire de la Shoah n’était pas au centre des préoccupations, l’historiographie s’intéressait plus au rôle de la Résistance grecque. Mais depuis quelques années, il existe un réveil mémoriel, avec la parution de livres, des prises de parole des survivants dans les écoles, la réalisation de documentaires ou d’expositions », souligne Anastasio Karababas, historien spécialiste de l’histoire des juifs grecs et de la Shoah.

Ce n’est qu’en 2004 qu’un paragraphe sur la Shoah est ajouté aux manuels scolaires des lycées grecs, et en 2014 qu’une stèle a été installée à l’emplacement de l’ancien cimetière juif rasé par les Allemands, où se dresse à présent l’université.

« Le danger de l’antisémitisme encore d’actualité »

« A Thessalonique, les traces de la présence juive ont pratiquement toutes été effacées après la seconde guerre mondiale. La ville est bétonnée, l’université Aristote est construite dans les années 1950 sur le cimetière juif, la place de la Liberté, où avaient été rassemblés, après une rafle en juillet 1942, tous les hommes de la communauté juive, est toujours un parking, malgré les promesses d’aménagement en place mémorielle… Pendant très longtemps, même les habitants de Thessalonique n’ont rien su de l’histoire juive de leur ville », explique Anastasio Karababas.

Ces dernières années, le tourisme mémoriel se développe, le marché central de Thessalonique, construit par Eli Modiano, un architecte italien de confession juive, a été restauré et inauguré au début de l’année 2023, un mémorial de la Shoah doit également ouvrir ses portes d’ici à deux ans. « La société grecque est maintenant prête à faire face à ce pan de son histoire, trop longtemps oublié. Il existe une volonté politique liée au développement des liens économiques et géostratégiques avec Israël. Mais aussi parce que la Grèce a vu l’entrée au Parlement d’un parti néonazi, Aube dorée, en pleine crise économique, les consciences se sont réveillées, et le monde politique a enfin réagi, comprenant que le danger de l’antisémitisme et du racisme était encore d’actualité », note Anastasio Karababas.

Ils ne sont plus qu’une petite dizaine de survivants juifs grecs de la Shoah à pouvoir témoigner, d’où l’importance, pour Béatrice Saias-Magrizou, de multiplier les fictions, les témoignages, les documentaires sur le sujet. Elle espère aussi que la série pourra être exportée : « La chaîne a déjà prévu des sous-titres en anglais, et elle est actuellement en négociation pour la vendre à des plates-formes à l’étranger. Cette histoire doit voyager au-delà des frontières grecques ! »

© Marina Rafenberg

https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/25/en-grece-une-serie-evoque-enfin-le-sort-des-juifs-de-thessalonique_6159168_3210.html

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