Shmuel Trigano. Démocratie ou Théocratie judiciaire?

Il y a, pour l’observateur extérieur, quelque chose de frappant dans la crise israélienne : les discours abusifs des contestataires. A les entendre ils s’inscrivent tous dans une opposition quasi réaliste entre « lumières » et « ténèbres », « les forces de l’obscurité » pour reprendre l’expression de Yair Lapid, eux incarnant bien sûr les « lumières » qui se résument dans le mot martelé à l’infini : « démocratie ».

Le fait qu’eux-mêmes contestent la loi de la majorité et de l’alternance démocratique, fondements de la démocratie, est le signe le plus sûr que ce qu’ils nomment « démocratie » tient plus à un idéal, à une utopie, qu’au régime démocratique. Ce n’est pas un phénomène nouveau : l’ère démocratique a produit nombre d’utopies et avant tout la « démocratie totalitaire », toujours « au nom du peuple ». Ce qui se produit ici, c’est ce qu’on pourrait définir comme une essentialisation de la démocratie.  Elle s’autonomise au point que la minorité puisse prétendre l’incarner indépendamment de son échec aux élections. Le discours mystificateur des artisans de « la révolte civique » doit ainsi être tenu pour un symptôme qui, s’il déforme la réalité, nous renseigne sur le vécu, lui bien réel.

L’essentialisation

L’exaltation de la démocratie dans son déni est donc le produit d’une essentialisation qui ne s’embarrasse pas des conditions pratiques et qui fait de la Cour suprême une instance transcendante, une transcendance de fait pour une mouvance et un ethos qui par ailleurs manifestent leur inimitié envers les religieux… au point que certains, comme Lapid, se demandent s’ils font partie du même peuple. Le fait que le leader du Shas ait été éliminé en premier par la vindicte juridique est significatif : Dhery, religieux, sioniste, sépharade, « escroc »… Viennent ensuite les « fascistes », les « dictateurs », le « groupe de criminels qui est au gouvernement », dans les mots de Boogy Yaalon, chef d’état-major à la retraite, les gens de droite en un mot. 

En somme, cette mouvance se démarque de la religion existante en se recommandant d’une nouvelle religiosité, une instance supérieure, absolue, au-dessus de tout pouvoir, dans un acte que l’on peut définir comme une « auto-transcendance ». Elle se traduit concrètement par le statut élevé de la Cour suprême, au-dessus des deux autres pouvoirs, législatif et exécutif, comme si elle incarnait un référent sacré. Le juge au-dessus de tout, donc, mais d’où viendrait la loi qu’il met en œuvre ? Elle n’est pas censée descendre du Ciel puisque la religion est récusée.  Les juges auraient-ils alors la loi infuse, leur parole serait-elle la loi ? Aharon Barak estime que les juges sont « les architectes du changement social ». 

Cela nous rappelle la théologie chrétienne qui posait, après l’apôtre Paul, que le peuple chrétien est le corps du Christ incarné, sa tête étant celle du roi. L’essentialisation de la loi là aussi est à l’œuvre, alors qu’en démocratie la loi est fabriquée par les hommes, le parlement, à la majorité des voix, une loi en fonction de laquelle le juge juge « au nom du peuple » dont les voix multiples s’expriment et se comptent à l’Assemblée par l’intermédiaire des députés élus.  

L’origine de cette conception

D’où peut venir ce dysfonctionnement ? Qu’est-ce qui l’a rendu possible ? Il constitue selon moi une dérive de la gestion des droits de l’homme que la Cour suprême ambitionne de représenter au-dessus des droits du citoyen, voire contre lui, comme en témoignent en très grand nombre les causes dont elle se saisit, ou pour lesquelles elle est saisie. Elles vont jusqu’à concerner l’action militaire de l’Etat et la stratégie qu’il met en œuvre. C’est cet interventionnisme qui enfreint la règle de la séparation des pouvoirs . Comme les faits le montrent, il opte la plupart du temps à l’encontre de la logique de l’Etat, de la nation : au nom des droits de l’homme. 

Dans cette optique, le citoyen et la nation (dont il est constitutif) sont représentés par le Parlement, et son fonctionnement à la majorité, tandis que « l’homme » l’est par le pouvoir judiciaire. La Cour produit ainsi ce sacré en fonction duquel elle juge et corrige ou infirme les actes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif.

Origine de l’opposition de l’ »homme » au « citoyen« 

Cette analyse qui fait remonter l’origine du problème qui nous préoccupe à la question des droits de l’homme est fondée dans la réalité. La « Révolution constitutionnelle » que le juge Barak, qui fut Président de la Cour Suprême, a voulu promouvoir, sans discussion publique ni accord consensuel, dans les années 1990, s’appuie essentiellement sur le concept de droits de l’homme et pas sur les droits du citoyen. Il est allé le chercher dans deux des Lois fondamentales d’Israël, la Loi sur la liberté professionnelle et la Loi sur la liberté et la dignité humaines. 

Cette démarche s’inscrit cependant dans un cadre plus large. Après la deuxième guerre mondiale, nous sommes sortis de l’ère de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » pour entrer dans l’ère de la « Déclaration universelle des droits de l’homme », sans… le citoyen. Exit le citoyen et la nation en dehors de laquelle il n’y a pas de citoyenneté, désormais passée en pertes et profits de la victoire sur le fascisme[1], sur fond de la dimension « universelle », censée faire pièce aux nations singulières.

Cet « homme » n’est en fait plus le même qu’avant. Il n’a plus le vis-à-vis du citoyen, ce qui implique l’effacement de l’Etat. Il n’est plus marqué par l’universel, le sujet de droit, l’homme avec un grand H, mais il est le petit homme dans son particularisme, sa petite identité, son sexe et son choix sexuel changeant.  C’est ce que fonde dans la Déclaration le concept de « dignité humaine ». C’est ainsi que s’explique la raison pour laquelle la théorie du genre est devenue l’axe de l’homme, des droits de l’homme-femme. La crise en Israël a ainsi commencé étonnament par le scandale provoqué par la révélation que les religieux au pouvoir interdiraient la Gay pride à Jérusalem et les visites scolaires animées par des adeptes de la doctrine du genre au point que, pour désamorcer l’affaire, Natanyahu conféra la présidence de la Knesset à un homosexuel sorti du placard et marié, Amir Ohana.

La doctrine du genre, certifiée par l’Université, est aujourd’hui à l’œuvre dans tous les Parlements des démocraties et les tribunaux au point qu’on pourrait voir en elle le fondement de la nouvelle conception de « l’homme ». C’est l’homme genré qui est devenu ainsi la condition du nouveau citoyen (et de la nouvelle parentalité qui bouleverse l’état civil de la démocratie comme des tribunaux de toutes les religions). Dans cette nouvelle ère, le pouvoir judiciaire se voit conférer un pouvoir législatif dans ce qui est encore un no man’s land juridique. La Cour est sollicitée pour se prononcer sur des valeurs essentielles (la définition de la vie) et les juges s’en arrogent le droit du fait du vide constitutionnel en la matière. Ils élaborent ainsi les normes de notre temps auxquelles doivent se soumettre le Parlement et le citoyen. C’est là un mandat que jamais le pouvoir judiciaire n’a reçu mais dont il s’est auto -institué, au nom de la démocratie et de l’égalité, sans l’assentiment de la communauté politique.

La Cour suprême israélienne : délimitations du problème

Nous avons interprété les symptômes qui se manifestent à travers le discours abusif des contestataires et nous nous proposons pour conclure d’en tracer les limites concrètes. Quelle réalité sur le terrain, même fantasmée, défendent-ils et à quelle réalité s’opposent ceux qui prônent la réforme constitutionnelle de la Cour ?

La crise contemporaine que nous avons analysée se résume à l’histoire d’un homme, Aharon Barak, qui fut Président de la Cour suprême (entre 1995 et 2006) et qui un jour s’autorisa, sans assentiment de qui que ce soit ni contrôle d’un pouvoir que personne ne lui avait concédé ni reconnu, à conférer à la Cour suprême le pouvoir d’invalider les décisions du Parlement, à intervenir dans toutes les affaires publiques et politiques, à établir les normes du droit.

Pour comprendre comment cela fut possible, il faut savoir qu’Israël n’a pas de Constitution écrite mais quelques Lois fondamentales censées tenir lieu d’une Constitution dont le projet était annoncé mais qui ne put se faire à cause de la guerre d’indépendance notamment. Il y eut bien un Déclaration d’indépendance, cependant.

La « Révolution constitutionnelle » -comme Barak nomma lui-même son entreprise-, visait en fait à produire à lui seul une « Constitution » à partir de deux lois, censées englober tout le reste des lois existantes et à venir : la Loi sur la dignité et la liberté humaines, la Loi sur la liberté professionnelle. Ces deux lois furent considérées comme ayant une envergure constitutionnelle de sorte que toute nouvelle loi devait leur être conforme. C’est ce qui a fondé la possibilité pour la Cour de pouvoir décider de la légalité de tout acte législatif et administratif. Un deuxième principe approfondit cette nouvelle donne qui statue que « Tout est justiciable » et donc soumis au jugement de la Cour de telle sorte que les autres pouvoirs perdent leur pré carré.


Ces dispositifs ont conféré à la Cour suprême le droit de fixer les fondements de la loi qui en principe relève de la seule instance capable de fixer le droit et de voter les lois : la Knesset. La Cour a pu ainsi annuler des lois qu’elle avait votées. Cet état de fait explique pourquoi aujourd’hui certains peuvent se recommander de la démocratie tout en récusant la loi de la majorité. Cette opinion cadre parfaitement avec une Cour suprême qui enfreint la séparation des pouvoirs et notamment le pouvoir du Parlement. On peut donc se prétendre « démocrate » tout en contestant la loi de la majorité qui fait la légitimité et la légalité du Parlement. On touche ici aux limites du pouvoir des juges. Il ne peut en effet s’exercer que dans les limites que fixe la loi du Parlement. Dès qu’il sort de ces limites, sa justification vacille. Aharon Barak déclare que c’est dans la « communauté » éclairée que se forgent les valeurs mais qui est-elle ? Son milieu sociopolitique, ethnique et idéologique à lui, Aharon Barak ?  Lui-même a forgé le concept de  « Test Bouzaglo », un nom typiquement sépharade pour dire que la loi est la même pour tous, y compris pour les ashkénazes, supposés ici privilégiés, et pas seulement pour les sépharades… Ce problème est si réel qu’on a tenté de diversifier quelques sièges de la Cour suprême en fonction de la « diversité ». En 2022, sont nommés nommément un juge sépharade et un juge arabe (Il n’y a toujours pas de juge religieux) mais ils sont là comme un décor, illustrations du tableau de famille de l’élite dominante.  Il ne devrait plus y avoir de calculs de ce type-là !

Sur ce paysage qualifié presque rituellement de « juif et démocratique » (formule apparaissant dans les lois fondamentales de 1992 mais déjà implicite dans la Déclaration d’indépendance) il ne faut pas se méprendre sur la catégorie « juif ». Le juge Barak l’a définie. Les valeurs du judaïsme sont les valeurs de l’Etat, selon lui : amour, humanité, sainteté de la vie, justice sociale, recherche du bien et du juste, de protection de la vie humaine, valeurs que le judaïsme a « léguées » à l’humanité entière. L’Etat juif, en somme, c’est l’Etat démocratique sans aucune autre mention…

La troisième salve

L’analyse que nous avons développée au fil des trois articles publiés[2] tente de comprendre les fondements de la situation. Elle tente d’expliquer le phénomène sociologique et politologique que constitue la crise actuelle et notamment la panique étonnante qui a gagné l’opinion drainée par les Partis et personnalités de l’opposition vaincue aux dernières élections. Il y a cependant à l’œuvre aussi un niveau partisan propre à la politique politicienne. On a du mal à le saisir car l’acteur principal est la Cour suprême, dans sa dimension d’Institution et sous la houlette de ses deux protagonistes les plus importants, la Présidente de la Cour et son mentor, l’initiateur de la « Révolution juridique », le juge Aharon Barak.

A l’heure actuelle, nous avons une vue d’ensemble bien plus claire. La dimension de manœuvre politique et idéologique est en effet devenue évidente. Nous avions déjà noté le fait que le déploiement dans le temps des manifestations et de leur accompagnement médiatique suivait un plan bien précis de montée en force et en gravité. Le coup monté se précise. Rien n’est spontané ni improvisé. On peut penser dans cette perspective que le discours irresponsable d’une partie des leaders de ce mouvement (fascisme, dictature, sang dans les rues…) est destiné à susciter la panique des masses pour mieux les embrigader. Effectivement, il ne s’agit pas pour l’opposition d’interpeler la coalition au pouvoir mais de la forcer à renoncer à sa réforme en provoquant un clash qui, s’il se produisait, conduirait à l’impasse ou au renoncement de la droite, une défaite qui compenserait, aux yeux de la gauche, la perte du pouvoir au Parlement, suite aux dernières élections. 

Jusqu’à ce jour, la Cour a tiré deux « salves ». La première a mis en scène la présidente et son mentor. La deuxième a éliminé le ministre Dhery. La troisième, annoncée pour dans un mois (le temps d’aggraver la dissension dans le pays, un risque grave que promeut la Cour suprême. Pourquoi pas tout de suite effectivement ?)  se propose d’éliminer Natanyahou. Cet acte découle de la saisine de la Cour par l’Organisation pour la qualité du pouvoir, l’un des organisateurs des manifestations de masse, plainte émanant donc d’une force politique engagée sur le terrain, ce qui aurait dû déjà l’éliminer, une telle plainte étant irrecevable. 

Natanyahou serait cette fois exclu du pouvoir, en tout cas de la gestion de la réforme juridique, en fonction d’un dispositif de loi dont l’usage n’est pas assuré juridiquement (mais qui aura l’avantage de faire durer la crise). Il s’agirait de l’opportunité de la déclaration de vacance du pouvoir. Elle se fonderait sur le fait que le premier ministre souffrirait non d’un état de santé défectueux (comme c’est l’enjeu de ce dispositif habituellement) mais du conflit d’intérêt découlant de ses démêlés judiciaires. La Cour bouclerait alors la boucle de son coup d’Etat distingué. A moins que l’opinion majoritaire, restée silencieuse tout au long de cette crise, ne se manifeste à son tour dans la rue. L’appel à la négociation lancé par le Président de l’Etat sera-t-il entendu ?

PS. Je termine ici l’analyse d’une crise qui secoue non pas un Parti mais l’Etat d’Israël. J’ai cherché l’explication de ce qui se passait et j’ai voulu la faire partager à l’opinion qui a du mal à comprendre quelque chose à ce qui se passe. Je remercie les lecteurs qui m’ont accompagné jusque-là.

© Shmuel Trigano


Notes

[1] Cf. S. Trigano Petit manuel illustré du postmodernisme, édit. Intervalles 2022 et plus largement La nouvelle idéologie dominante, le postmodernisme, Hermann-Philosophie, 2003

[2] https://www.menora.info/que-se-passe-t-il-en-israel-un-putsch-democratique/



Shmuel Trigano est Professeur émérite des Universités

http://www.shmuel-trigano.fr

Fondateur de l’Université Populaire du Judaïsme

http://www.unipopu.org ; universitedujudaisme.akadem.org

Fondateur de la Revue européenne d’études juives, Pardès

http://www.inpress.fr/pardes-2/ ; http://www.cairn.info/revue-pardes.htm


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