La France a connu du plus loin que son histoire nous rappelle à la mémoire des hommes des hauts et des bas, des peines et de joies et disons-le de grands moments où l’Histoire a fièrement apposé son sceau immortel. Car ce sont les hommes qui font les nations et non l’inverse. Je ne suis pas religieux mais j’ai au plus profond de moi le souvenir de ces Juifs modestes pour la plupart, liés au judaïsme par ce qu’on veut bien me permettre de dire liens de génération, expression qui me paraît plus exacte que « liens du sang ».
Je n’étais pas plus haut que trois pommes, quand parfois je me rendais, accompagné de mon père, de chez moi, rue Alexandre Dumas dans le XIème, à la synagogue Buffaut où mon oncle Isaac Benghouzi assurait le rôle de bedeau. Je me rappelle un homme à la complexion maigrichonne — du moins l’imaginais-je ainsi du haut de ma petite taille — et toujours affublé d’un chapeau haut-de-forme qui lui donnait l’air de ces personnages lunaires dont Balzac a si bien décrit et les caractères et les manies. Or, cet homme était le trésorier du Temple — on ne disait pas synagogue alors — et je le revoie dans ma mémoire en train de compter minutieusement la recette de la quête de la journée, peut-être de la semaine, je ne sais plus.
Or, si j’évoque cet homme hors du temps, c’est tout simplement une manière de rendre hommage à ces hommes pour qui Dieu est avant tout une conscience. J’ai eu l’occasion également de rencontrer le Grand Rabbin Kaplan, membre de l’Institut, ce qui n’est pas rien. Il étonnait par sa simplicité et l’abord qu’il avait avec les gens. Son fils, le philosophe Francis Kaplan, écrivait : « Dieu n’est qu’un nom qui ne nous dispense en rien de justifier la morale . C’est à l’intérieur de l’homme qu’il faut chercher Dieu.« (1) La pensée est terriblement fondamentale en ce sens que ce qui reste d’un homme c’est la trace qu’il laisse : en l’occurrence son œuvre. Rachi a sa mérité place à Troyes. Kaplan attend encore une rue à son nom dans la Capitale.
J’en arrive tout naturellement à René Samuel Sirat. Successeur du Grand-rabbin Jacob Kaplan, issu d’une famille originaire d’Algérie, ayant personnellement connu les pires épreuves (2) René Samuel Sirat a été dans le continuum de ce que j’appelle l’esprit des lumières juives, de cette Haskalah née dès la fin du XVIIIème siècle à travers la célébrissime pièce Nathan le Sage de Ephraïm Lessing (3). En effet Sirat était avant tout un universitaire, un intellectuel ouvert aux autres civilisations et ce n’est pas pour rien qu’il est sorti avec les honneurs de l’INALCO. Les langues orientales c’est d’abord une ouverture sur les mondes autres que les nôtres ; autrement dit l’apprentissage de l’humilité.
Sirat est donc dans cette lignée ou être rabbin est un sacerdoce pas vraiment une profession libérale. Avec le décès de ce grand universitaire, de ce chercheur de vérité — mais existe-t-elle ? — ce bâtisseur d’espoir qui en 1996 participe avec quel talent à la conférence interreligieuse de Rome au point que beaucoup — et j’en suis — voient en lui, le véritable organisateur de la visite historique de Jean-Paul II à la synagogue de Rome (4), cet homme donc qui en 2002 inaugure au Maroc la Faculté du Livre mérite amplement sa place dans celui de l’Histoire.
Aujourd’hui le monde a changé. Il y a eu le Grand-Rabbin Sitruk qui fut, moi qui l’ai très bien connu, un homme profondément pris dans une lecture rigoriste de la Torah, puis l’intermède Bernheim. Désormais je crains que les hommes soient davantage des enfants de la télé que les héritiers d’un Kaplan ou d’un Sirat.
Puisse-t-il rencontrer dans les hautes sphères des Socrate, des Avicenne et des Maïmonide.
© Michel Dray
Notes
- 1. Yves Quiniou : discours en hommage à Francis Kaplan (Presses universitaires François Rabelais; université de Tour) 2020, Page 182
- 2. René Samuel Sirat a perdu tragiquement ses deux jeunes frères et sa fille en 2010.
- 3. Pièce publiée en 1779 par Ephraïm Lessing
- 4. J’ai eu cette chance d’être présent à Rome pour ce grand moment.
Historien, Analyste en géopolitique méditerranéenne, Michel Dray travaille depuis de longues années avec des universités, des écrivains, des acteurs de la société civile et des chercheurs dans le cadre d’un Think Thank hors des Réseaux sociaux sur les analyses géopolitiques en Méditerranée.
Je recommande la lecture de son autobiographie, Itinéraire d’un enfant juif d’Algérie (publiée chez Albin Michel).