TRIBUNE – L’écrivain rend hommage à celui qui fut son ami. À la fois idéaliste et anticonformiste, Philippe Tesson est un personnage hors norme aux multiples facettes, journaliste, écrivain, acteur, dont la vie était la vaste scène.
C’était un prince, un prince du journalisme, du théâtre, de la vie. Mais ôtons à ce terme tout ce qu’il peutcomporter de suffisance sociale et ne lui gardons que ses effluves poétiques. Philippe Tesson était un prince parce qu’il dominait l’existence de toute la hauteur d’un idéal qui a toujours eu du mal à exister, mais qui risque de disparaître à jamais dans la vulgarité et la médiocrité mercantile du monde d’aujourd’hui. « Il avait le don de dilapider,chaque matin, de la noblesse ». J’ai toujours pensé le concernant à ce qu’Anatole de Monzie disait de sonami Henry de Jouvenel, le directeur du Matin.
Si la liberté de l’esprit a pu avoir un visage, c’est bien le sien.
Il n’est pas courant de rencontrer quelqu’un qui n’ayant publié que de rares livres ait été à ce point, par toutes les fibres de son être, un artiste, un écrivain. Il semblait avoir chassé de son existence tout ce qui la rendait banale, conformiste, prosaïque. Son âme tendait vers le beau, le grand, lespirituel, mais aussi, ce qui est tout aussi original chez le grand notable culturel qu’il était devenu presque malgré lui, vers la fantaisie, l’anticonformisme, une forme particulière d’anarchie, qui le rendaitinclassable et d’une séduction diabolique. Ni le sérieux, ni la componction, ni la vanité n’avaient entamé d’un pouce l’adolescent fantasque, idéaliste qu’il restait jusqu’à 94 ans. Si la liberté de l’esprit a pu avoir un visage, c’est bien le sien.
Il faut reconnaître que notre monde, capable de se montrer si injuste, si sectaire dans ses jugements, accordait à sa personnalité atypique la reconnaissance qu’elle méritait. On aimait son style vif-argent, sesfoucades, ses emportements contrôlés, le caractère primesautier de ses jugements politiques. Il fallait êtresingulièrement grincheux, ronchon, idéologue, pour ne pas être envoûté par son charme qui tenait à l’extraordinaireappétit de ses curiosités multiples. Il aimait passionnément les êtres pour ce qu’ils contenaient d’intentions, de rêves, d’enfance. Il les aimait pour leur virtualité parce qu’ils appartenaient à ce grandthéâtre de la vie qui le fascinait. Bons, méchants, talentueux ou médiocres, il jouissait de leur existence bariolée et disparate.
D’où sa prédisposition, sa prédestination même, pour ce qui allait être une des passions de sa vie: les journaux.
Il n’était pas un journaliste, il était le journalisme. Dans son acception la plus utile, la plus idéaliste, la moins prétentieuse
On peut dire qu’il a inventé une forme d’expression qui n’existait pas avant lui. À Combat, puis au Quotidien de Paris, il a réussi à créerune sensibilité particulière. Toute une génération de journalistes a connu grâce à lui dans ses journauxune forme d’enchantement. Philippe Tesson régnait par la magie de son ambivalence. Prenant à chaque être un peu de sa lumière, de ses aspirationssecrètes, il les redistribuait dans un projet plus vaste. Il coordonnait les angoisses, orchestrait les pulsions, stimulait les ressorts subtils enfouis dans les replis de l’âme. Ressentant tout à la fois, brassant les émotions les plus contraires, ildonnait à chacun l’illusion d’entendre enfin le poème de sa vie. Et rarement on a pu faire coexister avecautant d’allégresse le sérieux de l’information enveloppé dans l’humour et le vertige de la liberté.
Acteur lui-même, dans ce sens où la vie lui apparaissait comme une vaste scène en cent actes divers,Philippe Tesson a passé quasiment toutes les soirées de sa vie au théâtre. D’où lui venait cette passion qu’il a servie de mille façons, comme critique théâtral de premier ordre, puis comme animateur du Théâtre de Poche. Certes il y avait en lui un acteur qui jouait sans cesse , qui aspirait à faire de chaqueinstant une scène, de chaque conversation un dialogue, de chaque rencontre une comédie. La réalité que l’on consomme tous les jours l’ennuyait, le prosaïsme le faisait bailler.
Aussi la mettait-il sans cesse en scène pour lui donner du relief, du mouvement, du style. Y avait-il unjour où il baissait le masque? Où, dégrisé, il cessait son jeu avec les autres? Peut-être lorsqu’il se retrouvait devant son piano, dans cette solitude qu’il fuyait comme une damnation, dans ces moments où il se laissait emporter dans les vagues profondes de la musique qui seule, par-delà les mots, les postures et lesmasques, était capable d’infuser en lui son ténébreux message océanique.
Cet adolescent perpétuel a réussi un autre prodige qui, étant donné la complexité de son être, était unegageure: fonder une famille comme on aimerait tous en avoir une, fantasque, généreuse et talentueuse. Une formidable épouse, Marie, des enfants, Sylvain, Stéphanie, Daphné, qui chacun ont exprimé avec un même talent une des virtualités héritées de leur père.
J’ai connu Philippe Tesson en 1977, il y a plus de quarante ans. J’ai été son collaborateur et son ami. Nous n’avons pas cessé de nous voir, de nous parler, de nous brouiller et de nous réconcilier, de nous chamailler sans cesser un instant de nous aimer. Au cours de ces quarante années , il n’est pas une seconde où, parlant avec lui, je n’ai eu le sentiment que j’avais en face de moi un êtreexceptionnel. Pas un instant où je n’ai été envoûté par la magie de sa présence.
© Jean-Marie Rouart
Jean-Marie Rouart est membre de l’Académie française.
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