Au printemps 2016, au cours d’un séjour de deux mois à Jérusalem, Bernard Bloch a rencontré soixante Jérusalémites de toutes origines et confessions dont le seul point commun était de vivre ou de travailler dans cette ville. Les entretiens qu’il a réalisés lors de son séjour ont servi de base à l’écriture d’un texte, La Situation (Jérusalem Portraits sensibles) qui vise à rendre palpable l’exceptionnelle vitalité de cette ville de tous les dangers et de tous les espoirs.
Un sol de sable blanc, une tente plantée vers le côté jardin de la scène, de nombreux fauteuils de toutes couleurs type terrasses de cafés. Côté cour un musicien, pupitre et instruments posés sur un praticable. Une femme est assise, au loin. Première partie, La Paix introuvable. Un homme jeune, sac au dos, arrive dans l’école semi-publique où l’on se trouve. La moitié des élèves y sont juifs, l’autre moitié arabe, les cours sont dispensés en bilingue arabe et hébreu et les professeurs travaillent en duo en respectant cette même parité. Cet homme enquête et porte le nom de Questionneur.
Quand on lui demande ce qu’il fait là, il répond qu’il voudrait faire un spectacle sur Jérusalem, dont il ignore encore la forme. Autant dire que la situation est exactement celle de Bernard Bloch partant à Jérusalem en 2016 grâce au dispositif Médicis hors les murs de l’Institut Français, pour échanger avec ceux qui y vivent, et y travaillent, de quelque nationalité ou religion qu’ils soient, dans le but d’élaborer ensuite un spectacle. L’auteur-metteur en scène a ainsi interviewé une soixantaine de personnes. Il avait fait un premier voyage en Palestine-Israël, en 2013, et publié un livre intitulé Dix jours en terre ceinte, puis, à partir du texte, monté un spectacle intitulé Le voyage de Dranreb Chlob. Dans la seconde partie de La Situation. Jérusalem – Portraits sensibles, Bernard Bloch deviendra lui-même ce Questionneur.
« Y a-t-il eu un moment de votre vie, cinq minutes, deux ans ou trois mois… où vous avez pensé que vous pourrez vivre en paix avec tous les habitants de cette ville ? » Et Gaï répond : « C’est ce que je pense tous les matins en me réveillant ! » Puis il pose des questions à quelques jeunes comme Tandor, âgé de douze ans, Illisah (qui signifie insoumise) et Rabia (qui se traduit par printemps), des adolescents sans grande illusion : « Se changer soi, c’est une chose, mais de là à ce que tout le monde change ! » Vendeur de crêpes après avoir fait Sciences Po à Paris, Majd, arabe israélien appelé aussi Palestinien 48, dénonce à quel point l’occupation les a transformés en sous-citoyens : “nous ne faisons partie d’aucun Nous » dit-il. L’histoire de cette région du monde défile à travers les récits qui se succèdent, celui de Dror, professeur de philosophie qui parle des essentialistes, « ceux qui pensent qu’un individu n’est déterminé que par un ou deux paramètres » ; celui d’Adnan qui devise sur le sionisme, de Naama évoquant l’état juif et justifiant l’attachement de certains à Jérusalem : « Cette ville s’empare de vous, elle vous renvoie à vous-même » ; le récit de Muriel, juive, âgée de quatre-vingt-quatre ans et qui, soignée par des Arabes de Jérusalem leur doit la vie et dit : « Lorsque l’on redescend à hauteur d’homme, le souci de l’autre est plus fort que la haine » ; celui de Denise qui raconte la manière dont sa famille fut contrainte de quitter Tunis sur-le-champ avec quatre dinars en poche avant d’arriver à Jérusalem ; celui de Salomé dont le grand-père âgé de dix-huit ans avait dû fuir la Yougoslavie, caché sous le plancher d’un train, pour rejoindre la ville sainte ; et Sondos la Palestinienne, musulmane pratiquante, affirmant se sentir bien chez elle, à Jérusalem : « C’est ici que je suis au plus près de moi-même. »
Par ces histoires de vie, on traverse le contexte géo-politique de la région, sa géographie détournée – Plateau du Golan, Cisjordanie, Gaza – ; ses évènements tragiques comme la Guerre des six jours, du 5 au 10 juin 1967, qui avait brisé tout espoir ; les chefs de gouvernements des deux bords : pour Israël, de Ben Gourion à Netanyaou, en passant par Shimon Pérès et Itzhak Rabin, Prix Nobel de la Paix en 1994, assassiné l’année suivante ; Yasser Arafat pour les Palestiniens, dans son projet de créer l’État Palestinien ; le moment historique autant qu’utopique de la signature des Accords d’Oslo entre Rabin et Arafat, le 13 septembre 1993, qui s’est ensuite transformé en mensonge.
À plusieurs reprises, Bernard Bloch revient aussi sur Rainer Werner Fassbinder dans l’écriture et, de la salle, apostrophe le plateau au sujet du réalisateur allemand. À partir de là et après un entracte qui permettra d’inverser la scénographie, s’inversent aussi les personnages : l’auteur endosse le rôle du Questionneur et poursuit l’écoute des récits des Palestiniens nés sur leur terre, mis en miroir avec ceux des Israéliens juifs venus de tous les pays du monde. Le prix à payer est le titre de cette seconde partie. Tous les points de vue s’expriment, sur le même mode que dans la première partie du spectacle : de Walid, miné par les divisions du peuple palestinien à Majda, née dans le quartier musulman de la vieille ville et jusqu’à Michel, fils du Grand Rabbin de Strasbourg, revenu à Jérusalem à dix-sept ans et ayant décidé d’y rester tout en déclarant : « mon soutien à la cause palestinienne est inconditionnel, mais ça ne veut pas dire qu’il ne soit pas critique. » Il y a Mordechaï qui avait découvert son identité par un chant entendu dans une pièce de Claudel, La Sagesse ou la parabole du festin, montée par Victor Garcia, en 1977, et beaucoup d’autres récits-témoignages, portés par les acteurs. L’auteur évoque aussi le film de Youssef Chahine sorti en Égypte en1963, Saladin, qui réinventait la vie de ce chef musulman ayant repris Jérusalem aux croisés venus d’Europe, au XIIème siècle ; et celui d’Elia Suleiman, réalisateur palestinien né à Nazareth, dont le film Intervention divine, avait obtenu le prix du jury au Festival de Cannes, en 2002.
La pièce se termine par un texte en allemand porté par une actrice et sur-titré en français. Il est écrit par une journaliste allemande, Cordelia Edvardson, née en 1929, correspondante en Israël d’un grand journal suédois, juive par son père et dont la mère, non juive, s’était remariée après le décès de son mari, avec un nazi. La jeune femme fut déportée à Auschwitz en tant que demi-juive sans que sa mère ni son beau-père n’interviennent. Ses derniers mots se gravent : « Si aujourd’hui pour survivre, il faut que nous opprimions les Arabes des territoires occupés, si l’oppression est indispensable à la survie de l’État d’Israël, alors cette survie perd simplement tout son sens ! Alors le prix à payer est trop lourd. »
Avec La Situation. Jérusalem – Portraits sensibles, on entre de plain-pied dans une forme de théâtre documentaire où chacun, d’où qu’il vienne et de quelque religion qu’il soit, est un rouage de la difficulté de vivre et de la réflexion qui permet l’analyse et l’affirmation de son identité. Comme des conteurs, acteurs et actrices forment un chœur où chaque tessiture vocale a même valeur et est indispensable à l’ensemble. La simplicité du dispositif et l’inversion de la scénographie entre les deux parties – annonçant un changement d’angle de vue – cadre bien avec la concentration demandée aux spectateurs autant qu’aux acteurs, pour raccorder ces lambeaux d’Histoire autour de Jérusalem, ville où « le mal et le bien sont en lutte perpétuelle. »
© Brigitte Rémer
La Situation, Jérusalem – Portraits sensibles de Bernard Bloch, les 12, 13 et 14 janvier 2023 au Théâtre Municipal Berthelot Jean Guerrin.
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