Le 17 novembre 1975, un certain Émile Ajar remporte l’éminent prix pour son roman « La Vie devant soi », qu’il refuse. Ce n’est que quelques années plus tard que ce geste trouve son explication : il s’agissait en réalité de Romain Gary, ancien lauréat du précieux sésame en 1956. Explications.
Dans le monde de la littérature, une règle subsiste. Celle qui stipule qu’un auteur ne peut recevoir qu’une seule fois le prix littéraire le plus convoité du milieu : le Goncourt. Depuis sa première attribution en 1903, jamais rien ni personne n’avait dérogé à cette directive. Jusqu’à Romain Gary, en 1975.
L’alias est né
Pour comprendre comment l’auteur est parvenu à cette double sacralisation, il faut reprendre la chronologie de ses écrits. Roman Kacew, plus connu sous le nom de Romain Gary, est un romancier particulièrement apprécié par le monde littéraire. C’est en 1956 qu’il remporte le prix Goncourt grâce à son ouvrage Les Racines du ciel, publié la même année aux éditions Gallimard. Puis, les années passent, ses écrits s’enchaînent, mais sa plume est jugée un temps ennuyeuse. En 1973, il écrit Gros-câlin. L’histoire d’un homme, propriétaire d’un python, qui se retrouve tellement fasciné par la mue de son reptile qu’il finit par s’identifier à lui. Le tout, dans une métaphore qui traduit pour son héros une volonté de « faire peau neuve ».
Personne ne fait le lien entre l’œuvre et la plume de Romain Gary. En ce qui concerne la critique, elle est conquise. Tout le monde souhaite savoir qui se cache derrière ce nom doté d’un tel talent. Entre temps, il continue son feu d’artifice créatif et accouche de La Vie devant soi, en 1975, qu’il publie toujours sous ce nom d’emprunt. Mais, cette fois-ci, l’auteur des Racines du Ciel demande à son petit cousin, Paul Pavlowitch, d’interpréter le fameux Émile Ajar auprès de l’éditeur et de la presse. Le candidat est tout trouvé : cet homme de 33 ans possède les mêmes traits que son oncle, a lu tous ses livres et connaît plutôt bien la littérature. Seules trois personnes connaissent le secret de Romain Gary : sa secrétaire Martine Carré, l’éditeur Robert Gallimard, et son ex-femme Jean Seberg.
« Le prix Goncourt ne peut s’accepter, ni se refuser »
L’histoire s’accélère lorsque La Vie devant soi devient un prétendant sérieux au Goncourt de 1975. Le 30 septembre, l’interprète d’Émile Ajar donne une interview à une journaliste en charge de la culture au Monde. Comme si la marionnette échappait aux fils de celui qui la dirige, l’homme ne raconte plus du tout l’histoire du personnage fabriqué par Romain Gary. À l’inverse, il livre des éléments de sa propre vie, avant d’envoyer une photo de lui-même à l’éditeur.
Deux semaines plus tard, le 17 novembre, le prix Goncourt est attribué à La Vie devant soi. L’auteur original, incapable d’accepter le prix puisqu’il l’a déjà reçu en 1956, fait rédiger une lettre de refus par Paul Pavlowitch. Problème : l’Académie ne peut accepter une telle décision. « Nous votons pour un livre, non pour un candidat. Le prix Goncourt ne peut ni s’accepter, ni se refuser, pas plus que la naissance ou la mort. Monsieur Ajar reste couronné », annonce alors Hervé Bazin, le président de l’Académie au Monde, en 1975.
En attendant, la précédente interview donnée par le petit cousin de Romain Gary a laissé ses traces. La photo qu’il a transmise et les faits qu’il a racontés ont titillé l’esprit d’enquête d’un journaliste du Point qui met au jour la véritable identité de celui qui prétend être l’auteur de l’ouvrage fraîchement sacré. Le lien de parenté est vite établi entre lui et le désormais double lauréat du Goncourt.
Rideaux
Mais, empêtré dans le mensonge, Romain Gary persiste et signe. Il rédige un texte, signé de sa main, dans lequel il dément toutes les rumeurs. « J’affirme que je ne suis pas Émile Ajar et que je n’ai collaboré en aucune façon aux ouvrages de cet auteur », écrit-il dans une déclaration publiée par Le Monde, le 18 novembre 1975. Mais des tensions naissent entre les deux complices. Une guerre froide racontée dans Pseudo, roman publié un an plus tard. Les œuvres s’enchaînent, toujours sous la signature d’Émile Ajar. Progressivement, la situation échappe à son créateur. Son acteur, prétendu auteur de quelques ouvrages, devient conseiller littéraire aux Éditions Mercure de France.
Le 2 décembre 1980, Romain Gary déjeune avec son éditeur, Claude Gallimard, à Paris. Il rentre ensuite chez lui et se suicide. Mettant fin à toute la mise en scène. Quelques mois plus tard, Paul Pavlowitch brise sa promesse de garder le secret et de laisser au fils du romancier et à Gallimard le soin de révéler la véritable identité d’Émile Ajar. Il déclare ainsi dans l’émission Apostrophes qu’il s’agissait bien de Romain Gary, et décide de raconter toute l’histoire dans L’Homme que l’on croyait.
Un mensonge devenu trop lourd à porter, la détresse face à une situation qui lui échappe ou encore la dépression… Personne ne sait exactement pourquoi Romain Gary a mis fin à ses jours. Dans une lettre qu’il a laissée et qui a été rendue publique, il pousse l’énigme jusqu’au bout et explique son geste en citant mystérieusement l’un de ses livres. « Alors, pourquoi ? Peut-être faut-il chercher la réponse dans le titre de mon ouvrage autobiographique « La Nuit sera calme » et dans les derniers mots de mon dernier roman : « Car on ne saurait mieux dire ». Je me suis enfin exprimé entièrement ».
© Mélanie Hennebique
Pardon mais les véritables raisons du suicide de Romain Gary sont à chercher ailleurs ! Du côté de ses blessures intimes, de sa vie privée douloureuse et peut-être même de ses désillusions politiques. Mais ce n’est sans doute pas à cause d’un misérable prix Goncourt ou de querelles éditoriales que ce grand écrivain a mis fin à ses jours.