Retours de mémoires, suite.
Liberté surveillée 1. – Jour 4 de l’année.
Dora, encore Dora, et puis tant d’autres choses
Il y avait Dora.
Ce jour-là elle arriva, comme toujours très droite et souple en même temps, je la vois encore, habituellement ce qu’on voyait d’elle en premier c’étaient les yeux presque verts, changeants, qui parfois soudain une seconde se voilaient puis reprenaient tout de suite leur transparence de ciels de mer à Deauville, et sa chevelure, ample chevelure presque rousse, majestueuse, voluptueuse chevelure à la Baudelaire qu’elle portait amassée sur le côté de la tête et elle avait un coup, un art plutôt, une magie étonnante et qui m’enchantait, m’enchante encore dans ma mémoire, pour agiter cette ample chevelure et, presque sans y mettre les mains, qu’elle avait longues, très blanches, mains à jouer aux touches d’ivoire du piano, la faire passer d’un côté à l’autre de son visage.
Ce jour-là, quand elle arriva, dès qu’elle fut dans l’éclairage de la grande fenêtre donnant sur le balcon, ce qu’on vit, ce fut sa robe. Une robe de flammes jaunes et orangées, une robe avec comme une ceinture marquant la taille, une robe avec deux grands revers plongeants et larges au niveau de la poitrine, laissant entrevoir un décolleté de toute beauté (à trois ans déjà, sans doute parceque je voyais bien que ma mère était belle, j’étais déjà sensible à ce que la beauté d’une femme peut avoir de profondément artistique, tellement que mon père m’avait fait cadeau de deux reproductions un peu anciennes, je les ai toujours je crois sans doute dans un coin, écorchées, crayonnées, de Raphaël et de Boticelli), une robe qui avait cette ampleur, ce chic, cette souplesse, cette grâce toute simple et pourtant presque emplie de majesté, d’une robe de grand couturier.
On s’extasiait, surpris de tant de beauté – car Dora était belle, une jeune fille, une jeune femme tout au plus de trente ans mais on savait qu’elle vivait très chichement….
“Ce sont les rideaux de ma chambre”, dit-elle.
Et elle expliqua en riant, dans son français presque parfait, parlé d’une voix de gorge, avec ses intonations qui naviguaient du slave à l’autrichien de Vienne, que “ce con-là”, son hôtelier, dans ce petit hôtel de Montparnasse alors plus que modeste encore hôtel peuplé d’émigrés et aujourd’hui devenu d’un luxe presque insolent, lui avait, “ce gredin, ce maraud” précisait-elle en son parler toujours si littéraire, réclamé son loyer en termes menaçants, en phrases poisseuses d’un personnage pas loin de proposer un paiement en nature, et qu’elle l’avait payé, cherchant même la monnaie au fond de son sac afin de lui laisser un pourboire, soulignant de ce geste qu’elle pouvait être pauvre mais n’était pas à vendre. Elle était alors restée plusieurs jours dans sa chambre, grignotant probablement les restes d’une baguette, décrochant les rideaux, taillant, cousant. Et tout à l’heure, à midi, elle venait de passer, fièrement, devant la loge, ne manquant pas de saluer au passage le taulier médusé de voir ainsi sortir ses rideaux tout à coup devenus habits couleur du temps sur un corps de princesse, de reine.
J’aimais beaucoup Dora qui m’enchantait de sa beauté, m’enchantait de sa voix, m’enchantait de son nom. C’est qu’à la maison le nom de Dora revenait souvent dans les conversations et j’avais fini par apprendre à distinguer Dora et Dora: Dora dont on disait: tiens, ça fait longtemps qu’on n’a pas vu Dora, on va lui envoyer un pneumatique pour l’inviter (note de bas de page: petite lettre légère qui arrivait presque immédiatement transmise par un réseau souterrain, portée par les petits télégraphistes) – et Dora dont on parlait à mi-voix, voix tremblante, tremblements dans la voix jusqu’à l’explosion de colère de mon père évoquant tout à coup un massacre final de prisonniers par les bombardements alliés, ma mère désolée lui servant un verre d’eau, essayant de le faire sortir du camp où encore une fois il était retourné.
Dora me prenait souvent sur les genoux, m’enserrant de son bras, m’appuyant sur elle et l’odeur de sa robe, le parfum de sa peau, les chants qu’elle me chantait, à l’heure de la sieste sur elle m’endormaient – et j’étais tout surpris de me retrouver, au réveil, la tête apesantie sur son sein blanc et sa robe flammée de jaune et d’orangé.
Elle parlait de voyages, se souvenait, enfant, de Vienne et de Berlin, de Paris, de Venise, de Florence, de Londres, elle se souvenait d’un voyage en avion, d’un voyage en bateau, de concerts, d’opéras, elle évoquait son enfance de petite dernière choyée, à laquelle on avait offert ce qu’on faisait de plus beau comme poupées et jouets, de livres: son père, venu de Russie dès avant 1900, était un grand médecin de Vienne….
Mais voyager, outre sa grande modestie financière, lui était impossible: Dora, réfugiée, possédait, comme presque tous les amis de la maison, un passeport Nansen qui rendait aléatoire tout retour. De ma langue personnelle cette expression: passeport Nansen est probablement une de celles le plus tôt autour de moi entendue. Dora vivait de rêves.
En ce temps-là je ne sais pas très bien ce que Juif voulait dire pour moi: tout à la maison était juif, sans aucune pesanteur religieuse (quelle ne fut pas mon effarement me mariant quelques vingt années plus tard avec une tunisienne de connaître un monde où l’on disait à tout instant: “c’est péché” ou bien “si dieu veut…”): je n’avais alors, peut-être grâce à la force vitale de l’enfance, à sa révolte naturelle contre tout ce qui peut évoquer la mort, aucune idée de l’extension de ce qu’on appelle la shoah, même si camps de la mort, camps d’extermination, m’étaient des expressions familières mais qui me passaient en quelque sorte au dessus de la tête.
Il y avait bien cependant la boutique du petit cordonnier toujours fermée et dont ma mère ne pouvait s’empêcher d’évoquer le souvenir, lui, sa femme, ses enfants, en passant devant ses volets fermés, volets rouge passé, écaillé, et elle me grondait si je lançais mon ballon contre eux.
Il y avait bien la famille M., le père, la mère, les quatre filles, au rez de chaussée, qui avaient vécu là cachés, on passait devant chez eux en baissant la voix: ma mère avait les clefs, elle allait périodiquement aérer: un jour de 43 ils avaient disparu sans qu’on sût si ils avaient été là arrêtés dans la nuit ou si ils étaient partis. Le propriétaire gardait l’appartement en l’état et il en fut ainsi durant deux décennies, jusqu’à sa mort.
Mais tout ceci m’était étrangement naturel, quotidien, comme les numéros tatoués aux avant-bras. D’autant plus que mon père, ma mère, les amis fréquentant la maison parlaient souvent des villes et des villages de Pologne ou de Russie au présent: le choc était trop près, trop vivant, trop présent, pour être passé à l’histoire. J’étais absolument persuadé, dans une étrange complexité mentale, que ces villages existaient encore quelque part: cet univers dans lequel, enfant, j’évoluais était déjà comme celui de Baashevis Singer qui évoque la rue Krochmalna comme si rien n’avait changé.
Cependant, un jour, et ce fut le premier choc, un jour nous étions allés, ma mère et moi, un matin, rue des Rosiers, je suppose que c’était avant Pessah, Pessokh disions- nous, faire provision de matzokh: nous descendions la rue Vieille du temple, un peu après la boutique À la ville de Rodez devant laquelle nous passions toujours très vite comme pour passer une inquiétante frontière, un femme horrible, souillon, épouvantable, surgit d’un passage sordide hurlant: juifs, mort aux juifs, ils nous ont tout volé, ramassant caillasses et ordures pour nous les jeter: ma mère me serra la main, se mit à courir, elle pourtant plutôt de tendance à faire face, se mit à courir, elle déjà cardiaque, essoufflée, ne s’arrêta que de l’autre côté de la rue de Rivoli, ce monde presque étranger pour qui vient de la rue des Rosiers, à la station de taxi, me mit avec elle serré contre elle à l’arrière de la voiture, incapable de parler, blanche, pâle pour ne parler que rentrée à la maison, s’effondrant presque sur mon père moi serré jusqu’à l’étouffement entre eux deux.
Pour en revenir à Dora, un jour elle suggéra, après m’avoir “volé”, comme elle disait, pour aller voir les magnifiques vitrines des grands magasins boulevard Haussmann à la période des fêtes: “Et si on faisait un vrai Noël pour le petit?”
Ce furent alors des préparatifs sans fin, presque bousculés – je dois dire que autant le terme “Noël” m’était familier de l’entendre et de le voir écrit un peu partout, autant la relation avec une religion m’était étrangère, inconnue, et que le choc plus tard fut rude lors de ma première année d’école au cours préparatoire de ma totale impréparation à rencontrer ainsi le monde non-juif des enfants, monde des enfants dont nul ne me fera dire qu’il soit doux, gentil, naïf – que Rousseau et les rousseauistes me pardonnent mais je n’ai pas alors perçu chez les enfants un tempérament naturellement, nativement, bon…- et le choc finit par atteindre la plus cruelle violence…..
Ma mère décida d’inviter tout ce que l’on connaissait en matière d’isolés, Dora fredonnait “Ô Tannenbaum” en installant un énorme sapin couvert de guirlandes et en piquant des étoiles aux murs, mon père maugréait silencieusement: c’est pas bientôt fini tous ces chambardements, ma mère cuisinait, des kreplekhs et des knoedeln s’entassaient, le pickelfleisch tout chaud parfumait la cuisine, l’oie rôtie aussi, des plateaux de saumon attendaient sur le buffet, le chou rouge aux pommes et le chou rouge aux marrons étaient déjà cuisinés, le bouillon de poule aussi – un objet étonnant trônait: une bûche pour vingt ou trente personnes était dans une pièce. C’était un Noël russe aschkenaze en pleine période de Hannouka, avec des piles de ponchkess qui voisinaient la bûche gigantesque. Et naturellement la moitié des invités dormit là sur des lits de fortune improvisés.
Cette nuit-là je m’éveillai et voyant une lumière douce et tremblotante au salon j’arrivai à petits pas de tout petit enfant, passant entre quelques personnes endormies. Je ne vis pas, non, je ne vis pas le Père Noël, encore moins le “petit jésus” dont l’ignorance me valut un cassage de gueule en règle à la récréation dès ma première année d’école, non, je vis de mes yeux surpris, écarquillés, de mes yeux qu’à moitié sommeillant je devais frotter de mes poings, ma mère, mon père, chuchotant avec Dora laquelle, parmi les cadeaux pour tout le monde, montait un cercle de rails autour du sapin pour y installer une locomotive à vapeur rouge Hornby et un train, ce train-là même que tenant la main de Dora j’avais tant aimé aux vitrines du boulevard Haussmann, magiquement éclairés à la lumière de la Hannoukia que mon père, pour le plaisir des yeux et aussi de l’esprit, avait rallumée.
© Jacques Neuburger
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