

Sa vie est un roman !
« Au revoir ma Catchoune !
Tu étais comme l’eau vive de la chanson
Tu n’étais pas faite pour être clouée au sol
Nicolas , Giulia et moi gardons ton sourire
Repose en paix »
C’est par ces mots, et sur son compte Instagram, que Carla Bruni a annoncé, le 2 janvier 2023, le décès à 74 ans de Catherine David, la grand-mère de son fils, Aurélien.
Je reviens de ses obsèques, aujourd’hui, jeudi au Cimetière Montparnasse, en présence de très nombreux amis dont Nicolas Sarkozy et Carla Bruni.
J’en suis tout retourné. Ému. J’en pleure encore. Il y avait, bien sûr, son fils Raphaël Enthoven et sa fille Judith Beller qui évoquèrent avec émotion tout l’amour qu’ils portaient à leur mère: « Ma maman. Mamouchka, tu es partie vers les étoiles ce matin. Je n’ai pas de mots… Sur ce nocturne de Chopin je t’aime à l’infini. Raphaël et moi-même nous allons devoir apprendre à vivre sans notre maman maintenant. J’espère que tout là-haut, Pitou, Mimi et Nico te feront une fête du tonnerre comme tu la mérites ».
Delphine Horvilleur dressa de Catherine un portrait sensible, tout en couleur, avec de nombreuses évocations sur le judaïsme.
Catherine, c’était non seulement mon amie, ma complice, ma sœur. Elle restera à jamais dans mon cœur : une grande âme…
Elle était aussi l’amie de tant de gens, et des milieux les plus divers, On se racontait tant de petits secrets. Que de souvenirs ! Que d’amitié !
Nous faisions partie de la Rédaction du Nouvel Observateur , il y a tant d’années.
Catherine, c’était une femmme incroyable, d’une gentillesse inimaginable. Sa vie était un roman. Elle savait tout faire : écrivain, journaliste, pianiste, féministe, karatéka, mère, tante, et grand-mère hors pair.
Dans les années 70, elle avait rencontré Jean-Paul Enthoven, qu’elle a épousé. Le couple est devenu parents d’un fils, en 1975 : l’agrégé de philosophie, l’animateur de radio et de télévision, Raphaël Enthoven. Ce dernier a ensuite vécu une idylle avec Carla Bruni pendant plusieurs années, et tous deux avaient ensuite accueilli un garçon, Aurélien, en 2001.
Plus tard, en 1980, elle a eu une fille, Judith Beller, de son union avec le médecin psychanalyste Isi Beller.
Des études à Sciences-Po et à la Sorbonne, un talent de pianiste, un père français juif, une mère américaine et catholique, une âme voyageuse, une passion de lectrice cosmopolite, une frivolité grave, un plaisir de vivre : elle est entrée naturellement au « Nouvel Observateur » (devenu « L’Obs » en 2014), le journal de gauche qui agaçait la gauche presque autant que la droite, après un passage chez Gallimard, temple du bon ton, et chez Jean-Jacques Pauvert, corsaire de l’édition.
Jean Daniel et Claude Perdriel voulaient un journal intellectuel et sensuel, un brio pertinent, une alliance de l’intelligence et de l’hédonisme : elle est à sa place.
Elle raconte les sciences humaines, alors au faîte de leur prestige, interroge les écrivains et les universitaires pour des entretiens sans fard, rend compte de la sortie des livres et de la vie des idées d’une plume élégante.
« Au cœur des « Roaring Seventies », elle fendait la vie telle une héroïne d’ »Easy Rider », de « Hair » ou de « Zabriskie Point », attirant les regards, aimantant les cœurs et ridiculisant les machos, amie sûre, intellectuelle ironique et sylphide gourmande de savoir, avec ses cheveux blonds en cascade, son sourire lumière et ses réparties dignes de Woody Allen », se souvient Laurent Joffrin, l’ancien directeur du Nouvel Observateur.
Sur les plages californiennes, dans les librairies de Saint-Germain ou les bars de Formentera, elle était une égérie solaire de l’après-68, parlant psychanalyse et culture pop, mode et structuralisme, new age et philosophie orientale.
Avec Jean-Paul Enthoven, autre critique du journal, érudit et raffiné, elle forme un couple littéraire au look glamour dont naîtra un fils philosophe et polémiste au devenir très médiatique, Raphaël, qui a su faire fructifier les talents hérités de cette famille aux dons multiples.
Elle partage ensuite la vie d’Isi Beller, psychanalyste de renom et créateur de la méthode sémiophonique destinée aux enfants affectés de troubles du langage, dont elle a une fille, Judith, aussi rayonnante que sa mère.
Ses passions sont éclectiques, de la musique au taï-chi-chuan, de la philosophie aux disciplines hybrides, aux frontières de la science et de la spiritualité.
Ses livres en portent la marque, une brillante variation sur le mouvement (La Beauté du geste), un essai sur Simone Signoret, une biographie allègre de Pic de la Mirandole, l’homme de tous les savoirs, et plusieurs volumes d’entretien avec Stephen Jay Gould, Jean Delumeau, Hubert Reeves ou Christiane Desroches Noblecourt.
« Un tel itinéraire aurait pu composer un personnage irritant, germanopratin, flottant au-dessus du commun des mortels dans les limbes de la pensée et la mondanité intello-chic », commente encore Laurent Joffrin.
Catherine était tout le contraire, bonne amie, vivant de simplicité et de camaraderie, cultivant l’art d’être grand-mère, dans les rires et les attentions vigilantes, jusqu’à ce que la maladie la place en retrait du monde, à la grande affliction de ses proches.
« L’Obs » perd celle qui fut pionnière du journalisme d’idées ; sa famille et ses amis, une présence toute de finesse et de réconfort.
Catherine a écrit plusieurs livres sur des sujets les plus divers (voir liste à la fin). Mais le plus personnel, le plus incroyable s’intitule Clandestine (Seuil, 2002). C’est l’histoire de sa vie. Un vrai roman. Sa mère, Mary-Louise, Américaine, débarque un jour à Paris. Elle a 20 ans. Elle est belle, et ne parle pas un mot de français qu’elle est en train d’apprendre. Quelques mois plus tard, elle se fait draguer par un homme, Ashkénaze, demeurant à Strasbourg. Une idylle naît entre les deux. Et mieux, un bébé est en route. Et qu’il veut absolument reconnaître. Mais voilà, il est marié. Il a de plus en plus de mal à supporter cette situation. Il cherche une solution. Il finit par avouer à sa femme qu’il a eu par « accident » une aventure avec une jeune américaine et qu’il attend un enfant. Sa femme est catastrophée mais elle est ne manque pas d’idée. Voilà ce que je te propose lui dit-elle : « Deux choses : nous divorçons. Tu reconnais l’enfant. Et nous nous remarions. Mais cet enfant ne doit en aucun cas rencontrer des gens de notre milieu ». Le mari accepte. En fait, les choses ne se déroulent pas exactement de cette façon. Certes le mari divorce, reconnaît l’enfant qui porte son nom Catherine Gradwohl: « Un mois plus tard, je naissais . Clandestine. Personne , dans le milieu d’affaires que fréquentait mon père ou dans son milieu musical où il évoluait, ne devait me voir. La consigne fut respectée à la lettre, et pour le malheur de tous. Pendant quatre longues années », écrit quelque part Catherine.
Mais un élément nouveau surgit. Imprévisible. L’ex-mari s’attache à la petite. Il la voit grandir, il est plus présent que jamais à ses côtés. Tellement présent que sa femme légitime s’attache elle aussi à Catherine. Si bien que la petite Catherine évolue au carrefour de trois mondes différents : milieu américain par sa mère, juif par son père, français par son environnement. Catherine a grandi dans ces trois univers culturels: « Cette situation m’a rendu moins allergique à tout dogmatisme, à tout engagement inconditionnel, à toute forme de pensée unique écrit-elle en conclusion de son livre. Cette situation a fait de moi une passagère du vent, une exploratrice d’univers, une sorte de caméléon , selon la métaphore de Pic de la Mirandole. Grâce au journalisme, grâce à mes amis, j’ai eu la chance de côtoyer de nombreuses familles d’esprit, avec chacune leurs fous et leurs sages, leurs victimes préférées, leurs arguments réversibles, leurs justifications éthiques, leurs intérêts incompatibles, leurs interprétations politiques, philosophiques, économiques, leurs partis pris artistiques, esthétiques, métaphysiques, télescopiques, microscopiques… Dans tous les domaines que j’ai visités, de la littérature à l’astronomie et de l’histoire à la psychanalyste, j’ai trouvé à glaner quelques beautés, des paradoxes, des points de vues, des idées neuves, des formulations surprenantes, mais je ne me suis jamais installée à demeure dans une forme de pensée, dans un système, car je suis incapable de marcher au pas et ne rapporte de mes pérégrinations aucune certitude sinon celle de la longueur du chemin, qui est peut-être infinie… »
Tous ses livres : 1983 : L’Océan miniature, roman, Paris, Le Seuil. 1990 : Simone Signoret ou la mémoire partagée, essai biographique, Paris, Robert Laffont. 1994 : La Beauté du geste, essai sur le piano et le Tai-chi-chuan, Paris, Calmann-Lévy, réédition par Babel en 2006. 1995 : Passage de l’Ange, roman, Paris, Calmann-Lévy. 2001 : L’Homme qui savait tout, le roman de Pic de la Mirandole, roman, Paris, Le Seuil. 2003 : Clandestine, récit, Paris, Le Seuil. 2006 : Crescendo, avis aux amateurs, collection un endroit où aller, Arles, Actes Sud. 2010 : Les Violons sur le moi : pourquoi la célébrité nous fascine, dessins de Sempé, essai, Paris, Denoël. 2017 : Lettre ouverte à ma main gauche et autres essais sur la musique, Arles, Actes Sud. En collaboration 1996 : L’Occident en quête de sens, anthologie, préface de Jean Daniel, Paris, Maisonneuve et Larose. 1998 : Little Bang : Le roman des commencements, avec Jean-Philippe de Tonnac, roman, Paris, Nil Éditions. 1998 : Egyptes, anthologie de l’Ancien Empire à nos jours, anthologie, Paris, Maisonneuve et Larose. 1998 : Entretiens sur la fin des temps, conversations avec Stephen Jay Gould, Jean Delumeau, Jean-Claude Carrière et Umberto Eco, Paris, Fayard. 2000 : Sommes-nous seuls dans l’Univers ? Conversation avec Jean Heidmann, Alfred Vidal-Madjar, Nicolas Prantzos et Hubert Reeves, Paris, Fayard. 2003 : Sous le regard des dieux, entretiens avec Christiane Desroches Noblecourt, Paris, Albin Miche
© Alain Chouffan