Dans son dix-huitième livre, Enfant de Bohême, l’islamologue évoque ses racinesfamiliales et révèle ses origines tchèques. Un roman autobiographique où le chercheur nous fait découvrir la genèse de ses combats intellectuels et politiques.
“Nous étions tous les deux des morts en sursis: lui condamné par la maladie, moi par Daech”. C’est en 2016, année de l’attentat de Nice et de l’assassinat du père Hamel, que Gilles Kepel ressent l’urgence de partir en quête de ses racines. Un besoin tripal, un élan vital.Cette année-là, l’islamologue est lui-même promis à l’égorgement par le tueur des policiers de Magnanville, le djihadiste Larossi Abballa. Placé sous protection policière, poursuivi en justice par la mouvance islamo-gauchiste, il est perclus de sciatiques, obligé de se déplacer en fauteuilroulant…
Au même moment, son père, Milan, souffrant de la maladie d’Alzheimer, vit une lente agonie. Il est précisément à ce moment de bascule où l’on se souvient avec beaucoup de précision de ce qui s’est passé il y a un demi-siècle et où l’on a oublié ce que l’on a bu une heure plus tôt. Si sa mémoire récente s’efface, il conserve une mémoire ancienne très vive.
C’est dans le verger de la maison de retraite des Augustines, où Kepel rend visite à son père chaque jour, que naît l’idée d’Enfant de Bohême (Gallimard). Là, chaque après-midi, les deux hommes partagent des abricots cueillis sur les arbres et quelques mots décousus. “Mon père mélangeait le vocabulaire français et tchèque, à l’effarement des aides-soignantes qui ne comprenaient plus ce qu’il disait, explique Kepel. Notre seule conversation possible tournait autour de ses origines, il avait des fulgurances lorsqu’il parlait de son père, mon grand-père Rodolphe”. C’est donc pour réussir à aimer in extremis ce père malade, mais aussi pour aller à la découverte de ce qui l’a constitué, que Kepel se lance dans une enquête d’un genre nouveau.
Après avoir consacré sa vie à investiguer le présent pour réfléchir au futur, le chercheur se plonge dans le passé pour mieux comprendre le présent. Il exhume chez sa tante des boîtes remplies de la correspondance de son grand-père Rodolphe, mort en 1958 lorsqu’il avait quatre ans. Kepel, qui maîtrise parfaitement l’arabe, ne connaît que des rudiments de tchèque. Il n’a de l’ancienne république soviétique que de rares souvenirs d’enfance, à l’époque où s’y rendre était toute une aventure à cause du rideau de fer. Il fait traduire les lettres par des étudiants bilingues, se lance sur les pas de son aïeul dans son village natal de Ndejkov et remonte le cours d’une histoire familiale romanesque…
L’aboutissement d’une œuvre
De cette enquête très personnelle, Kepel a tiré Enfant de Bohême. Un dix-huitième livre qui apparaît d’abord très éloigné de ses précédents avant de se révéler comme l’aboutissement de toute son œuvre et peut-être de toute sa vie. Ses lecteurs habituels pourront être déroutés de voir l’auteur de Passion arabe délaisser la question des banlieues et du djihadisme, ainsi que ses puissantes analyses géopolitiques, pour regarder vers l’orient de l’Europe. Mais derrière le récit de son odyssée familiale slave, ils découvriront, in fine, la genèse de ses combats intellectuels, la matrice existentielle de ses travaux.
Dans mon esprit, il n’existe nul hiatus entre les ouvrages pro‐ fessionnels que j’ai consacrés à l’islamisme sous ses diverses formes etEnfant de Bohême Gilles Kepel
Pour Gilles Kepel, ce livre s’inscrit dans la continuité de ce qu’il a publié depuis une quarantaine d’années. “Dans mon esprit, il n’existe nul hiatus entre les ouvrages professionnels que j’ai consacrés à l’islamisme sous ses diverses formes et Enfant de Bohême, qui est un texte littéraire par lequel je tente d’explorer “comment j’ai écrit certains de mes livres””, précise-t-il.
S’il y a tout de même un élément de rupture dans son nouvel opus, il est à chercher du côté du style. On connaissait Kepel l’universitaire, l’essayiste, on découvre Kepel l’écrivain. Ses pages pleines de souffle peignent trois générations (celles de son grand- père, de son père, la sienne), faisant revivre près d’un siècle d’histoire. Elles nous entraînent des années 1870 aux années 1960, nous transportent des forêts slaves à La Closerie des Lilas, de la Belle Époque aux Années folles, de l’Empire austro-hongrois à la création de la Tchécoslovaquie, de la Première Guerre mondiale aux accords de Munich, de la Seconde Guerre mondiale au système soviétique.
Une famille francophile
Son grand-père et son père furent des francophiles fanatiques. Le premier traduisit Guillaume Apollinaire du français vers le tchèque tandis que le second transposa les pièces de Václav Havel du tchèque au français. Le néoromancier tente de se montrer digne de la passion de ses aïeuls pour la langue de Molière, recréant le style de son grand-père lorsqu’il écrivait en français, allant jusqu’à ressusciter des mots disparus.
“L’amour est enfant de bohème”, chante Carmen dans l’opéra de Bizet, mais celui de Kepel s’écrit avec un accent circonflexe car sa saga familiale commence dans les forêts brumeuses et peuplées de sangliers de cette contrée d’Europe centrale, là où naquit son grand-père Rodolphe en 1876. Enfant de la Bohême tchèque, celui-ci va cependant mener la vie de bohème parisienne. Après avoir appris le français à l’université de Prague, Rodolphe débarque à Montparnasse en 1908. Cultivé et séducteur, il plonge dans le tourbillon intellectuel et artistique de la capitale, se lie à Apollinaire, dont il sera le premier traducteur, fréquente le peintre tchèque Kupka, mais aussi Picasso et Matisse.
De Prague à Paris
Fasciné par la France, Rodolphe reste un fervent patriote tchèque et œuvre à l’indépendance de son pays. Depuis son appartement de la rue Boissonade, à Montparnasse, il dirige la première revue indépendantiste en langue française, La Nation tchèque, créée en 1915. Mais après la Première Guerre mondiale et la chute de l’Empire austro-hongrois, fâché avec Edvard Benes, l’un des fondateurs de la Tchécoslovaquie et futur président de la République, Rodolphe est évincé de son propre journal et du pouvoir à Prague. Se sentant trahi par son pays d’origine, il choisit de rester en France où il terminera ses jours. Coïncidence troublante, pour rompre avec les excès des Années folles, en 1926, Rodolphe accompli un voyage spirituel en Algérie et en Tunisie, dont il rapporte des vases kabyles qui demeurent aujourd’hui chez son petit-fils. Gilles Kepel tient-il son attirance pour le monde arabe de son grand-père?
Je dois devenir français. J’aime la France parce que je l’ai connue et parce que j’y ai été élevé dans sa magnifique langue. Milan Kepel
Au printemps 1927, celui-ci épouse la jeune Milada, qui sombrera dans la folie. De cette union naîtra Milan, le père de Gilles. En 1938, Rodolphe vit la signature des accords de Munich, qui sacrifient la Tchécoslovaquie sur l’autel d’une paix illusoire, comme une deuxième trahison, cette fois de son pays d’adoption. Durant la Seconde Guerre mondiale, visé par la Gestapo et déjà veuf, il s’exile avec son fils à Londres. Les relations entre Rodolphe et Milan seront compliquées. Une lettre retrouvée par Gilles Kepel, adressée par Milan à son père, résume tout: “J’ai deux idéaux: le théâtre et la France. Donc jedirais que je veux devenir français et acteur“, écrit-il alors qu’il s’apprête à débuter une carrière de comédien et à demander sa naturalisation. “Je dois devenir français. J’aime la France parce que je l’ai connue et parce que j’y ai été élevé dans sa magnifique langue“. Et d’ajouter: “De toute manière, je ne pourrais pas être tchèque. Je ne connais pas les Tchèques, et ceux que j’ai rencontrés, je ne les apprécie pas”…
Rodolphe ne comprend pas l’envie de Milan de brûler les planches. Concernant sa volonté de devenir français, son sentiment est plus ambivalent. D’un côté, pour celui qui a toujours vu dans la France “la beauté et l’institutrice du monde”, c’est une fierté ; de l’autre, pour le Tchèque de Bohême qu’il est resté au fond de lui, c’est un déchirement, une nouvelle trahison. Celle-ci est d’autant plus douloureuse que Milan devient secrétaire de la cellule communiste de Montparnasse… au moment même où la Tchécoslovaquie est écrasée par le joug soviétique! Après l’insurrection hongroise de 1956, Milan fit cependant un rejet violent du communisme, devint le traducteur du dissident Václav Havel et bascula à droite dans la deuxième partie de sa vie.
Déçu par les puissants
Troisième génération. Gilles Kepel est conçu en urgence en 1954 pour éviter que son père, qui vient d’être naturalisé français, ne soit appelé en… Algérie. Clin d’œil supplémentaire de l’Histoire, il naît un 30 juin, jour de la reconnaissance de l’indépendance de la Tchécoslovaquie par la France. Les relations entre Gilles et son père sont aussi tumultueuses qu’entre Rodolphe et Milan. “Mon père n’a jamais compris ni accepté que le fils d’un Tchèque soit devenu arabisant, confie Kepel, dont le regard rieur se voile d’une vague d’émotion. En écrivant ce livre, je me suis demandé si, paradoxalement, jen’avais pas appris l’arabe pour compenser l’absence du tchèque, la langue maternelle de mon père. De même, mon travail sur l’Orient m’a permis d’opérer un décentrement, de redécouvrir la France avec des yeux neufs et peut-être de l’aimer encore plus“.
Après ma condamnation à mort, je suis devenu un type qui sait qu’il doit sa survie à la police, je lui en suis extrêmement reconnaissant. Gilles Kepel
Comme son père, Kepel fut dans sa jeunesse “un adepte fanatique du gauchisme” avant de devenir bien plus tard l’ennemi juré des islamo-gauchistes et de rompre avec une certaine gauche. “Après ma condamnation à mort, je suis devenu un type qui sait qu’il doit sa survie à la police, je lui en suis extrêmement reconnaissant et, au-delà, je me resitue dans les valeurs de ceux qui me défendent et qui n’appartiennent clairement pas au monde de la gauche universitaire”. Comme son père et son grand-père, proche des dirigeants tchèques avant de tomber en disgrâce, Kepel, homme de réseaux, aura été attiré par la lumière et le pouvoir, mais souvent déçu par les puissants.
Histoire intime et grande histoire
En 2012, après la tuerie perpétrée par Mohammed Merah à l’école Ozar Hatorah de Toulouse, il est le premier à sonner l’alerte sur le danger de la menace djihadiste en France. Il ne sera pas écouté: “Mes rapports ont été mis à la poubelle par Nicolas Sarkozy, puis par François Hollande”. À l’université, ses pairs lui tournent le dos.
La force d’Enfant de Bohême est d’entrelacer avec brio histoire intime et grande histoire, passé et présent dans un jeu de correspondances troublant. L’aveuglement des clercs devant le nazisme et le communisme rappelle le déni de l’islamisme, la capitulation des élites d’hier fait écho aux renoncements de celles d’aujourd’hui, la réussite spectaculaire de l’assimilation de Rodolphe et Milan tend un miroir cruel à l’échec actuel de l’intégration. En revenant aux sources de son histoire familiale, Kepel semble perdre ses dernières illusions tout en se réconciliant avec lui-même.
Lui l’arabisant qui s’est longtemps rêvé “citoyen du monde” se redécouvre héritier d’un long processus d’assimilation: son moule fondateur n’est autre que la passion de ses ancêtres pour la France et sa langue. Si son père et son grand-père ne sont plus là pour la lire, Enfant de Bohême résonne comme une lettre d’amour et de piété filiale.
Guidée par les vers d’Apollinaire en exergue du livre:
“Et tu recules aussi dans ta vie lentement/
En montant au Hradchin et le soir en écoutant/
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques…“
© Alexandre Devecchio
https://www.lefigaro.fr/vox/societe/gilles-kepel-le-roman-des-origines-d-un-islamoligue-20221230
Keppel n’est donc pas Juif.
Pourtant, celui auquel aucune langue européenne n’est étrangère, se défend pas mal en Yiddish.
L’exil hérité y est pour beaucoup: il est Juif par l’esprit sinon par les origines. Par l’errance.
Nous sommes tous juifs, en un point ou un autre, à un moment ou un autre au cours de notre vie, enfin, presque tous… Et ce “presque” fait toute la différence.
Comme l’écrivait Vladimir Jankélévitch.
Dès lors que nous nous sentons différents de nos voisins, lesquels nous considèrent comme étrangers du fait de nos croyances ou de notre mode de vie, alors nous sommes des juifs pour eux, dans le sens de quelqu’un qui serait en perpétuelle quête de sa terre promise, de son identité, même si l’état civil statue que nous sommes bien nés dans le fin fond du Larzac.
Shalom
Initiative émérite que de donner une seconde vie à un article pertinent. Cette action éclaire d’autant la démarche pragmatique et globale de l’universitaire. Soudain, tout est plus lucide…