Otto Freundlich, peintre assassiné au camp de Majdanek
Otto Freundlich, un nom aujourd’hui plutôt oublié. J’ai découvert Otto Freundlich dont j’ignorais jusqu’au nom au cours de mes années d’études, lors d’une visite au Musée de Pontoise et sa Donation Freundlich. Son œuvre la plus connue (et pour une sinistre raison) est probablement cette sculpture intitulée Der Neue Mensch (1912) car reproduite en couverture du catalogue de l’exposition itinérante organisée par les nazis, Entartete Kunst (Art dégénéré). En découvrant Otto Freundlich, le nom de Serge Poliakoff s’imposa d’emblée tant l’air de famille me sembla prononcé, Serge Poliakoff dont j’avais vu nombre de tableaux dans des musées, des galeries, des catalogues et des monographies.
Otto Freundlich dans une lettre à Siegfried Giedon : « J’avais dans ma tête l’idée d’une peinture exclusivement plane et c’est pour cela que je ne pouvais me joindre au cubisme ». Cette volonté d’exclure la troisième dimension est bien liée à un projet spirituel. Par cette démarche Otto Freundlich cherche à s’extraire de l’Histoire, de ses fureurs, et à fonder un espace qui échappe à ses griffes. C’est ce vers quoi il tend et bien avant de rejoindre en 1930 « Cercle et Carré » puis l’année suivante « Abstraction / Création ».
« La liaison intime de toutes les surfaces planes sur un tableau, dont chacune donne sa force à une autre surface plane (…) : c’était seulement le collectif (l’union) de toutes les couleurs sur le tableau qui pouvait réaliser cette idée », écrit Otto Freundlich en 1935 ; et il précise que cette volonté picturale est en accord avec ses convictions sociales, soit le socialisme.
Otto Freundlich écrit dans une lettre datée de 1916 : « Plus le présent est a-spirituel, plus il est brutal, et l’homme doit d’autant plus agir de façon spirituelle et subtile. C’est là que réside la force humaine ». L’abstraction procède de ce désastre radical qu’est la Première Guerre mondiale. Cette guerre a trop défiguré pour que l’art puisse s’en tenir à la figuration. Et la Deuxième Guerre mondiale confirmera la défiguration.
Après la Première Guerre mondiale les œuvres d’Otto Freundlich offrent comme un répit – elles se tiennent en retrait de l’Histoire. Ses œuvres évoquent une grande mosaïque colorée qui unit et réconcilie des éléments disséminés, venus d’un tout éclaté. Dans cet espace à deux dimensions, les morceaux d’un monde épars sont rassemblés et jointés – la mosaïque.
Quelques repères biographiques. Au cours des années qui précèdent la Première Guerre mondiale, le cubisme s’impose comme mouvement d’avant-garde. Ce mouvement marque d’une manière ou d’une autre des artistes qui ne sont pas spécifiquement cubistes ou, tout au moins, qui n’ont pas été spécifiquement cubistes à un moment de leur évolution. D’autres restent franchement à l’écart de ce mouvement parmi lesquels Kandinsky, Kupka et Otto Freundlich.
Otto Freundlich s’installe dès 1909 à Paris, au Bateau-Lavoir. Il participe aux discussions des artistes cubistes à un époque cruciale du mouvement (1907-1914). Pourtant, il ne s’approprie en rien ses caractéristiques formelles. Cette absence d’une quelconque influence cubiste est d’autant plus remarquable que son œuvre et le cubisme puisent volontiers aux mêmes sources, à commencer par Cézanne et les arts primitifs, Cézanne sans lequel le cubisme n’aurait tout simplement pas été ou n’aurait pas été ce qu’il a été… Cézanne intéresse Otto Freundlich au plus haut point par sa dimension architectonique tandis que le cubisme tant analytique que synthétique porte un autre regard sur Cézanne. Otto Freundlich s’attache plus particulièrement à étudier la manière dont Cézanne organise les rapports de force, avec cette touche qui fragmente pour orienter le passage d’un plan à un autre et qui fait que tout est en tout. Otto Freundlich étudie avec une même attention Van Gogh, sa touche dynamique et sa conception de la couleur comme énergie, Van Gogh qui met la touche (le geste) plus directement au service de la couleur, une tendance centrale dans l’œuvre d’Otto Freundlich. Cézanne anime l’espace (la surface du tableau) par la tectonique des plans, Van Gogh par l’énergie des couleurs.
Autre influence majeure dans l’œuvre d’Otto Freundlich : les vitraux de la cathédrale de Chartes, des vitraux qui (comme Cézanne) ignorent la perspective et de ce fait doivent mettre en évidence l’énergie des couleurs. Les éléments du vitrail sont ajustés par le maître-verrier suivant une structure qui répond à une architecture – une dynamique. Otto Freundlich a beaucoup étudié la construction des cathédrales, et probablement à partir du vitrail. La cathédrale : poussée des pierres soumises à la pesanteur et contre-poussée qui fait oublier cette pesanteur par la cohérence de la conception d’ensemble et la manière dont chaque pierre est conçue et ajustée dans cet ensemble.
L’art d’Otto Freundlich est héritier de l’art des cathédrales et, de fait, lors de ma première rencontre avec cette œuvre, au Musée de Pontoise donc, le mot « vitrail » s’est imposé à moi. Son abstraction s’oppose à celle qui s’annonce dans les dernières œuvres de Theo van Doesburg, avec structuration autoritaire et systématique de l’œuvre où l’élément a une fonction modulaire. Cette abstraction rejoint en architecture la technique du béton qui n’a guère à se préoccuper de poussée et de contre-poussée, ce qui rend illisibles (ou peu lisibles) les forces en jeux, contrairement aux cathédrales médiévales qui soulignent ces forces et leur donnent une parfaite lisibilité. Otto Freundlich mène une réflexion qui cherche à concilier l’organique et le géométrique et, de ce point de vue, il est un artiste tout à fait original par rapport aux courants de l’art de son époque.
L’œuvre d’Otto Freundlich est tombée dans un relatif oubli. Il est pourtant l’une des principales figures des débuts de l’abstraction, une figure non moins importante que celles de Malevitch, Mondrian ou Kandinsky pour ne citer qu’eux. Peu d’œuvres proposent une telle cohérence formelle, de la première œuvre abstraite de 1911 à la dernière, de 1943. Ce relatif oubli est d’autant plus injuste que du vivant de l’artiste son œuvre dût affronter une méthodique entreprise d’anéantissement mise en place par les nazis.
Redisons-le. Le cubisme n’a pas eu la moindre influence sur Otto Freundlich. Étape déterminante de son développement, son séjour à Chartes en 1914 où, installé dans la tour Nord de la cathédrale, il travaille à la restauration de vitraux. Il est alors confronté à une autre conception de l’art où domine l’humanisme, un humanisme œcuménique que l’artiste s’efforce d’exprimer et de proposer à la société. Pour Otto Freundlich, le rôle de l’art reste celui qu’a eu le vitrail aux époques médiévales, soit la matérialisation d’une conception globalisante de l’Univers dans un langage compréhensible par tous. Dans cette conception globalisante, et toujours selon Otto Freundlich, le tableau doit refuser tout aspect illusionniste – et je pourrais en revenir au refus de la troisième dimension.
Toutes les techniques qu’Otto Freundlich utilise (vitrail, pastel, gouache, tempera, mosaïque) montrent une volonté d’utiliser la couleur dans sa densité brute, d’utiliser son énergie comme le fait le vitrail dont les verres sont teintés dans la masse, le vitrail qui rend indissociables couleur et lumière.
Le passage à l’abstraction (définitif en 1911) répond chez Otto Freundlich à des réflexions tant idéologiques que spirituelles grandement influencées par les vitraux des XIIe et XIIIe siècles. La juste répartition des éléments (triangles et quadrilatères irréguliers qui s’inscrivent dans un réseau de courbes) s’efforce de nous faire tendre vers un monde réconcilié, réconciliation des hommes avec la nature et des hommes entre eux. Le monde auquel nous invite Otto Freundlich ne veut admettre l’illusion de la tridimensionnalité, « avatar de l’esthétique bourgeoise ». Pour lui, le plan bidimensionnel suggère l’infini dans lequel peuvent s’abolir les frontières entre la nature et l’homme et entre les hommes.
A la déclaration de guerre, en 1939, Otto Freundlich est interné en France en tant que ressortissant allemand. Il est libéré en 1940 avant d’être une fois encore interné puis libéré. Il se réfugie dans les Pyrénées-Orientales. Il est arrêté le 23 février 1943, déporté le 4 mars par le convoi n° 197, assassiné le 9 mars 1943 au camp de Majdanek.
© Olivier Ypsilantis
Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.
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