Annie Toledano-Khachauda. La hilloula de Rabbi David Hacohen Azogh 

Ce soir, c’est la hilloula de Rabbi David Hacohen Azogh. 
C’est un rappel d’un moment heureux avant qu’une partie de ma famille ne fut décimée par ce maudit virus. 
C’est pour vous mes chers disparus:
Ma douce sœur Simone, Emile son époux et leur fils, mon très chéri Ari. 
Vous êtes tous les trois auprès de nos tsadikims.

Objet: La hilloula

La Hilloula de Rabbi David Hacohen.

Lorsque les années précédentes me parvenaient des échos de la  Hilloula de Rabbi David HACOHEN , j’écoutais, amusée, la façon de raconter la ferveur qui y régnait, les plats qui défilaient avec toutes les spécialités du Maroc, du Canada et d’Israël. De tels récits me semblaient invraisemblables dans un lieu à quelques kilomètres du désert marocain.
A vrai dire ce sont les paysages qui m’attiraient le plus, la région, sa végétation, les montagnes et le désert.
J’avais entendu dire que les cimes enneigées pouvaient être aperçues du site où se déroulaient ces festivités.  N’étant ni mystique ni fervente, ces images et la perspective de me retrouver avec mes sœurs eurent raison de mes hésitations et ma décision fut prise.  Cette année j’assisterai à la Hilloula de Rabbi David Hacohen.
Je savais que je ne partageais pas la dévotion des pèlerins de la région. J’obéissais en cela à l’éducation transmise par mes parents, observants et pragmatiques qui nous avaient inculqué d’adresser nos prières au Très Haut sans intermédiaire, quand en plus lors de ces rassemblements l’argent et le lustre se mêlaient, il fallait doublement se méfier.

Le saint dont on commémorait le passage terrestre était le descendant des prêtres qui oeuvraient dans l’enceinte du second Temple de Jérusalem. Lors de l’assaut et de sa destruction par les Romains, les Cohanim furent massacrés en premier.  Ceux qui parvinrent à fuir la fureur des assaillants s’en allèrent le plus loin possible. C’est ainsi que parmi eux il y avait les ancêtres de Rabbi David Hacohen qui trouvèrent refuge après un long périple, dans les plaines arides du sud marocain, non loin du désert. : Cette région du Souss habitée par les Berbères, qui de tous temps étaient accueillants et bienveillants avec les Juifs.
Ils s’installèrent à Taroudant et devinrent rabbins, juges, mohel, Shohet, étant ainsi la tête de file du judaïsme de la région.
Après quelques miracles réels ou supposés, leur réputation atteignit tout le Maroc où ils finirent par être vénérés par les Juifs et les Musulmans de toute la région.

Leurs descendants s’appellent maintenant (par le biais des alliances) COHEN AZOGH  et perpétuent la mémoire de leurs illustres ancêtres par un pèlerinage mémorable attirant les juifs du monde entier. Durant une semaine les Juifs de Miami, Boston, San Francisco, ceux de Montréal et d’Israël unissent   leur joie de se retrouver pour une semaine de festivités où la ferveur le dispute  au raffinement de chaque instant.

La famille COHEN actuelle se compose d’hommes d’affaires et d’érudits. Leurs enfants et petits enfants étudient en France et en Amérique dans les meilleures universités en passant par Harvard et Cambridge. Ils se sont donné comme  mission de faire  rayonner  et diffuser  les bienfaits  de leurs illustres prédécesseurs.
Restaurer et embellir le site où repose leur famille reste une de leur  priorité.
Chaque année La Hilloula donne lieu à une multitude de fêtes et se clôt par un banquet ultime où des sommes très importantes sont offertes à la mémoire du Tsadik.
Cet argent est exclusivement réservé à la restauration des sépultures endommagées par le temps, ou celles dont le marbre fut dérobé par des pilleurs.
Cette année, la Hilloula correspondait selon le calendrier lunaire à quelques jours des festivités de fin de l’année civile.   Ma sœur m’ayant conviée, j’acceptai avec joie, la perspective de voir la neige briller sous le soleil n’y étant pas étrangère.

Ainsi qu’il arrive le plus souvent, ce qui devait être une équipée avec une sœur se transforma en réunion plus élargie.  Toutes mes sœurs voulaient se joindre à nous et cela devint  des retrouvailles familiales.
Nous étions ravies de partager ces moments de complicité.
Les billets d’avion furent pris en un clic et chacune de nous organisait son absence auprès de sa famille respective puisque nous nous absentions sans nos conjoints et sans nos enfants, fussent-ils petits ou grands.
Une semaine où il nous semblait retrouver les adolescentes insouciantes que nous étions lorsque nous partagions encore la maison familiale.

Ma joie fut refroidie par les attentats de Paris. Le 13 novembre sonna le glas de mes espérances et de mon attente.
Allais- je renoncer à ce voyage ?
Comment me retrouver dans l’antre du loup en plein désert marocain ?
Tous les jours des cellules terroristes étaient démantelées à Rabat ou à Casa,  promettant de réduire à feu et à sang ses habitants, et nous, insouciantes, nous allions nous plonger dans le fief des terroristes ?
Le comble fut d’apprendre que le terroriste en chef était originaire de la région de Taroudant, pile poil l’endroit où nous allions.
Je voulais annuler ce voyage et rester chez moi loin de la terreur et des frayeurs.

Les marocains sont fatalistes et cette fatalité a forcément gagné ma famille qui parvint à me convaincre que lorsque « l’homme n’est pas arrivé, rien ne peut lui arriver ».
C’est ainsi que ce voyage fut maintenu et que mes plus belles émotions, mes exquis souvenirs, je les dois à ces moments.
Les retrouvailles avec mes sœurs furent de purs moments de bonheur, le pèlerinage ne fut pour nous qu’une occasion supplémentaire de nous retrouver, de renouer le fil de nos jeunes années. Nul époux ni enfant pour entraver notre complicité, nous étions pour une semaine redevenues les jeunes filles gaies et insouciantes de notre adolescence.

A Agadir un très bel accueil nous fut réservé par ma sœur Marie Andreï. Des roses parfumées et un soleil éclatant furent notre surprise à l’arrivée. Début décembre nous avions laissé à Paris un ciel brumeux, une pluie fine et pénétrante, et nous retrouvions un soleil bienfaisant et une lumière  rayonnante.
Dès la première matinée nous renouâmes avec le  rituel du petit déjeuner dans le jardin, sous la tonnelle, au son des oiseaux qui piaillaient, de la course poursuite  entre les chats et les tourterelles venues imprudemment s’abreuver dans le débordement de la piscine.

Le thé infusait doucement dans la théière, il faut lui laisser le temps afin de dégager ses aromes, se lier au sucre et donner cette couleur ambrée propice à la collerette mousseuse,  gage de la qualité de ce breuvage.  Cette boisson sirotée par tous les temps, sous la canicule ou sous les froides nuits étoilées. Les crêpes mille trous, le miel des montagnes d’Immouzer, les confitures faites pour nous, les oranges fraîchement pressées, les beignets, tout cela s’amoncelait sur la table, me faisant soupirer car je n’avais ni l’envie ni la volonté de ne pas y toucher.

Un bouquet de roses du jardin élégamment déposé au centre de la table. Les fleurs, élément indispensable que Marie-André n’omet jamais de disperser partout et qui sont la signature de sa sensibilité,  de son amour des êtres et de la nature.  
L’accueil et la gentillesse de tous, notre incursion au souk, nos achats hétéroclites au son d’un petit orchestre folklorique ont eu raison de nos peurs, nous étions sereines, oubliant toutes nos appréhensions du départ.

Dès le lendemain un mini bus affrété par mon neveu Ari nous attendait au pas de la maison pour nous conduire à 150 Kms de là, vers Taroudant, lieu de la sépulture du Rabbi.

Dès le début de la matinée, le soleil déjà chaud nous contraint d’abandonner nos pulls, nos parkas et autres écharpes en laine. Le paysage marocain se déroulait devant nos yeux comme un ruban où le vert et l’ocre dominaient. Des arganiers désertiques plantés là par milliers semblaient posés sur la rocaille, aucune végétation alentour, juste les pierres, le sable et les arbres.
Le plus souvent, des chèvres, au milieu des branches de l’arganier jouaient les acrobates, éparpillées en son milieu, broutant et mastiquant les feuilles et le fruit de l’arbre sur lequel elles étaient juchées.
Vue de loin, on pouvait croire à l’image insolite d’un arbre  dont les fruits seraient des chèvres qui s’agitaient au milieu des branches.

A mi-chemin, et selon nos habitudes, comme nous le faisions avec mon père lorsque nous étions enfants sur la route qui séparait Meknès de Casablanca, nous faisions une halte. Mon père s’arrêtait à Kenitra, on courait alors prendre place dans une gargote fumante et mal éclairée pour déguster les beignets croquants et le thé âpre et ambré  qui nous saisissait alors que le matin à peine se levait.
Ici point de beignets, c’était l’heure du déjeuner. Au Maroc, on ne peut consommer de viandes sans certification, nous nous rabattons sur les fameux  tajines aux légumes confits  et à l’huile d’argan.
Cette halte en pleine campagne fut un moment d’authenticité rare. Deux grands tajines en terre cuite nous furent servis. Le thé fumant et odorant, éternel compagnon des repas marocains, du  pain cuit sur les pierres appelé en berbère « tafarnout »   qui nous était servi au fur et à mesure de sa fabrication, nous brûlant les doigts et le palais.

Des fourchettes et des couteaux nous furent proposés mais nous les délaissions, préférant plonger nos doigts dans les tomates confites et les œufs mollets qui baignaient dans une huile au goût de noisette et de foin mêlés. Les chats nous tournaient autour, nous leur abandonnions des morceaux trempés dans du jaune d’œuf qu’ils emportaient à la vitesse de l’éclair.

Il ne fallait pas trop s’attarder, le shabbat pointait son nez vers 17h, et nous avions encore les derniers Kms de piste à effectuer.
Nos hôtes affolés nous appelaient à intervalle régulier.  A regret, nous quittâmes  notre terrasse ensoleillée pour reprendre notre périple.
Une heure après, nous voilà arrivés sur le site, non sans avoir traversé les nombreux  barrages policiers. Les évènements tragiques de novembre 2015 à Paris avaient fortement marqué les marocains et voir débarquer tant de Juifs de différents pays  pour le pèlerinage, ce n’était pas anodin. Des gendarmes à l’habit gris et à la casquette parsemée de nombreuses médailles nous dévisageaient avant de nous faire signe de dégager.  Ils nous scrutaient et d’un signe de la main et un sourire à peine esquissé nous souhaitaient la bienvenue.

Je découvrais le site. J’avais quitté les pistes sableuses et les torrents asséchés que nous traversions, j’arrivais dans un endroit au centre duquel trônait une immense hannoukah en métal rutilant, œuvre d’un artiste marocain. Autour de l’immense cour, des orangers étaient plantés à intervalle régulier et en clôturaient l’espace. Leurs troncs peints à la chaux écarlate me rappelaient la cour de ma maison d’enfant,  repeinte ainsi la veille de Pessah quand le quartier revêtait ses habits de fête.
Des petits galets blancs  posés en cercles concentriques autour des arbres étaient la touche de raffinement qui nous ravissait en arrivant. Au loin les vallées et les montagnes que je devinais enneigées en dépit du soleil qui brillait.

L’organisation était similaire à celle d’un grand hôtel, elle était pourtant confiée à quelques bénévoles qui, aidés par les employés, contribuaient à la réussite de ce pèlerinage.

De jeunes villageois tirant des charrettes rudimentaires se chargèrent de nos bagages en nous installant dans la partie qui nous était réservée. Je continuais à promener mon regard sur le site quand, au bout à gauche de la cour, ma vue plongea vers le fond pour découvrir une immense esplanade : le cimetière proprement dit où la blancheur des tombes toutes identiques me saisit. Au centre de l’esplanade trônait une coupole richement sculptée de maghen David et de stucs: c’était la sépulture  du Tsadik et de son père.

Un immense lustre en cristal pendait au centre de la coupole et ça et là des livres de prières posés sur les bancs, d’une blancheur aussi immaculée que les tombes en marbre qui s’y trouvaient. Des bougies dans leur réceptacle se consumaient doucement, c’étaient les seules autorisées qui ne risquaient pas de dégrader le lieu en s’écoulant. Au loin un immense brasier avec sa cheminée, une fumée noire s’en échappait, résultat de la combustion des bougies qui étaient jetées par les pèlerins en demandant au tsadilk d’intercéder pour eux afin que leurs vœux soient exaucés.

Je percevais une effervescence qui ne m’était pas inconnue, cette même effervescence qui saisissait ma mère à quelques minutes du shabbat lorsqu’il fallait tout vérifier, la plaque électrique qui maintenait le repas au chaud, les bougies du shabbat qu’il fallait allumer et la table qu’il fallait dresser.
Il fallait maintenant nous faire belles pour assister à l’office qui me réservera encore des surprises tant cette synagogue plantée là en plein désert marocain me subjugua par sa beauté et la ferveur de tous les assistants.
J’allais d’étonnement en surprise en découvrant cette synagogue habillée de pourpre et de cristal qui dénotait entre le sable et la rocaille.  Une débauche d’appliques répandait la lumière dans un alignement parfait et harmonieux. Des sepharims en argent ciselé, toutes les étoffes de la liturgie, brodées de fils d’or ou d’argent en harmonie avec les sepharims  qu’ils couvraient.

Tout était choisi avec goût et raffinement, mêlant l’artisanat marocain et sa richesse avec le savoir-faire des orfèvres juifs réputés pour tailler et sculpter les plus beaux objets. Même la mezouza qui ornait l’entrée de la synagogue m’émerveillait et je ne manquais pas de la filmer juste après shabbat.  Une telle dimension pour une mezouza était à la fois curieux et étrange. Elle mesurait 1 mètre et était en verre, aux couleurs fondues oscillant entre le vert d’eau et le bleu, le tout  garni d’or et d’argent.
Je remarquais que je n’étais pas la seule, cette mezouza faisant partie d’une curiosité qui attirait tous les pèlerins  qui s’y photographiaient à côté juste après shabbat. 

Cette synagogue qui peut contenir 600 personnes, et qui ce soir était pleine, tant dans sa partie masculine que sa partie féminine. Cette dernière était séparée par un voilage que la famille Cohen en dépit de son orthodoxie et par respect pour toutes les femmes venues honorer leur ancêtres  avait tiré pour nous permettre d’assister à l’office en toute sérénité, sans ce voile qui obstruait la vue, fût-il très fin.

J’ajoute que la partie réservée aux femmes était aussi richement décorée que celle des hommes, comportant les mêmes lustres en cristal aux pampilles qui diffusaient des éclats de lumière  multicolores, nos fauteuils étaient aux mêmes dimensions, aussi rembourrés et moelleux que ceux des hommes en face de nous. Ce détail a pour moi son importance car souvent, dans les lieux de prières, les femmes sont reléguées dans une salle austère attenante à celle des hommes.

Cette année  il y avait 2000 pèlerins sur le site et il fallait une logistique impeccable pour nourrir, héberger et s’occuper de tant de personnes. Des tables étaient dressées tout le long de la cour et les repas étaient servis pour toutes les personnes qui le souhaitaient.

Ma famille et plus particulièrement mon neveu Ari avait fait construire toute une aile qui leur était exclusivement réservée ainsi qu’une salle à manger d’une cinquantaine de places dont l’architecture obéissait à l’art de vivre des salons marocains. Les sofas étaient habillées de velours et de tissu broché, des lustres en cristal diffusaient leur éclat, et aux murs des photos de rabbins pour rappeler la vocation des lieux. Un immense portrait du roi Philippe d’Espagne en conversation avec le roi du Maroc habillait le mur d’entrée.

Certains soirs, lorsqu’ils avaient forcé sur le whisky,  les hommes entraient pour se restaurer dans la salle à manger qui nous était réservée et levaient vers la photo leurs mains ouvertes en déclamant : »mchi kappara  ala Rey Philippé », ce qui nous faisait hurler de rire. Dans une même phrase toutes nos identités : l’arabe, l’hébreu et l’espagnol.

En effet et par décret, le parlement espagnol avait reconnu comme espagnols les descendants des Juifs persécutés pendant l’Inquisition. Une liste avait été établie et tous les Juifs du Maroc y avaient retrouvé leur patronyme.
Ceux qui le désiraient pouvaient faire la demande et obtenir la nationalité espagnole. Les files d’attente devant les Consulats pour obtenir un visa, l’anxiété et l’incertitude du refus de ce visa qui le plus souvent dépendait du bon vouloir du consul. Les divers attentats  terroristes et les troubles liés à ces  groupuscules   avaient durci l’obtention de ce sésame.

Tout cela était fini   pour les heureux détenteurs de cette nouvelle nationalité puisqu’en devenant espagnols ou portugais ils étaient ipso facto des européens, entrant ainsi dans les dispositions des accords de Shenguen: désormais, ils pouvaient voyager librement,  visiter sans se soucier leurs enfants en France ou en Angleterre sans dépendre de ce passe-droit.

Pour la restauration, un traiteur possédant toutes les certifications de cacherout avait été engagé durant la semaine et cela uniquement pour notre salle à manger. Son équipe de commis et ses cuisiniers nous préparaient des mets élaborés et variés.  J’étais surprise et interpellée vu la géographie des lieux. Des daurades royales au four, des fritures de différents poissons de roche et de rivière, des repas chinois, japonais avec moult sushi,  des spécialités marocaines, françaises, israéliennes et américaines nous étaient servies.  Toute la palette culinaire nous était proposée  durant ces journées, assouvissant ainsi toutes mes envies lointaines enfouies.

Tous les jours des spécialités nous étaient servies, accompagnées des meilleurs vins d’Israël. Le soir, les bouteilles prestigieuses et du whisky de grande qualité défilaient,  nous alliions la gastronomie et le rire, tout cela ponctué de chants et de brefs  « divré Thora ».

J’allais d’étonnement en surprise et la dernière fut celle de la visite du rabbin du site qui y demeurait à l’année, partageant son temps entre la prière, le rituel du shabbat et celui des fêtes. Il n’avait pas d’enfants, ne s’étant jamais marié. Il vivait en ermite, j’ajoute qu’il souffrait de cette pathologie répandue au Maroc : il était diabétique.

Pour la vie courante et la gestion de sa grande maison, il était aidé par une armada d’employés qui se chargeaient de tout, le laissant  uniquement vaquer aux  fonctions qui l’intéressaient : l’étude de nos textes sacrés. Il avait, m’avait on dit, des dons de visionnaire, et était assis, entouré 
d’une trentaine de jeunes gens lisant des psaumes un livre à la main, et lui les suivant et récitant par cœur. Il corrigeait au passage une prononciation qui ne lui convenait pas, ou les enjoignait à marquer un arrêt avant de poursuivre la lecture.

Il venait de subir une greffe du rein. Un rein qu’un américain lui avait offert sans compensation aucune, uniquement par admiration pour son savoir et sa piété.
Devant lui un plateau contenant du miel et des dattes. Il était diabétique et pourtant se nourrissait avec ces aliments proscrits.  Pourquoi ses dons de visionnaire ne l’avaient-ils pas alerté qu’il fallait cesser de s’alimenter ainsi ? Sa vue également baissait, il avait à peine une soixantaine d’année. D’immenses fauteuils rouge  et or imitant l’éphémère trône de Bokassa meublaient la salle à manger et une table impressionnante par sa taille occupait tout l’espace libre.  

Je ne m’attarderai pas sur les beignets croquants et chauds du matin qui nous étaient servis sur un plateau avec un thé à la menthe brûlant et odorant. Les trois petits coups sur la porte de l’employé arborant un gilet fluo sur lequel était appliqué en grosses  lettres RDBB.
Tout le personnel  endossait ces gilets, ils étaient parfois jaunes, parfois oranges, des couleurs fluorescentes qui nous permettaient de les distinguer de loin. Au début je pensais que c’était là le sigle de la société qui les employait mais je le retrouvais sur nos clés, nos serviettes et partout où je posais les yeux c’était  l’acronyme de : RABBI DABID BEN BAROUCH.

Ce fut un shabbat joyeux, uniquement dédié à la mémoire du Rabbi sans aucune visite au cimetière, le shabbat primait et pour l’heure, nous étions occupés uniquement à la sanctification de ce jour sacré. L’organisation  minutieuse des différents offices religieux me laissa perplexe car nous étions loin de tout commerce et de l’agitation de la ville.
Les repas délicieux et interminables se succédaient et même si je me régalais je commençais à être saturée.
En dépit de tous les mets délicieux accompagnés de vins prestigieux, personne ne pouvait refuser le gâteau russe qui nous fut servi parmi tant d’autres le vendredi soir. Il alliait le craquant au moelleux, me faisant vivre les émotions culinaires de mon enfance.  
Samedi après l’office, un buffet comportant différentes variétés et spécialités marocaines et israéliennes fut servi. Ce buffet gourmand et très copieux constituait un repas très généreux et il fallait pourtant s’attabler de nouveau pour le repas du shabbat proprement dit,  où la dafina n’est servie que pour l’usage car auparavant  sur la table étaient disposés des plateaux  de différents poissons marinés, frits, rôtis, et à la sauce piquante, du pâté de foie, des salades de crudités israéliennes, des salades cuites marocaines, des poissons fumés pour honorer les quelques convives tunisiens qui en consommaient à l’apéritif. Toutes les spécialités culinaires étaient représentées.
Quand enfin la dafina au blé et aux pommes de terre confites nous fut proposée, aucun de nous ne pouvait y goûter en dépit de sa belle couleur dorée et des effluves de gingembre et de safran qu’elle dégageait.

Un bienfaisant soleil inondait la cour lorsque péniblement nous quittions la salle à manger. Juste une petite sieste avant de nous retrouver pour allumer la 5ème bougie de hanoukka, de déguster des marrons glacés de la Durée et des chocolats de chez Pralus, pâtissier et chocolatier renommés à Paris, au son des chants de hanouka que les enfants entonnaient.

Je passerai sur onegh Shabbat qui fut offert par la famille d’un Bar Mitsva qui donna lieu à une profusion de pâtisseries de toutes sortes et tout cela pour 2000 personnes.

Dès le lendemain une procession d’une dizaine d’autocars nous transporta une vingtaine de Kilomètres plus loin, au sein de la ville de Taroudant dans laquelle se trouvait l’ancien cimetière juif.
Les responsables du cimetière avaient constaté des dégradations sur les tombes et l’occupation peu à peu du terrain par les autochtones.
Les villageois  pénétraient  dans le cimetière, installaient des tentes et parfois  descellaient les pierres tombales pour leur propre construction. Il fut décidé de clôturer tout le périmètre du lieu par des murailles en pisée afin de respecter l’architecture de la ville. Cette opération ne put être réalisée qu’à la faveur  des généreux  donateurs des pèlerinages précédents.
Des dalles en marbre furent posées au son des chants et des prières pour l’élévation de l’âme des défunts. Des bougies étaient allumées sur toutes les tombes, et un immense brasier élevait au loin sa fumée juste à l’entrée devant la sépulture du Rabbi de la ville.

A l’issue de cette cérémonie, une fois encore nous nous retrouvions autour d’un buffet de gâteaux et de fruits secs dont aucun ne provenait de la région,  ainsi que des fruits exotiques déshydratés, des gâteaux anglais et des saveurs inconnues.

Toutes les personnes qui venaient pour ce pèlerinage chargeaient leurs valises des douceurs les plus rares et les plus recherchées. Il y avait des spécialités des différentes régions du monde, il s’agissait de participer et de régaler les pélerins avec ce qui se faisait de mieux.
Dans le car où je me trouvais, se trouvaient également des new-yorkais, un rabbin de Manchester, une famille de Boston, une autre du Canada ainsi qu’une famille de Casablanca dont les 4 enfants scolarisés dans l’école juive de la ville ont animé tout le voyage par des chants en hébreu et une connaissance de notre liturgie qui a laissé toute l’assistance interloquée. « C’est cela », a répondu leur maman, « l’excellence de nos écoles juives en terre d’Islam ! »  Je me suis abstenue de lui dire: « Pour combien de temps encore ? »

A notre retour sur le site du Rabbi, des tentes s’élevaient à l’entrée  par centaines. Les villageois exposaient l’artisanat marocain qu’ils voulaient vendre aux touristes et aux pèlerins. La région étant celle de la production du safran, un jeune homme accompagné de son père serrait contre lui  une jatte contenant des pistils de ce fameux condiment dont le kilo avoisine les 20.000 euros. La majorité des participants en achetaient.

Tous les villageois engrangent alors des économies leur permettant de mieux vivre jusqu’au prochain pèlerinage.  Les plus âgés nous interpellaient, se demandant pourquoi les Juifs avaient quitté le Maroc.

Quant aux plus jeunes, ils n’avaient tout simplement jamais vu de Juifs dans la région et ce qu’ils en savaient était le résultat de ce qu’ils entendaient dans les télévisions satellitaires largement anti-juives.

Le lendemain matin tout le site était pavoisé aux couleurs du drapeau marocain. Le Gouverneur de la région, accompagné du Maire de Taroudant et de quelques personnalités, venaient comme tous les ans recevoir la bénédiction du Rabbi et délivrer un message de sympathie du Roi du Maroc.
Toute cette délégation fut accueillie par un orchestre diffusant la musique andalouse et des prières à la gloire du Maroc et de son souverain.

Dès que la délégation fut partie, une grande fébrilité régnait. A 17h les festivités de la hilloula commençaient. Une dizaine de cars transportant des israéliens arrivèrent pour la soirée afin d’assister aux festivités de clôture. Pour la plupart, ils étaient des enfants ou petits-enfants de marocains et voulaient ainsi renouer avec leurs racines. Certains  avaient laissé leur dignité en Israël comme il arrive parfois à des touristes mal élevés, dès lors qu’ils se trouvent loin de chez eux. Il ne reste pas moins que nous étions ravis de les voir participer, parfois avec générosité et ferveur, à toutes les cérémonies même si parmi eux quelques rares  trouble-fêtes furent rapidement évacués.

Au sein de la synagogue l’orchestre entonnait des musiques andalouses interrompues par des chants à la gloire du tsadik Rabbi David Ha Cohen AZOGH.
Les enchères pour vendre les bougies remportèrent un franc succès et la première personne qui eut le privilège de pénétrer la première pour déposer une bougie devant la sépulture du Rabbi le fit au prix d’une enchère de 120.000 euros qu’il emporta.

Toutes les femmes avaient revêtu leurs tenues de gala, quant aux hommes ils étaient tous habillés de djellabas blanches rutilantes et coiffés de kippas de la même couleur.

Des volutes de fumée montaient vers le ciel, des moutons entiers rôtissaient pour offrir le dîner aux nombreux convives. Dans la cour dallée d’immenses tables étaient  dressées, prêtes à accueillir tous ceux qui venaient pour la journée et cela sans bourse délier.

Quant à nous, un vrai dîner de gala attendait dans notre salle à manger privée avec des bouteilles de vin israélien rare, des whiskys japonais et écossais ainsi que du champagne rosé. Il n’y avait que des mets délicats dont nous étions saturés.
Foie gras frais poêlé, en médaillon, en terrine, toutes les façons pour le rendre le plus alléchant. Le traiteur avait concocté pour cette ultime soirée un dîner de gala des plus fins en plein désert.
Au bout d’un moment et d’une semaine de ce rythme, je regardais sans y toucher toutes sortes de spécialités défiler.

Quand, après ces agapes, nous regagnions nos chambres, il ne fallait pas nous parler de nourriture ni de préparations quelconque. Nous en étions saturées.
Avec mon époux j’avais été à bonne école puisqu’il appartenait au monde médical et lors de nos expéditions en montagne, il s’armait de toute une pharmacopée pour parer aux accidents de tous les éclopés. Riche de ses enseignements je ne manque pas d’agrémenter mes bagages de divers médicaments, allégeant ainsi les maux de mes compagnes de voyage.

Cette abondance et cette variété de mets ne furent pas perdues pour tout le monde puisque tout le village était invité à venir se restaurer après la Hilloula.
Les musulmans de la région ainsi que tous les employés du site  prennent  des quantités de viande de veau et de mouton puisque tout le bas des bêtes sacrifiées leur est offert.
En effet, les rabbins conviés ne pouvaient pas,  par manque de temps, enlever toutes les parties interdites à la consommation. Comme les années précédentes,  toute la partie inférieure des bêtes est offerte aux villageois qui sont très heureux de partager avec nous ce moment d’allégresse.

Ce dernier soir finissait en apothéose, je remercie encore mon neveu Ari pour sa générosité, son épouse pour son hospitalité et tous ses amis qui ont fait de cette semaine un moment parmi les plus marquants dans mes souvenirs.

Dès le lendemain un mini -bus nous raccompagna directement à l’aéroport d’Agadir  sous un soleil rayonnant et un ciel lumineux.
J’étais heureuse de retrouver le ciel parisien et ravie d’avoir partagé pour une semaine la richesse du patrimoine juif marocain.

Par la suite, quelques jours  plus tard,  j’appris que ce rabbin ermite surgit un matin en djellaba blanche immaculée et sa longue barbe grise, dans le hall d’un prestigieux hôpital parisien.
Il demanda à parler au chirurgien T.
Devant son allure et sa détermination, le médecin T fut averti par un bip en pleine intervention.
Dès qu’il put se libérer,  il  retrouva  notre rabbin dans son bureau accompagné d’un épais dossier médical qu’il lui soumettait. Il voulait se faire opérer par lui pour retrouver une meilleure vue. Après une brève consultation et la lecture des rapports des plus éminents ophtalmo de la sphère médicale il lui dit:  « Rabbi,  Vous avez vu tous mes maîtres, je ne suis qu’un petit maillon de cette chaîne, je ne peux hélas rien faire de mieux que ceux qui m’ont enseignés ».
« Certes, mais vous, vous avez en plus du savoir, de la douceur et du cœur ! »


C’était la seule vision pertinente que notre rabbin avait eue. Je connais parfaitement le docteur T, c’est mon neveu chez qui la compétence le dispute à l’humilité et à la modestie.
Notre Rabbin est maintenant à Taroudant, continuant son singulier régime, le miracle serait qu’il lui fût bénéfique. Quelle belle avancée pour le diabète et tous les diabétiques. Quant au docteur T j’espère qu’il est arrivé par sa douceur et ses compétences à le soulager ne serait ce qu’un peu ! Les seuls miracles qu’il accomplit sont ceux que la science et ses maîtres lui ont appris.
Ce Rabbin lui aussi participait à la magie de tous ces instants et je l’en remercie.

© Annie Khachauda-Toledano

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2 Comments

  1. Lisez-vous parfois ce que vous publiez, chez TJ?
    Ce sont des interminables souvenirs strictement personnels sans AUCUN intérêt public.
    PERSONNE ne lira ça sauf une micro-poignée de proches; et encore.

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